Guerre et Paix (trad. Bienstock)/II/09

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 7p. 322-330).


IX

Poursuivie par une armée française de six cent mille hommes commandée par Bonaparte, rencontrée par des habitants animés de dispositions hostiles, n’ayant plus confiance en leurs alliés, manquant de provisions et forcée d’agir en dehors de toutes les conditions prévues de la guerre, l’armée russe, de trente-cinq mille hommes, sous le commandement de Koutouzov, reculait rapidement au bas du Danube, s’arrêtant où elle était cernée par l’ennemi et se défendant par l’arrière-garde autant qu’il était nécessaire pour reculer sans perdre de bagages. Il y avait eu des rencontres à Lambach, à Amstetten et à Melk ; mais malgré le courage et la fermeté, reconnus par l’ennemi lui-même, dont les Russes faisaient preuve, le résultat de ces affaires n’était qu’une retraite encore plus rapide. Les troupes autrichiennes qui avaient évité la capitulation sous Ulm et qui à Braunau s’étaient unies à Koutouzov, se séparaient maintenant de l’armée russe, et Koutouzov était livré à ses seules faibles forces déjà épuisées. On ne pouvait plus songer à défendre Vienne. Au lieu de la guerre offensive, préméditée selon les lois de la science nouvelle — la stratégie, — dont le plan avait été remis à Koutouzov pendant son séjour à Vienne par le Conseil supérieur de la guerre autrichien, le seul but, presque inaccessible, qui se présentait maintenant à Koutouzov, consistait en ceci : sans perdre l’armée, comme Mack sous Ulm, se joindre aux troupes qui arrivaient de la Russie.

Le 28 octobre, Koutouzov avec son armée passait sur la rive gauche du Danube et s’arrêtait pour la première fois en laissant le Danube entre lui et les principales forces françaises. Le 30, il attaquait et écrasait la division de Mortier qui se trouvait sur la rive gauche du Danube. Dans cette affaire, pour la première fois, des trophées étaient pris : les drapeaux, les canons et deux généraux ennemis. Pour la première fois depuis deux semaines de retraite, l’armée russe s’arrêtait et, après le combat, non seulement elle était maîtresse du champ de bataille, mais chassait les Français. Bien que les troupes fussent mal vêtues, fatiguées, affaiblies d’un tiers par les retardataires, les blessés, les malades et les morts ; bien que de l’autre côté du Danube les malades et les blessés eussent été laissés avec une lettre de Koutouzov qui les remettait à l’humanité de l’ennemi ; bien que les grands hôpitaux et les maisons de Krems, transformées en hôpitaux, ne pussent contenir tous les malades et les blessés, malgré tout cela, l’arrêt à Krems et la victoire sur Mortier avaient relevé beaucoup le courage de l’armée.

Les bruits les plus joyeux, bien que mal fondés, sur l’approche imaginaire de colonnes russes, d’une victoire quelconque remportée par les Autrichiens, et le recul de Bonaparte effrayé, couraient dans toute l’armée et dans le quartier général.

Durant le combat, le prince André s’était trouvé près du général autrichien Schmidt, qui fut tué. Son cheval avait été blessé sous lui, il avait eu le bras un peu éraflé par une balle. Comme faveur spéciale du commandant en chef, il fut chargé de porter la nouvelle de cette victoire à la Cour d’Autriche qui déjà n’était plus à Vienne, menacée par les Français, mais à Brünn. La nuit du combat, ému mais non fatigué (malgré sa corpulence peu forte il supportait la fatigue physique beaucoup mieux que les plus forts), en arrivant à cheval avec le rapport de Dokhtourov à Koutouzov, qui se trouvait à Krems, le prince André était la nuit même envoyé comme courrier à Brünn. L’envoi comme courrier, outre la décoration qu’il comportait, assurait un grand pas dans la promotion.

La nuit était sombre, étoilée. La route se profilait noire parmi la neige blanche tombée la veille de la bataille. En réfléchissant à la bataille passée, en s’imaginant l’impression qu’il produirait avec la nouvelle de la victoire, en se rappelant les adieux du commandant en chef et des camarades, le prince André roulait en charrette de poste ; il éprouvait les sentiments d’un homme qui a longtemps attendu mais a atteint enfin le commencement du bonheur tant désiré. Aussitôt qu’il fermait les yeux, les coups de fusil et de canon, qui se confondaient avec le bruit des roues et l’impression de la victoire, éclataient à ses oreilles.

Tantôt il se représentait les Russes en fuite, lui-même tué, mais bientôt il s’éveillait heureux, comme s’il reconnaissait pour la première fois que rien de cela n’était vrai et, qu’au contraire, les Français s’étaient enfuis. Il se rappelait de nouveau tous les détails de la victoire, son courage calme durant le combat, et tranquillisé, il s’endormait… Après une sombre nuit d’étoiles vint le matin clair et gai. La neige fondait au soleil, les chevaux galopaient rapidement ; et à droite et à gauche passaient de nouvelles forêts, des champs, des villages.

À l’un des relais il dépassa le fourgon des blessés russes. L’officier russe qui dirigeait le convoi, étendu sur le premier chariot, criait quelque chose en injuriant un soldat de la façon la plus grossière. Dans de longs chariots allemands cahotés sur la route pierreuse, les blessés pâles, bandés et sales étaient assis par six et plus. Quelques-uns causaient (il entendait les conversations russes), les autres mangeaient du pain ; les plus blessés regardaient, en silence avec une sympathie douce, maladive, le courrier qui galopait devant eux.

