Guerre et Paix (trad. Bienstock)/EII/06

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 384-390).


VI

Seule l’expression de la volonté de la divinité qui ne dépend pas du temps peut se rapporter à une série entière d’événements qui doivent s’accomplir en quelques années ou en quelques siècles, et seule la divinité peut, par sa volonté, définir la direction du mouvement de l’humanité tandis que l’homme agit toujours dans le temps et participe lui-même à l’événement.

En rétablissant la première condition omise, la condition de temps, nous verrons que pas un seul ordre ne peut être exécuté sans un ordre précédent qui rend possible l’exécution du dernier.

Jamais un ordre ne paraît isolément et ne contient en lui-même une série d’événements ; chaque ordre découle d’un autre ne se rapportant jamais à une série d’événements mais toujours à un seul moment de l’événement.

Quand nous disons, par exemple, que Napoléon ordonna aux troupes d’aller à la guerre, nous unissons en un seul ordre exprimé une série d’ordres consécutifs qui dépendent mutuellement l’un de l’autre. Napoléon ne pouvait ordonner l’invasion de la Russie et ne l’ordonna jamais ; un jour il ordonna d’écrire tel ou tel papier à Vienne ou à Berlin, ou à Pétersbourg, le lendemain tel et tel décret ou ordre à l’armée, à la flotte, à l’intendance, etc., etc. Des millions d’ordres d’où découle une série d’événements ont amené les troupes françaises en Russie.

Napoléon, pendant tout son règne, donna des ordres pour l’expédition en Angleterre, dans aucune autre de ses entreprises il ne dépensa autant d’efforts et de temps et, néanmoins, pendant tout son règne, il n’essaya jamais de réaliser son intention mais il fit une expédition en Russie avec laquelle, d’après les propos exprimés plusieurs fois, il croyait avantageux de s’allier. Cela provient de ce que les premiers ordres ne correspondent pas — les autres y correspondent — à une série d’événements.

Pour qu’un ordre soit sûrement exécuté, il faut qu’un homme exprime un ordre qui puisse être exécuté. Et savoir d’avance ce qui peut être exécuté ou non est impossible, non seulement en rapport avec un événement aussi compliqué que la campagne de Napoléon en Russie où participèrent des millions d’êtres, mais même pour l’événement le plus simple, car, dans l’exécution de l’un ou de l’autre, des millions d’obstacles peuvent toujours surgir.

Chaque ordre exécuté est toujours isolé parmi une quantité considérable d’ordres inexécutés : tous les ordres impossibles ne sont pas liés à l’événement et ne peuvent être exécutés. Seuls les ordres qui sont possibles s’enchaînent dans les séries consécutives des ordres qui correspondent aux séries des événements et sont exécutés.

Cette idée fausse que l’ordre qui précède l’événement est la cause de cet événement vient de ce que, quand l’événement s’est accompli, et que seuls, parmi les milliers d’ordres qui se sont enchaînés avec l’événement, ont été exécutés ceux qui pouvaient l’être, nous oublions ceux qui ne l’ont pas été parce qu’ils ne pouvaient l’être.

En outre, la source principale de notre erreur en ce sens provient de ce que, dans l’exposé historique, une série entière d’événements divers, les plus minimes, par exemple tout ce qui amena les troupes françaises en Russie, se généralise dans un seul événement selon le résultat qu’il a produit, et, en même temps, toute la série des ordres se généralise aussi en une seule expression de la volonté.

Nous disons : Napoléon a voulu et a fait la campagne de Russie. En réalité, dans toute l’activité de Napoléon nous ne trouvons rien de semblable à l’expression de cette volonté mais nous voyons des séries d’ordres ou d’expressions de sa volonté dirigés de la façon la plus variée et la plus indéfinie.

