Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/gruyère s. m.

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Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 4p. 1565).

GRUYÈRE s. m. (gru-iè-re). Fromage fabriqué à Gruyère, ou qui ressemble à celui qu’on fabrique dans cette localité : Pontarlier nous vend, sous le nom. de gruyères, les excellents fromages que l’on fait dans ses environs. (M.-Br.) || On dit aussi Fromage de Gruyère.

Encycl. Ce fromage se fabrique en Suisse et en France, sur les montagnes du Jura et des Vosges. Dans le Jura, on le fabrique en grand dans de vastes locaux, appartenant à un certain nombre de cultivateurs associés, dits fruitiers. Ce mode de fabrication, qui offre de grands avantages, est peu pratiqué dans les Vosges. Là, on fait le fromage de Gruyère dans des cabanes construites sur les montagnes mêmes, et habitables seulement pendant la belle saison. Les fromagiers à qui est confiée la garde des vaches portent le nom de markaires, d’où le nom de markaireries donné à ces chalets vosgiens. Ce sont des constructions très-simples, dans le genre des burons qui couvrent les montagnes du Cantal. Elles comprennent une chambre pour la laiterie et une espèce de cave où les fromages fabriqués sont rangés avec ordre sur des tablettes de sapin. Les murs sont faits de madriers de sapin, superposés horizontalement et maintenus par des piquets. Les interstices sont bouchés avec de la mousse et de l’argile. La toiture est faite en planches ; elle laisse au-dessous d’elle un espace libre de 7 à 8 pieds environ. Non loin se trouve l’étable, et tout auprès une source. L’ensemble est disposé de manière à tirer le meilleur parti possible des ressources locales. Il y règne une assez grande propreté. Les eaux de la source sont utilisées pour le lavage de l’étable. Ce bâtiment, quoique de construction fort légère, est néanmoins très-commode et parfaitement approprié au but que l’on se propose, et qui consiste seulement à offrir aux animaux un refuge contre les intempéries.

Le fromage de Gruyère fabriqué dans le Jura est généralement meilleur que celui des Vosges, bien que les procédés soient à peu près les mêmes. Nous allons les résumer succinctement. Le principal ustensile, celui qu’on retrouve dans tous les pays où l’on fabrique des fromage cuits, est la chaudière en cuivre, que l’on suspend à une sorte de potence en bois tournant sur un pivot. Dans les Vosges, tous les autres ustensiles sont en bois. On chauffe le lait jusqu’à ce qu’il soit tiède ; alors on le remue avec une écuelle enduite de présure dans tous les sens. Dès que la coagulation commence, on éloigne lu chaudière du feu ; peu après, le caillé étant entièrement formé, on le divise avec une latte de bois taillée en forme d’épée. On fait avec cet instrument des coupures parallèles, à un pouce de distance les unes des autres, et traversées dans divers sens par d’autres coupures semblables. Les matons ou morceaux de caillé demeurés intacts sont alors divisés minutieusement par les soins du markaire. Pendant cette opération, le caillé est soumis à diverses reprises à l’action du feu, jusqu’à ce que sa séparation d’avec le petit-lait soit complète. On retire alors le petit-lait, en en laissant seulement assez pour former avec le caillé une sorte de bouillie compacte. On remet la chaudière sur le feu, en ayant soin de remuer sans cesse pour que la cuisson soit uniforme. Le caillé est assez cuit lorsqu’il a pris une teinte un peu jaune, qu’il s’est raffermi et que ses grumeaux font ressort sous les doigts. On retire alors la chaudière du feu, et on la vide dans un baquet plat. On met ensuite la pâte dans un moule garni intérieurement d'une toile très-claire. Ce moule est formé de cercles de sapin ou de hêtre, dont une extrémité glisse sous l’autre, et que l’on peut serrer ou relâcher suivant le besoin. Le second jour, on change le premier moule, et on en met un plus petit dans lequel le fromage séjourne de trois semaines à un mois. On le sale tous les jours en frottant de sel les deux bases et une partie du contour. On croit communément que les fromages ainsi fabriqués ne sauraient prendre trop de sel. Certaines causes s’opposent fréquemment à ce que les fromages de Gruyère prennent un degré de sel suffisant ; ce sont : la mauvaise qualité du sel, une cuisson mal ménagée, le défaut de fermentation et de division. Une fermentation trop prononcée leur fait, au contraire, prendre un excès de sel qui détruit la cohésion de la pâte et la fait s’émietter. Aussitôt que le fromage est entièrement salé, on le met à la cave, où il reste jusqu’au moment de la vente.

