Guerre et Paix (trad. Bienstock)/III/15

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 8p. 166-176).


XV

À huit heures, Koutouzov se rendit à cheval à Pratzen, à la tête de la quatrième colonne de Miloradovitch, celle qui devait occuper la place des colonnes de Prjebichevski et de Langeron, qui déjà étaient arrivées en bas. Il salua les soldats du régiment qui était en avant et donna l’ordre de se mouvoir en montrant ainsi que lui-même avait l’intention de conduire cette colonne. Il s’arrêta près du village Pratzen. Le prince André se tenait derrière le général en chef, parmi le grand nombre de personnes que formaient sa suite. Le prince André se sentait ému, agacé et en même temps résolu, tranquille, comme l’est un homme à l’arrivée d’un moment longtemps désiré. Il était fermement convaincu que ce jour serait son Toulon ou son Pont d’Arcole.

Comment cela arriverait-il ? Il n’en savait rien, mais il était fermement convaincu que ce serait. Il connaissait le pays et la situation de nos troupes aussi bien que les pouvait connaître n’importe qui de notre armée. Il avait oublié son plan stratégique, que maintenant on ne pouvait penser à mettre à exécution, et, s’accommodant déjà du plan de Veyroter, il réfléchissait aux hasards qui pouvaient se produire et faire naître le besoin de ses considérations rapides et de sa décision.

À gauche, en bas, dans le brouillard, on entendait la fusillade entre des troupes invisibles. Là-bas, comme il semblait au prince André, la bataille se concentrait ; là-bas était le principal obstacle. « Et je serai envoyé là, avec une brigade ou une division, et c’est là, que j’irai en avant, le drapeau à la main et briserai tout ce qui sera devant moi », pensait-il.

Le prince André ne pouvait regarder avec indifférence les drapeaux des bataillons qui passaient. En les regardant il pensait toujours : c’est peut-être ce même drapeau avec lequel il me faudra conduire les troupes.

Le brouillard de la nuit ne laissait le matin, sur les hauteurs, que du givre qui se transformait en rosée, et dans la vallée, le brouillard s’étendait encore comme une mer lactée. On ne voyait rien dans la vallée, à gauche, où descendaient nos troupes et d’où arrivaient les sons de la fusillade. Sur les hauteurs paraissait le ciel bleu, foncé, et à droite le large disque du soleil. En avant, loin, sur l’autre rive de l’océan de brouillard on voyait les collines boisées où devait se trouver l’armée ennemie, et on y apercevait quelque chose.

À droite, en pénétrant dans le brouillard, la garde laissait derrière elle un bruit de pas et de roues, et des baïonnettes brillaient de temps en temps.

À gauche, derrière le village, les mêmes masses de cavalerie s’avancaient et se perdaient dans le brouillard. Devant et derrière marchait l’infanterie. Le général en chef se tenait à la sortie du village, les troupes défilaient devant lui. Ce matin-là, Koutouzov paraissait fatigué et agacé. L’infanterie qui passait devant lui s’arrêta sans ordre, évidemment quelque chose faisait obstacle devant elle.

— Mais dites enfin qu’on se fractionne en bataillons et qu’on fasse le tour du village, — dit avec colère Koutouzov, à un général qui s’approchait. — Vous ne comprenez donc pas, monsieur votre excellence, qu’on ne peut s’allonger en file dans les rues d’un village, quand on marche contre l’ennemi.

— J’avais pensé me former derrière le village. Votre haute Excellence, — répondit le général.

Koutouzov sourit aigrement.

— Vous serez bon, très bon, de développer le front en face de l’ennemi.

— L’ennemi est encore loin, Votre haute Excellence, selon la disposition…

— Disposition ! — s’écria Koutouzov d’un ton acerbe. — Qui vous a dit cela ? Veuillez faire ce que je vous ordonne.

— J’obéis.

Mon cher, le vieux est d’une humeur de chien, — chuchota Nesvitzkï au prince André.

Un général autrichien, un plumet vert au chapeau, en uniforme blanc, s’approcha de Koutouzov et lui demanda, au nom de l’Empereur, si la quatrième colonne était engagée dans l’action.

Koutouzov se détourna sans lui répondre, et son regard tomba par hasard sur le prince André qui se trouvait près de lui. En apercevant Bolkonskï, Koutouzov adoucit l’expression méchante et amère de son regard, il semblait vouloir exprimer que son aide de camp n’était pas coupable de ce qui se faisait. Sans répondre à l’aide de camp autrichien il s’adressa à Bolkonskï.

Allez voir, mon cher, si la troisième division a dépassé le village. Dites-lui de s’arrêter et d’attendre mes ordres.

