Contes héroïques/11

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Grand premier rôle



À quarante ans, Hippolyte Dorgeval était un vieux cabot. Il avait joué, dans toutes les villes de province, où le théâtre n’ouvre qu’une fois par semaine, tous les vieux mélos, pièces patriotiques, drames historiques drames judiciaires qui montrent sous ses faces les plus brillantes le génie des grands premiers rôles. Et Dorgeval, à ses yeux, comme aux yeux des bons amateurs de ces diverses localités, était un grand premier rôle dans toute l’acception du mot.

Comme héros de pièces historiques, principalement, il se surpassait. Nul ne tirait flamberge avec plus de brio. Nul ne s’enveloppait plus superbement dans le manteau couleur de muraille, et ne provoquait une douzaine d’adversaires d’une voix plus sardonique et plus tonitruante. D’Artagnan ou la Môle, Bussy ou Lagardère, Hernani ou Triboulet, il était tout cela, comme s’il l’eût été par droit de naissance et par droit de nature. Il respirait la force. Il débordait de vaillance, de témérité folle et d’audace absurde, d’insolence et de truculence, de noblesse et d’abnégation. Il semait l’épouvante. Il était l’élan et la fougue. Il était celui qui se bat contre tous et qui l’emporte sur tous, celui qui donne sa vie sans raison, celui qui meurt en souriant, pour la gloire, pour une idée, pour rien.

La guerre le surprit en pleine épopée. Il n’eut pas une seconde d’hésitation : par le premier train où il put trouver de la place il fila vers le fin fond de la Bretagne, loin des villes, loin des bureaux de recrutement et des conseils de révision, et il s’installa modestement dans une toute petite auberge, avec l’espoir que la France saurait bien se passer de ses services et ne l’obligerait pas à sortir son épée du fourreau.

Il vécut là des jours paisibles, partageant ses loisirs entre la pêche et de longues promenades, où il déclamait en plein air ses rôles favoris. Il ne lisait jamais de journaux. À quoi bon s’attrister ou se réjouir de nouvelles qui ne le concernaient pas et qui ne pouvaient pas le concerner ? Tout cela se passait dans un monde lointain, où il était farouchement résolu à ne jamais pénétrer. On s’y bat, on y souffre de privations horribles et de blessures atroces. On y meurt. Autant de perspectives qui lui donnaient la chair de poule.

Il attendait ainsi sans trop d’impatience la fin d’un état de choses qui lui permettrait tout au moins de voir quelle fermeté d’âme il opposait aux bouleversements et aux révolutions, lorsqu’il reçut, un après-midi la visite inopinée d’un gendarme porteur de papiers effroyables. Le sieur Dorgeval Hippolyte, de la classe 1894, était convoqué tel jour, à telle heure, devant le conseil de révision.

La terreur le cloua au lit, tremblant de fièvre, durant une semaine. Puis, ce fut la série des cataclysmes. Malgré quelques varices et une faiblesse de cœur dont il se glorifia d’une voix triomphale, quoiqu’il jurât à ses messieurs du conseil qu’il ferait un excellent auxiliaire, il fut versé dans le service armée.

Bien plus, on le prit comme fantassin. Fantassin, un Dorgeval, un grand premier rôle, habitué à parcourir les scènes de théâtre sur son palefroi ! Oui, fantassin ! Et comme tel il passa deux mois dans un camp d’instruction, deux mois de supplices ! Et comme tel, c’est-à-dire comme victime désignée d’avance à la mort, il fut expédié sur le front, et, bien entendu, à l’endroit le plus exposé du front.

La fièvre le reprit. Il resta huit jours dans une tranchée de deuxième ligne, à grelotter. Puis il connut l’enfer de la première ligne. Et puis, un matin, ce furent les préparatifs de l’assaut.

Chose étonnante et qui le surprit lui-même, il n’éprouva pas, à l’annonce de cet assaut, la peur qu’il redoutait. Et cela, sans doute, pour la raison qu’il avait résolu de se faire blesser. « Une bonne balle, se disait-il, et j’en serai quitte. » Il avait même choisi l’endroit de la blessure, le gras du bras. Il souffrirait peut-être, mais quel soulagement ! Quelle fin de cauchemar !

À onze heures précises, après un formidable bombardement des positions ennemies, ses camarades bondirent hors de la tranchée. Dorgeval ne bondit pas. Mais il les suivit, et de pas trop loin. Il y avait trois cents mètres à franchir. Il les franchit en courant, les jambes un peu molles, le ventre tordu par d’intolérables douleurs, et avec l’impression qu’il allait enfin recevoir la charitable balle si impatiemment attendue.

Son capitaine, auprès de qui il se trouva, lui dit, pendant une pause :

— Tu es vert, mon garçon.

— Oui, mon capitaine.

— N’importe ! Je suppose que la frousse ne t’empêche pas de crier un peu fort ?

— Non, mon capitaine.

— Eh bien ! aussitôt que nos premiers hommes arriveront aux tranchées, crie-leur : « Pas de halte, les enfants ! On ne s’arrête pas ! Droit sur les secondes lignes ! » Moi, je suis un peu enroué. Ils ne m’entendraient pas. C’est compris ?

