Guerre et Paix (trad. Bienstock)/EII/05

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 378-383).


V

La vie des peuples ne se résume pas par la vie de quelques personnages, car on n’a pas trouvé le lien entre ces quelques personnages et les peuples. La théorie que ce lien est basé sur la transmission de la somme des volontés aux personnages historiques est une hypothèse que l’expérience historique ne confirme point.

La théorie de la transmission de la somme des volontés des masses aux personnages historiques explique peut-être beaucoup de choses dans le domaine de la science du droit et peut-être est-elle nécessaire pour son propre but, mais appliquée à l’histoire, aussitôt que paraissent des révolutions, des conquêtes, des guerres civiles, aussitôt que commence l’histoire, cette théorie n’explique rien.

Cette théorie paraît indiscutable précisément parce que l’acte de la transmission des volontés du peuple ne peut être contrôlé, puisqu’il n’exista jamais.

Sous quelque forme que se produise l’événement, quelque individu qui soit à sa tête, la théorie peut toujours dire que tel personnage s’est placé à la tête de l’événement parce que la somme des volontés s’est concentrée en lui.

Les réponses données par cette théorie aux questions historiques sont semblables aux réponses d’un homme qui, en regardant un troupeau en mouvement, sans tenir compte des diverses qualités du pacage, des divers endroits du champ et de la direction donnée au troupeau par le berger, jugerait les causes de l’une ou l’autre direction du troupeau selon l’animal qui marche en avant.

« Le troupeau marche dans cette direction parce que l’animal qui passe devant le conduit, et la somme des volontés de tous les autres animaux est transmise à ce chef du troupeau. » Ainsi répondent les historiens de la première catégorie qui reconnaissent la transmission absolue du pouvoir. « Si les animaux qui marchent en tête du troupeau ne sont plus les mêmes, cela provient de ce que la somme des volontés de tous les animaux se transporte d’un chef à l’autre, selon que cet animal suit la direction que tout le troupeau a choisie. » Ainsi répondent les historiens qui reconnaissent que la somme des volontés des masses se transmet aux gouvernants selon des conditions qu’ils croient inconnues. (Avec un tel procédé d’observation, il arrive souvent qu’en calculant la direction choisie par lui, l’observateur prend pour chefs ceux qui, à cause du changement de la direction des masses, ne sont plus déjà en avant mais de côté, sinon même derrière).

« Si les animaux qui sont en tête se remplacent sans cesse, si la direction de tout le troupeau change, la cause en est que pour atteindre une direction qui nous est connue, les animaux transmettent leur volonté à ceux que nous voyons et, pour étudier les mouvements du troupeau, il faut observer tous les animaux qui sont remarquables et qui marchent de tous côtés. » Ainsi parlent les historiens de la troisième catégorie qui reconnaissent comme expression d’un certain temps tous les personnages historiques, depuis les monarques jusqu’aux journalistes.

La théorie de la transmission des volontés des masses aux personnages historiques n’est qu’une périphrase, la répétition par d’autres mots de la question même :

Quelle est la cause des événements historiques ? Le pouvoir.

Qu’est-ce que le pouvoir ? Le pouvoir, c’est la somme des volontés transmise à une seule personne.

Dans quelles conditions les volontés des masses se transmettent-elles à une seule personne ? Dans les conditions de l’expression en une personne de la volonté de tous les hommes ; c’est-à-dire que le pouvoir c’est le pouvoir. C’est-à-dire que le pouvoir c’est un mot dont la signification nous est incompréhensible.




Si le domaine de la connaissance humaine se bornait au seul entendement abstrait, alors en analysant l’explication du pouvoir que donne la science, l’humanité arriverait à la conclusion que le pouvoir n’est qu’un mot et qu’en réalité il n’existe pas. Mais pour reconnaître le phénomène, sauf le raisonnement abstrait, l’homme possède encore l’instrument de l’expérience avec lequel il contrôle les résultats de sa réflexion. Et l’expérience dit que le pouvoir n’est pas un mot mais un phénomène existant réellement.

Sans parler que pas une seule description de l’activité collective des hommes ne peut se faire sans la conception du pouvoir, l’existence du pouvoir est prouvée par l’histoire ainsi que par l’observation des événements contemporains.

Chaque fois que s’accomplit un événement, paraît un homme — ou des hommes — selon la volonté duquel l’événement s’accomplit. Napoléon III le prescrit, et les Français vont au Mexique. Le roi de Prusse et Bismarck l’ordonnent et les troupes se dirigent vers la Bohême. Napoléon Ier l’ordonne et les troupes vont en Russie. Alexandre Ier le veut et les Français se soumettent aux Bourbons. L’expérience nous montre que n’importe quel événement s’accomplit toujours selon la volonté d’un ou de plusieurs hommes qui l’ont ordonné.

Les historiens habitués à la vieille croyance en la participation divine dans les œuvres humaines veulent voir la cause de l’événement dans l’expression de la volonté de la personne investie du pouvoir. Mais cette conclusion n’est confirmée ni par le raisonnement ni par l’expérience.

D’un côté le raisonnement montre que les expressions de la volonté d’un homme, ses paroles, ne sont qu’une partie de l’activité générale qui s’exprime dans l’événement, guerre ou révolution, par exemple, et c’est pourquoi l’on ne peut admettre que les paroles puissent être la cause directe du mouvement de millions d’individus sans admettre la force incompréhensible, surnaturelle — le miracle.

D’autre part, si l’on admet que les paroles peuvent être la cause de l’événement, l’histoire nous montre que les expressions de la volonté des personnages historiques, dans la plupart des cas, ne produisent aucun effet, c’est-à-dire que leurs ordres, souvent, non seulement ne s’accomplissent pas mais, parfois, sont exécutés tout autrement qu’ils avaient été donnés.

Sans admettre la participation divine dans les œuvres de l’humanité nous ne pouvons pas accepter le pouvoir comme la cause des événements.

Le pouvoir, au point de vue de l’expérience, n’est qu’une dépendance entre l’expression de la volonté d’une personne et l’exécution de cette volonté par d’autres gens.

Pour nous expliquer les conditions de cette dépendance, nous devons rétablir, avant tout, la conception de l’expression de la volonté, en la rapportant à un homme et non à la divinité. Si la divinité donne l’ordre, exprime sa volonté, comme nous le dit l’histoire ancienne, alors l’expression de cette volonté ne dépend pas du temps et n’est provoquée par rien, puisque la divinité n’est pas du tout liée avec l’événement. Mais en parlant des ordres — expressions de la volonté des hommes qui agissent dans le temps et sont liés entre eux — pour nous expliquer le lien entre les ordres et les événements nous devons établir : 1o les conditions de tout ce qui s’accomplit : la continuité du mouvement dans le temps, aussi bien des événements eux-mêmes que de la personne qui ordonne et, 2o la condition du lien nécessaire dans lequel se trouve la personne qui donne des ordres envers ceux qui les accomplissent.