Le prince André s’éloigna aussitôt ; il l’arrêta.

Et demandez-lui si les tirailleurs sont postés, — ajouta-t-il. — Ce qu’ils font ! ce qu’ils font ! — prononça-t-il en aparté, toujours sans répondre à l’Autrichien.

Le prince André s’élança pour exécuter l’ordre.

Ayant dépassé tout le bataillon qui marchait devant lui, il arrêta la 3e division et constata qu’en effet, il n’y avait pas de tirailleurs devant nos colonnes.

Le chef du régiment, qui était devant, fut très étonné de l’ordre de poster les tirailleurs que lui faisait transmettre le généralissime. Il était tout à fait convaincu d’avoir des troupes russes devant lui, et il croyait l’ennemi au moins à dix verstes. En effet, devant, on ne voyait qu’une étendue déserte qui s’abaissait un peu en avant et que couvrait un brouillard épais.

Après avoir transmis l’ordre du général en chef, le prince André revint. Koutouzov était au même endroit ; son gros corps affaissé sur la selle, il bâillait profondément en fermant les yeux. Les troupes ne bougeaient plus et tenaient les crosses à terre.

— Bon, bon, dit-il au prince André ; et il s’adressa au général, qui une montre à la main, lui disait qu’il était temps de se mettre en marche puisque toutes les colonnes du flanc gauche étaient déjà descendues.

— Nous aurons encore le temps, Excellence, — prononça Koutouzov, derrière un bâillement ; — ça ne presse pas, répéta-t-il.

À ce moment derrière Koutouzov, on entendait au loin les cris des régiments qui saluaient et les sons commencèrent à se propager rapidement sur toute l’étendue des colonnes russes qui avançaient. Évidemment celui qu’on saluait devait passer très vite. Quand les soldats du régiment devant lequel se tenait Koutouzov commencèrent à crier, il se recula un peu en côté, et les sourcils froncés se détourna.

Sur la route de Pratzen, on eût dit que galopait un escadron entier de cavaliers de diverses couleurs. Deux cavaliers, d’un galop rapide, passaient devant tous les autres. L’un d’eux était en uniforme noir avec un plumet blanc ; il montait un alezan ; l’autre, en uniforme blanc, avait un cheval noir. C’étaient les deux empereurs et leur suite. Koutouzov, avec l’affectation d’un subordonné dans les rangs, commanda : « Fixe ! » et avec un salut militaire s’approcha de l’empereur. Toute sa personne et son attitude changèrent d’un coup. Il prenait l’air d’un subordonné qui ne discute pas. Avec l’affectation d’un respect qui paraissait frapper désagréablement l’Empereur Alexandre, il s’approcha et le salua.

Une impression désagréable, tel le reste d’un nuage sur le ciel clair, passa sur le visage jeune et heureux de l’empereur, puis disparut. Après son indisposition il était maintenant un peu plus maigre que sur le champ d’Olmütz où Bolkonskï l’avait vu pour la première fois à l’étranger, mais dans ses beaux yeux gris et sur ses lèvres fines, la même union charmante de majesté et de douceur, la même mobilité d’expression, et surtout l’impression de la jeunesse naïve, innocente.

À la revue d’Olmütz, il était plus majestueux ; ici il était plus gai et plus énergique. Il était un peu rouge, et après avoir parcouru au galop trois verstes, il avait arrêté son cheval pour respirer à pleins poumons et regarder les visages jeunes et animés comme le sien, des personnes de sa suite. Czartorisky, Novosiltzov, prince Volkonski, Stroganov, et les autres, tous jeunes gens gais, richement habillés, montés sur des chevaux soignés, frais, un peu en sueur, en causant et souriant s’arrêtaient derrière l’empereur. L’empereur Frantz, jeune homme roux, au visage long, était très droit sur son beau cheval noir et, soucieux, regardait lentement autour de lui. Il appela un de ses aides de camp, vêtu de blanc, et lui demanda quelque chose. « Probablement à quelle heure ils sont partis ? » pensa le prince André en observant sa vieille connaissance avec un sourire qu’il ne pouvait réprimer au souvenir de son audience. Dans la suite des empereurs se trouvaient des écuyers d’élite, Russes et Autrichiens, des régiments de la garde et de l’infanterie. Des écuyers menaient, sous des couvertures brodées, les beaux chevaux de réserve des empereurs.

Comme si, par une fenêtre ouverte, entrait tout à coup dans une salle étouffante l’air pur des champs, de même, soufflait sur l’état-major peu gai de Koutouzov, la jeunesse, l’énergie, l’assurance du succès de cette brillante jeunesse qui arrivait.