— Oui, mon capitaine.

— Eh bien ! vas-y. Gueule.

Dorgeval se campa et hurla l’ordre de son chef, d’une voix qui domina le fracas de la bataille.

— Fichtre ! ricana l’officier, tu as du coffre ! Mais tu n’avais pas besoin de exposer comme ça, debout !

— On articule mieux debout, mon capitaine.

Ils se remirent en route. Deux fois encore, Dorgeval lança des commandements, et chaque fois en se dressant dans une posture avantageuse qui faisait valoir sa silhouette. En outre, il ne se bornait pas à répéter les paroles de son chef, il en ajoutait d’autres, à sa fantaisie, d’autres qui sonnaient bien et dont l’écho se prolongeait dans le tumulte des détonations.

— En avant, camarades !… En avant pour la patrie !… Toujours en avant !… La victoire est à nous !… De l’audace et encore de l’audace !… Soldats de France, nous irons jusqu’au bout du monde !…

Au hasard de ses souvenirs, il lâchait des phrases toutes faites qui jaillissaient de sa mémoire, des bribes de tirades prises à tous ses rôles et qui s’appliquaient plus ou moins à la situation.

— Hardi, les gars ! Du cœur au ventre, les amis ! Hardi ! Souquez ferme ! Un peu plus de vigueur à tribord ! Ça y est ! Nous les tenons ! À l’abordage, les petits gars !

L’abordage, pour lui, c’était la tranchée ennemie. Quand ce fut à son tour, il s’y précipita comme un fou, courut à travers des boyaux, remonta en vociférant, galopa parmi des fils de fer et tomba dans un groupe d’Allemands qui se défendaient avec une énergie farouche. Avec trois ou quatre hommes de sa compagnie il chargea le groupe.

— Rendez-vous, enfants de chienne !… À genoux, la canaille !… Ah ! vous avez cru, messieurs !… Quelle erreur fut la vôtre !… Un gentilhomme français n’a qu’une parole… À moi, comte, deux mots !… Que dis-tu, fils de Barberousse ? Et toi, Hospodar de Valachie, tu veux connaître ma volonté ? À quatre as d’ici, je te la fais savoir. Tremble, tyrans, voici Dumanet qui s’avance… Sic volo, sic jubeo…

Le son de sa voix le grisait. Ses clameurs l’exaltaient. Tout son passé de vieux cabotin lui montait à la tête, et il jouait son rôle, comme il en avait joué tant d’autres, hâbleur, fanfaron, magnifique, insolent, bavard à la façon des héros d’Homère, grandiloquent comme un matamore de cape et d’épée, terrible, hargneux, sarcastique, se démenant, faisant face à tout, tuant, abattant, pourfendant. Un fusil ? Une baïonnette ? À quoi bon ! Joujou d’enfant ! Parlez-moi d’une rapière !

Cette rapière, il l’arracha des mains d’un officier, et il la brandit formidablement avec l’adresse étourdissante d’un spadassin.

— À moi, la botte secrète ! Coupé, dégagé, contre de quarte, battez le fer, et ça y est ! L’ennemi mord la poussière… Ah ! Satan, retourne d’où tu viens !… Et ce moulinet, qu’en fais-tu ?… Un moulinet de derrière les fagots, ce me semble… Tout le monde a son compte ? Bien joué, messeigneurs, et maintenant à la Tour de Nesle.

En quelques minutes, le groupe des Allemands fut anéanti. Deux lignes de tranchées étaient prises. Le but était atteint.

Un peu plus tard, le capitaine fit venir Dorgeval.

— Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?

— Artiste dramatique, mon capitaine.

— Mais tu t’es déjà battu ?

— Oh ! certes, bien souvent ! affirma Dorgeval, qui pensait à toutes les batailles, assauts, guet-apens, duels, où il s’était dépensé si magnifiquement au cours de sa longue carrière.

— Pourtant, tu ne semblais pas très fier au début.

— Histoire de s’y remettre, mon capitaine.

— Eh bien ! vrai, tu as une manière à toi de t’y remettre, mon garçon. Sais-tu bien que tu as décroché ta citation et ta Croix de guerre… Peut-être bien la médaille ?…

Dorgeval ne sembla pas ébloui. La Croix de guerre ?… La médaille ?… Qu’est-ce que c’est que cela pour quelqu’un qui a porté le collier de la Toison d’Or, l’ordre de la Jarretière et le ruban rouge de Saint-Louis ? Des récompenses ? des grades ? Colifichets dont il était bien revenu ! Non, ce qui importe, c’est le devoir accompli et accompli dans de belles conditions, sur un théâtre qui en vaut la peine, et devant un public qui s’y connaît et qui applaudit.

— À votre guise, mon Capitaine, déclara-t-il. Pour moi, je suis payé.

Et le buste harmonieusement penché, la jambe tendue, Hippolyte Dorgeval, grand premier rôle, essuya d’un geste large le sang qui dégouttait de sa rapière.