De la série d’ordres inexécutés de Napoléon s’est formée une série d’ordres exécutés pour la campagne de 1812, non parce que ceux-ci se distinguaient par quelque chose des autres ordres inexécutés, mais parce qu’une série de ces ordres a concordé avec une série d’événements qui ont amené les troupes françaises en Russie. Si l’on colore à travers un patron telle ou telle figure, on ne s’occupe pas du côté suivant lequel il faut mettre la couleur, parce que sur la figure coupée dans le patron, la couleur est placée partout. Ainsi, en examinant dans le temps le rapport des ordres envers les événements, nous trouvons qu’en aucun cas l’ordre ne peut être la cause de l’événement mais qu’entre l’un et l’autre existe une certaine dépendance.

Pour comprendre en quoi consiste cette dépendance, il est nécessaire de rétablir l’autre condition omise pour chaque ordre qui provient non de la divinité mais d’un homme et qui consiste en ce que l’homme qui ordonne participe lui-même à l’événement.

Le rapport de celui qui ordonne envers ceux à qui il ordonne, c’est précisément ce qu’on appelle le pouvoir et il consiste en ceci :

Pour l’activité générale les hommes se réunissent toujours en certaines combinaisons dans lesquelles, malgré la différence de buts assignés à l’activité commune, les rapports entre les hommes qui participent à l’activité sont toujours les mêmes. En s’unissant dans une combinaison, les hommes se placent toujours entre eux en un tel rapport que le plus grand nombre d’hommes prend la plus grande part directe et le plus petit nombre d’hommes la plus petite part directe à cette activité pour laquelle ils s’unissent.

De toutes les combinaisons que forment les hommes pour l’accomplissement d’actes communs, une des plus remarquables et des plus définies, c’est l’armée.

Chaque armée se compose de membres infimes par leur grade : les soldats, toujours en plus grand nombre, puis des caporaux, des sous-officiers, moins nombreux, jusqu’au pouvoir supérieur militaire qui se concentre en une seule personne.

L’organisation militaire peut être figurée exactement par un cône dont les soldats forment la base ; dans les sections intermédiaires se placent les différents grades, etc., jusqu’au sommet du cône occupé par le chef supérieur de l’armée.

Les soldats, qui sont les plus nombreux, forment les points inférieurs du cône et sa base. Le soldat lui-même, directement, tue, coupe, brûle, pille et toujours ses actes doivent être commandés par le chef placé au-dessus de lui ; lui-même ne donne jamais d’ordres. Le sous-officier — le nombre des sous-officiers est déjà beaucoup moindre — agit en personne plus rarement que le soldat mais, déjà, il donne des ordres.

L’officier agit encore plus rarement, mais ordonne plus souvent. Et le général ne fait que donner des ordres aux troupes, leur désigne le but mais jamais n’emploie les armes. Le commandant ne prend jamais une part directe à l’action, il ne donne que des ordres généraux sur les mouvements des masses. On retrouve le même rapport des personnes dans chaque union pour une activité commune : agriculture, commerce ou n’importe quelle institution.

Ainsi, sans partager artificiellement toutes les parties du cône, qui se confondent, et tous les grades de l’armée ou des titres ou des situations de n’importe quelle institution ou d’une œuvre commune, depuis le plus bas jusqu’au plus haut se dégage nettement la loi suivant laquelle les hommes s’unissent entre eux pour accomplir un acte commun : plus la participation des hommes est directe dans l’événement moins ils peuvent ordonner et plus ils sont nombreux, et plus est faible la participation directe des hommes, plus ils donnent d’ordres et moins ils sont nombreux. Ainsi on monte des couches inférieures jusqu’au dernier terme, au sommet, qui prend le moins de part directe à l’événement et qui exerce le plus d’influence en donnant des ordres.

C’est ce rapport des hommes qui ordonnent envers ceux à qui ils ordonnent qui fait l’essence de la conception qu’on appelle le pouvoir.

En rétablissant les conditions du temps dans lesquelles s’accomplissent les événements, nous avons trouvé que l’ordre est exécuté seulement quand il se rapporte à une série correspondante d’événements ; et, en rétablissant les conditions nécessaires de lien entre celui qui ordonne et celui qui exécute, nous avons trouvé que ceux qui ordonnent prennent la moindre part dans l’événement lui-même et que leur activité est consacrée exclusivement à donner des ordres.