Guerre et Paix (trad. Bienstock)/III/16

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 8p. 177-183).


XVI

Koutouzov, accompagné de ses aides de camp, suivait au pas les carabiniers. Après avoir parcouru une demi-verste en queue de la colonne, il s’arrêta près d’une maison isolée, délaissée (probablement une auberge abandonnée), située à l’embranchement de deux routes. Les deux routes venaient de la montagne et par les deux, les troupes descendaient.

Le brouillard commençait à se dissiper ; à la distance de deux verstes on distinguait vaguement, les troupes ennemies sur les hauteurs d’en face. À gauche, en bas, la fusillade devenait plus distincte. Koutouzov s’arrêta et causa au général autrichien. Le prince André, un peu en arrière, les observait. Ayant besoin de la longue-vue, il la demanda à un aide de camp.

— Regardez, regardez, — dit cet aide de camp qui regardait non l’armée lointaine mais celle qui se trouvait devant lui, sur la montagne, — ce sont des Français !

Les deux généraux et les aides de camp prirent vivement la longue-vue qu’ils s’arrachaient l’un l’autre. Soudain, tous les visages changèrent, tous exprimèrent l’effroi. On croyait les Français à dix verstes et ils paraissaient inopinément devant nous.

— C’est l’ennemi ?… — Non !… — Mais voyez, c’est lui…

— Assurément… que signifie cela ! — s’exclamaient les voix.

Le prince André apercevait à l’œil nu, en bas, à droite, une épaisse et forte colonne française qui montait à la rencontre du régiment d’Apchéron, à cinq cents pas à peine à l’endroit où se trouvait Koutouzov.

— « Voilà, le moment décisif est arrivé ! C’est à moi d’agir », pensa le prince André, et, piquant son cheval, il s’approcha de Koutouzov. — Il faut arrêter le régiment d’Apchéron, Votre Haute Excellence, — cria-t-il. Mais au même moment, tout était couvert de fumée, la fusillade s’élevait tout près et une voix naïve et effrayée cria à deux pas du prince André : « C’en est fait, camarades ! » On eût dit que cette voix était un ordre. À cet ordre tous se mirent à courir.

Une foule toujours croissante courait, en revenant sur ses pas, à l’endroit où cinq minutes avant les troupes passaient devant les empereurs. Il était non seulement difficile d’arrêter cette foule, mais impossible de ne pas être entraîné par elle. Bolkonskï s’efforcait seulement ne pas reculer et regardait autour de lui, stupéfait, sans pouvoir comprendre ce qui se passait sous ses yeux. Nesvitzkï, l’air furieux, rouge, méconnaissable, criait à Koutouzov que s’il ne partait pas immédiatement il serait sûrement fait prisonnier. Koutouzov restait à la même place et, sans répondre, il tira son mouchoir. Du sang coulait sur sa joue. Le prince André se fraya un passage jusqu’à lui.

— Vous êtes blessé ? — demanda-t-il retenant avec peine le tremblement de sa mâchoire inférieure.

— La blessure n’est pas ici, mais là ! — dit Koutouzov en serrant le mouchoir sur sa joue blessée et désignant les fuyards.

— Arrêtez-les ! cria-t-il, et en même temps, se convainquant sans doute qu’il était impossible de les arrêter, il frappa son cheval et s’élança à droite.

La foule montante des fuyards l’attrapa et l’entraîna en arrière.

Les troupes couraient en foule si compacte, qu’une fois tombé au milieu, il était, difficile d’en sortir.

L’un criait : « Va ! Pourquoi t’arrêtes-tu ? » L’autre, se tournant, tirait en l’air. Un troisième frappait le cheval de Koutouzov lui-même. Avec les plus grands efforts, Koutouzov, se débarrassant du courant de la foule, sortit à gauche avec sa suite diminuée de plus de moitié et s’élança dans la direction des coups de canon les plus proches. Dégagé de la foule des fuyards, le prince André, en tâchant de ne pas s’éloigner de Koutouzov, aperçut sur la descente de la montagne, dans la fumée, une batterie russe qui tirait encore et les Français accourant sur elle. Plus haut, l’infanterie russe se tenait immobile ; elle n’allait ni en avant pour aider à la batterie, ni en arrière pour suivre les fuyards. Un général à cheval se sépara de cette batterie et s’approcha de Koutouzov. Quatre hommes seulement restaient dans la suite de Koutouzov. Tous étaient pâles et se regardaient en silence.