Le prince André donna l’ordre d’arrêter et demanda à un soldat dans quelle affaire ils avaient été blessés. « Avant-hier sur le Danube, » répondit le soldat. Le prince André tira sa bourse et remit aux soldats trois pièces d’or.

— Pour tout le monde — fit-il à l’officier qui s’avançait. — Guérissez, enfants, il y a encore beaucoup à faire ! — dit il aux soldats.

— Eh bien, monsieur l’aide de camp, quelles nouvelles ? demanda l’officier qui désirait visiblement entrer en conversation.

— Bonnes ! En avant ! — cria-t-il au postillon ; et il galopa plus loin.

Il faisait déjà nuit quand le prince André entra à Brünn et se vit entouré de hautes maisons, des feux des boutiques, des fenêtres, des maisons et des réverbères, des jolis équipages qui glissaient sur le pavé et de toute cette atmosphère de grande ville animée, toujours si attrayante pour le militaire après le camp. Malgré sa course rapide et une nuit sans sommeil le prince André, en approchant du palais, se sentait encore plus animé que la veille, seulement ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux, ses pensées jaillissaient avec une rapidité et une clarté extraordinaires. Tous les détails du combat, de nouveau se présentaient vivement à lui, non plus vagues mais précisés dans l’exposé bref que dans son imagination il faisait à l’empereur Frantz. Vivement se présentaient à lui les questions qui, par hasard, pourraient lui être adressées et les réponses à y faire. Il supposait qu’on le présenterait aussitôt à l’empereur. Mais près du grand perron du palais, un fonctionnaire courut vers lui, et, apprenant qu’il était le courrier, le conduisit à un autre perron.

— Là-bas, dans le corridor à droite, Euer Hochegeboren, vous trouverez un aide de camp du service de l’empereur, — lui dit le fonctionnaire — il vous mènera chez le ministre de la Guerre.

L’aide de camp de service qui rencontra le prince André le pria d’attendre et partit chez le Ministre. Il revint au bout de cinq minutes et, en s’inclinant très poliment, fit passer devant lui le prince André et le conduisit par le couloir au cabinet de travail du ministre de la Guerre.

Par sa politesse extrême, l’aide de camp semblait vouloir se préserver de toute familiarité avec son collègue russe. Le sentiment joyeux du prince André s’était de beaucoup tempéré quand il s’approcha de la porte du cabinet du ministre de la Guerre. Il se sentait froissé et ce sentiment se transforma spontanément, sans même qu’il put s’en rendre compte, en un sentiment de mépris injustifié. À ce moment même son esprit prompt lui soufflait des considérations qui lui donnaient le droit de mépriser l’aide de camp et le ministre de la Guerre. « Il lui paraît sans doute très facile de remporter la victoire sans sentir la poudre, » pensa-t-il. Ses yeux clignaient avec mépris, et il entra avec une lenteur voulue dans le cabinet du ministre de la Guerre. Ce sentiment s’amplifia encore quand il vit le ministre de la Guerre assis devant une grande table, et qui, pendant deux minutes, ne fit nulle attention au messager. Le Ministre de la Guerre laissait tomber sa tête chauve aux tempes grises entre deux bougies de cire et lisait des papiers en soulignant au crayon. Il acheva sa lecture sans lever la tête, tandis que la porte s’ouvrait et que s’entendait un bruit de pas.

— Prenez cela et transmettez, dit le ministre de la Guerre en donnant un papier à son aide de camp et sans faire attention au courrier.

Le prince André sentit que de toutes les choses qui occupaient le ministre de la Guerre, les actes de l’armée de Koutouzov l’intéressaient le moins, ou qu’il fallait le donner à entendre au courrier russe. « Mais cela m’est bien égal, » pensa-t-il.

Le ministre de la Guerre arrangea les autres papiers, égalisa les feuilles, puis souleva la tête. Il avait un visage énergique et intelligent, mais au moment où il s’adressa au prince André, l’expression énergique et intelligente du Ministre de la Guerre se modifia visiblement et volontairement : sur son visage se figea un sourire béat, forcé et qui ne dissimulait pas la feinte, sourire d’un homme qui reçoit l’un après l’autre une foule de quémandeurs.

— C’est du feld-maréchal Koutouzov ? — demanda-t-il. — De bonnes nouvelles, j’espère ? Y a-t-il eu une rencontre avec Mortier ? La victoire ? Il est temps.

Il prit la dépêche qui lui était adressée et se mit à la lire d’un air déçu.

— Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! Schmidt ! quel malheur ! — prononça-t-il en allemand. La dépêche parcourue, il la posa sur la table et regarda le prince André en réfléchissant à quelque chose.

— Ah ! quel malheur ! L’affaire, dites-vous, est décisive ? Cependant Mortier n’est pas pris (il devenait pensif). Je suis très heureux que vous ayez apporté de bonnes nouvelles, bien que la victoire soit payée cher par la mort de Schmidt. Sa Majesté désirera probablement vous voir, mais pas aujourd’hui. Je vous remercie, reposez-vous. Demain, soyez à la sortie, après la parade. Cependant je vous ferai prévenir.

Le sourire niais qui avait disparu pendant qu’il causait, se montra de nouveau sur le visage du ministre de la Guerre.

— Au revoir. Je vous remercie beaucoup. L’empereur désirera probablement vous voir, — répéta-t-il, et il inclina la tête.

En sortant du palais le prince André sentait que tout l’intérêt et la joie qu’avait fait naître en lui la victoire s’étaient évanouis, avaient disparu entre les mains indifférentes du Ministre de la Guerre et de l’aide de camp si poli. Toutes ses idées se changèrent momentanément. La bataille se présentait à lui comme un souvenir très lointain.