— Pourquoi ne commencez-vous pas, Mikhaïl Ilarionovitch ? demanda hâtivement l’empereur Alexandre à Koutouzov, en regardant en même temps, avec politesse, l’empereur Frantz.

— J’attends, Votre Majesté, — répondit Koutouzov en s’inclinant respectueusement.

L’empereur pencha l’oreille, fronça un peu les sourcils en laissant comprendre qu’il n’avait pas bien entendu.

— J’attends, Votre Majesté, — répéta Koutouzov.

Le prince André remarqua chez Koutouzov un tremblement anormal de la lèvre inférieure pendant qu’il disait ce « j’attends. » — Toutes les colonnes ne sont pas encore rassemblées, Votre Majesté.

L’empereur entendit cette réponse, mais on voyait qu’elle ne lui plaisait pas. Il haussa son dos un peu voûté, regarda Novosiltzov qui se trouvait près de lui et sembla dans ce regard se plaindre de Koutouzov.

— Nous ne sommes pas au Champ de Mars Mikhaïl Ilarionovitch, où l’on ne commence pas la parade avant que tous les régiments ne soient assemblés, — dit l’empereur en regardant de nouveau les yeux de l’empereur Frantz, comme s’il l’invitait sinon à prendre part à ce qu’il disait, du moins à l’écouter.

Mais l’empereur Frantz continuait à regarder autour de lui et n’écoutait pas.

— C’est justement pour cela, sire, que je ne commence pas, prononça Koutouzov d’une voix sonore et nette, comme pour se préserver de la possibilité de n’être pas entendu. — et dans son visage, quelque chose tremblait. — C’est pourquoi je ne commence pas, sire, parce que nous ne sommes ni à la parade, ni au Champ de Mars.

Dans la suite de l’empereur, sur tous les visages, qui aussitôt se regardèrent, s’exprimèrent le mécontentement et le blâme. « Il a beau être âgé, sous aucun prétexte il ne devrait pas parler ainsi, » voulaient exprimer ces visages.

L’empereur, fixement, attentivement, regardait dans les yeux Koutouzov, attendant s’il n’allait pas dire autre chose : mais, de son côté Koutouzov, inclinant respectueusement la tête, semblait aussi attendre.

Le silence dura près d’une minute.

— Cependant, si Votre Majesté l’ordonne… dit Koutouzov en relevant la tête. — Et, de nouveau, changeant de ton, il parlait comme un général qui ne discute pas mais obéit.

Il poussa son cheval et appelant le chef de la colonne, Miloradovitch, il lui donna l’ordre d’attaquer.

L’armée s’agitait de nouveau et deux bataillons du régiment du Novgorod et un bataillon du régiment d’Apchéron défilèrent devant l’empereur.

Au moment où passait le bataillon d’Apchéron, Miloradovitch, tout rouge, sans manteau, en uniforme, avec ses décorations, son bicorne à plumet énorme mis de côté, galopait hâtivement en avant et, en saluant crânement, arrêta court son cheval devant l’Empereur.

— Avec Dieu, général ! — lui dit l’empereur.

Ma foi, sire, nous ferons ce qui sera dans notre possibilité, sire, — répondit-il gaiement, en excitant toutefois un sourire moqueur chez les officiers de la suite de l’empereur, à cause de sa mauvaise prononciation française. Miloradovitch tourna bride ; son cheval s’arrêta en arrière de l’empereur. Les soldats du régiment d’Apchéron, excités par la présence de l’Empereur, d’un pas ferme, en cadence, défilèrent devant les empereurs et leur suite.

— Enfants ! — cria Miloradovitch d’une voix forte, ferme et gaie, excité au plus haut point par le bruit de la fusillade, l’attente de la bataille et la vue des braves d’Apchéron, ses camarades encore au temps de Souvorof, qui passaient si bravement devant les empereurs qu’ils en oubliaient leur présence, — enfants ! ce n’est pas le premier village que vous enlevez ?

— Heureux de servir ! — crièrent les soldats.

À ce cri inattendu le cheval de l’empereur se cabra. Ce cheval que montait l’empereur dans les revues, en Russie, ici sur le champ d’Austerlitz portait son maître et recevait des coups distraits du pied gauche ; il dressait les oreilles au bruit des coups, comme il le faisait au Champ de Mars, ne comprenant la signification ni de ces coups, ni du voisinage du cheval noir de l’empereur Frantz, ni tout ce que disait, pensait et sentait en ce jour celui qu’il portait.

L’empereur s’adressa en souriant à l’un de ses intimes en désignant les braves soldats du régiment d’Apchéron et lui dit quelque chose.