Guerre aux hommes/04/04

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É. Dentu, Éditeur (p. 141-147).


IV

L’HOMME CAMÉLÉON

m. de la risière


Le caméléon est un joli petit lézard, qui revêt sur sa peau toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; selon de quel côté on le regarde, il vous paraît vert, bleu ou rouge.

Le type des hommes caméléon est très-nombreux, dans les hautes régions surtout ! Mais monsieur la Risière est le chef de file de ces messieurs. C’est le plus caméléon des caméléons de France.

Madame Rosamonde est une très-haute et très-puissante dame ; elle est la grande distributrice de tous les honneurs, de toutes les faveurs… Aussi Dieu sait si elle a des courtisans !…

Madame Rosamonde est puissamment belle ; comme telle, elle a le droit d’être capricieuse, elle use et abuse de ce droit-là.

Un de ses caprices favoris consiste à changer de couleurs : tantôt elle arbore le bleu, elle se drape de bleu des pieds à la tête.

Alors on voit M. la Risière arborer lui aussi, le bleu par préférence, cravate bleue, fleur bleue à la boutonnière. Ah ! s’il pouvait teindre ses yeux en bleu ! Hélas ils sont noirs ! Ses idées sont d’un bleu azur… » Madame, lui répète-t-il sans cesse, il n’y a au monde qu’une couleur possible, qu’une couleur belle, c’est le bleu, toute ma vie j’ai professé le culte du bleu ! Le rouge ! fi donc, c’est une couleur peu comme il faut, le blanc… ca l’est trop ! L’excès en tout est un défaut, vive le bleu !… » Puis il ajoute tout bas : « Ne ferez-vous rien, belle dame, pour un si fervent admirateur de cette folie couleur bleue ? »

On lui accorde quelque bonne sinécure, il baise la main qui lui a fait ce don, jure au bleu une fidélité à toute épreuve.

Mais voilà que la belle Rosamonde pense que le bleu est joli sans doute, mais que le blanc, le rouge, ne le sont pas moins, elle s’habille donc de ces trois couleurs.

Le grand caméléon met bien vite une cravate blanche, un gilet bleu à filet rouge… Il vient au pas de course chez la dame, et lui dit :

« Voyez, noble dame, comme ça se rencontre ! Je porte, moi aussi, ces trois couleurs… Toute ma vie j’ai professé pour elles un culte profond. Le rouge ! mais c’est une couleur riche, superbe ; le blanc ! rappelle l’innocence ; cela joint au bleu qui dit fidélité, forme un trio charmant ; le bleu seul, c’est bête, ça ne dit rien… Ah ! belle et chère Rosamonde, en tout et toujours nos opinions se rencontrent. De grâce, souvenez-vous que j’ai l’amour inné de ces trois couleurs, que je suis prêt à les porter, à les défendre, au péril même de ma vie… »

De nouveau il sollicite quelque bonne petite sinécure… Comment refuser quelque chose à un défenseur du bleu, rouge et blanc ! Rosamonde ne le peut pas.

Elle accorde.

Mais voilà que dame Rosamonde, plus belle que sage, et d’une humeur tant soit peu papillonne, dit un beau jour : « Vive le vert ! Le vert seul est aimable. » Elle jette loin d’elle toutes ses défroques, bleues, rouges et blanches, et elle s’habille de vert des pieds à la tête.

M. de la Risière prestement en fait de même, et le voilà criant par-dessus les toits : « Vive le vert ! »

« Que vous avez bien fait, madame, dit-il d’un air de profonde conviction, d’arborer cette couleur ; croyez-moi, les autres sont détestables, celle-là seule est bonne et jolie. N’est-elle pas le symbole de l’espérance ? » Il flatte le vert, courbe son échine devant lui, et… il obtient tout ce qu’il veut !…

Ce caméléon a de plus que les autres, un aplomb imperturbable et une grande éloquence… Avec un art infini il essaye de persuader au monde qu’il n’a jamais