Guerre aux hommes/04/13

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É. Dentu, Éditeur (p. 232-239).


XIV

LE SPHINX


l’homme sphinx, monsieur de lanterier



Assis aux pieds des Pyramides, le Sphinx a l’air d’être leur gardien. À cette œuvre gigantesque, il fallait un colosse taillé dans les mêmes proportions.

Le Sphinx ressemble à un fantôme des temps passés, des temps de gloire et de splendeur de sa patrie.

Sa figure impressionne profondément, son air est invariablement calme et placide, son grand œil sans vie paraît méditer profondément… peut-être sur l’avenir ! peut-être sur la décadence de son pays. Son regard est fixé vers l’orient… Mais ses yeux impénétrables, comme l’avenir, ne reflètent rien de ses pensées. Il pense, on le voit, on le sent, mais il pense en dedans… On dit : « Les yeux sont le miroir de l’âme ; » ce miroir, chez le Sphinx, est placé à l’envers : le poli est en dedans, le terne en dehors.

Aussi en vain étudiez-vous cette grande figure, en vain lui adressez-vous ces questions :

« Es-tu un bon génie, placé là par Dieu pour écarter l’ange du mal ?

« Es-tu un des mauvais génies, envoyé par Satan sur la terre pour y enfanter le mal et la destruction ?…

« De nobles et grandes pensées germent-elles en toi ?

« Désires-tu bien et bonheur aux hommes que tu contemples du haut du piédestal où on t’a posé ; ou bien, cœur endurci et mauvais, appelles-tu sur eux les calamités et les maux ?…

« Dis, réponds, es-tu le bien ou le mal ? Ton vaste front contient une vaste intelligence, est-ce l’intelligence du bien ou celle du mal ? Ton œil lit dans l’avenir, qu’y vois-tu pour nous ?… »

À toutes ces questions le Sphinx reste impénétrable : pas un éclair n’illumine son visage qui reste placide et immuable. — Alors on se sent pris d’une rage impuissante ; on l’injurie, mille sottes et folles accusations lui sont lancées…

Il reste calme !

On se demande : la haine fait-elle bouillonner son sang et dépose-t-elle son levain dans son cœur ? ou bien ce sentiment n’a-t-il aucune prise sur lui ?

Est-il trop grand pour connaître la haine ?

Est-il trop petit pour la ressentir ?

On se demande tout cela… et nul indice, rien ne vient vous répondre.

On reste dans le doute.

Les habiles et savants physionomistes viennent en foule contempler et interroger le Sphinx. « Oh ! disent-ils, pour nous, il n’aura pas de secrets, car nos yeux sont habitués à lire comme à livre ouvert, dans le cœur, dans l’âme, dans les yeux de tous… »

Ils viennent, ils interrogent, ils sondent, ils déploient tout leur savoir, toute leur diplomatie : bien en vain… le Sphinx, pour eux aussi, reste Sphinx !…

Ils s’éloignent confus et dépités…

Oh Sphinx ! que tu sois un bon ou un mauvais génie… que tu sois le bien ou le mal, tu es grand, tu es un géant !…

Saurons-nous, un jour, ce qui se passe dans ton âme, pourrons-nous jamais savoir ce que cache ce voile impénétrable jeté sur tes yeux ?

J’en doute…

Tu es né Sphinx, tu vis Sphinx ; je crains bien que tu ne meures Sphinx aussi…

Des jaloux, des mécontents, des médisants, gens qui s’attaquent à tout, même au Sphinx, m’ont assuré, qu’alors qu’une svelte et belle Bédouine, au regard ardent comme le soleil du désert, venait à passer près du colosse des Pyramides, en relevant sa tunique bleue et montrant sa jambe fière et nerveuse, — qu’alors qu’une houri de l’Orient, au teint blanc comme la neige, aux yeux alanguis par la passion, le voile rejeté en arrière, passait, elle aussi, près du colosse, — les yeux ternes du Sphinx lançaient des éclairs de feu et se fixaient sur ces filles de l’Orient avec un regard brillant et expressif…

Mais ce sont des on dit !… on dit tant de choses !…

Vous faire le portrait de M. de Lanterier serait superflu, sa ressemblance avec le colosse des Pyramides est frappante, c’est son vrai sosie.