Le petit-lait qui reste après la fabrication du fromage appartient aux markaires. Il contient encore une certaine partie de caséum, qu’on extrait de la manière suivante : on fait bouillir le petit-lait, en ajoutant à plusieurs reprises du petit-lait froid tenu en réserve pour cet usage. Une écume blanche monte bientôt à la surface. On verse alors une certaine quantité se kâsemilch ou petit-lait aigri, qui remplit l’office de présure. Les molécules caséeuses ne tardent pas à se coaguler ; leur masse totale peut être évaluée à 1/10 environ du fromage recueilli par la première opération.

Dans le Jura, la contenance moyenna des chaudières employées est d’environ 250 litres. On y verse le lait au tiers écrémé et l’on chauffe avec des fagots de petit bois parfaitement sec. Aussitôt que le liquide a atteint la température de 25° au-dessus de zéro, on verse à peu près 1/2 litre de présure. Lorsque le caillé est entièrement formé, ce qui a lieu ordinairement au bout d’un quart d’heure, on le divise aussi bien que possible et on fait chauffer jusqu’à 32° ou 33°. Bientôt le caillé présente une teinte jaunâtre, il se moule bien entre les doigts et craque légèrement sous la dent. On le met alors dans le moule et on le porte à la cave. Là on le frotte tous les jours et dans tous les sens avec du sel bien pilé, jusqu’à ce que la meule n’en absorbe plus. Cela dure de deux à trois mois.

En Suisse, dans le canton de Fribourg et au pays de Gruyère, les fromages ne sont pas portés à la cave, mais au grenier. On sale, comme dans le Jura, pendant deux ou trois mois ; au bout de ce temps, quand l’absorption du sel est suffisante, on humecte encore la meule avec un drap trempé d’eau salée ou de vin blanc. On continue ce traitement une fois par semaine, pendant une année ou deux, quand on veut obtenir des produits de qualité supérieure, capables de supporter sans altération les longs voyages d’outre-mer. Les fromages sont dits gras, demi-gras ou maigres, suivant qu’on laisse toute la crème ou seulement une moitié, ou bien qu’on opère avec du lait entièrement écrémé.

Le fromage de Gruyère de bonne qualité se reconnaît à sa pâte jaunâtre, fine et fondant dans la bouche. Quant au nombre et à la grandeur des yeux, on n’est pas d’accord : les uns les veulent très-grands, d’autres les préfèrent petits. On réussit mieux dans la fabrication de ce fromage en opérant sur de grandes quantités à la fois. C’est à cette circonstance qu’on attribue en grande partie la qualité supérieure des produits de nos fruitières du Jura.

Soumis à l’analyse, le bon fromage de Gruyère donne, sur 100 parties : 48,8 de caséum et autres substances azotées ; 14,6 de beurre ; 5 de sel marin, et 31,6 d’eau. L’ammoniaque joue un grand rôle dans la fabrication de ce fromage. C’est à la présence de ce gaz qu’on attribue la bonne qualité des produits qu’on fabrique dans les locaux où un grand nombre de meules sont rassemblées. M. Villeroy a fait intervenir directement l’ammoniaque dans la préparation des fromages de Gruyère, et en a obtenu de bons résultats. Lorsqu’il a salé le fromage, il le pétrit en lui ajoutant assez d’ammoniaque pour saturer la plus grande partie de l’acide qui s’y est formé.