— Arrêtez ces misérables ! cria en suffoquant Koutouzov au chef du régiment, en désignant les fuyards. Mais à ce moment même, comme pour punir ces paroles, les balles, comme une bande de petits oiseaux, volèrent en sifflant sur le régiment et la suite de Koutouzov. Les Français attaquaient la batterie, et, en apercevant Koutouzov, tiraient sur lui. À cette décharge, le commandant du régiment porta la main à sa jambe, quelques soldats tombèrent et le sous-lieutenant qui tenait le drapeau le laissa choir de ses mains. Le drapeau chancelait et tombait en s’accrochant aux fusils des soldats voisins. Sans attendre l’ordre, les soldats commencèrent à tirer.

— Oh ! oh ! gémissait Koutouzov avec une expression désespérée. Il se retourna.

— Bolkonskï ! murmura-t-il d’une voix tremblante, conscient de sa faiblesse sénile. Bolkonskï, murmura-t-il en désignant le bataillon désorganisé et l’ennemi, qu’est-ce donc ? Mais avant qu’il eût achevé, le prince André, sentant des larmes de colère et de honte lui monter à la gorge, descendit de cheval et courut vers le drapeau.

— Enfants ! en avant ! cria-t-il d’une voix perçante et enfantine. Le moment est venu, pensa le prince André, en saisissant la hampe du drapeau ; et il écoutait avec plaisir le sifflement des balles dirigées précisément contre lui.

Quelques soldats tombaient.

— Hourra ! — cria le prince André, portant avec peine le lourd drapeau. Et il s’élança en avant avec la certitude que tout le bataillon allait le suivre. En effet, il n’avait fait que quelques pas seul : un soldat bougeait, puis un autre et tout le bataillon, en criant : hourra ! courait en avant et le dépassait.

Un sous-officier du bataillon prit le drapeau qui chancelait, trop lourd pour les mains du prince André ; mais aussitôt il était tué. Le prince André saisit de nouveau le drapeau et, le traînant par la hampe, courut vers le bataillon. Devant lui, il voyait nos artilleurs, dont les uns se battaient, les autres quittaient les canons et venaient à sa rencontre. Il voyait des fantassins français qui attrapaient les chevaux des artilleurs et tournaient les canons. Le prince André, avec le bataillon, était déjà à vingt pas des canons. Il entendait, non loin, le sifflement ininterrompu des balles, et sans cesse, à droite et à gauche de lui des soldats gémissaient et tombaient. Mais il ne les regardait pas. Il regardait seulement ce qui se passait devant lui, sur la batterie. Déjà, il voyait clairement la figure d’un artilleur roux, avec son képi de côté, qui tirait à lui le refouloir tandis qu’un Français s’efforcait de le lui arracher. Le prince André distinguait déjà l’expression égarée, haineuse de ces deux hommes qui, visiblement, ne comprenaient pas ce qu’ils faisaient « Que font-ils ? pensa le prince André en les regardant. Pourquoi l’artilleur roux ne s’enfuit-il pas, puisqu’il n’a plus d’arme, et pourquoi le Français ne l’abat-il pas ? À peine voudra-t-il se sauver que le Français songera à son fusil et le tuera. » En effet, un autre Français, le fusil en joue, accourut vers les deux adversaires et le sort de l’artilleur roux, qui ne comprenait toujours pas ce qui l’attendait et, triomphant, venait d’arracher le refouloir, se décidait. Mais le prince André ne vit pas comment cela se termina. Il lui semblait que quelques-uns des soldats, les plus proches, de toutes leurs forces, lui frappaient la tête à coups de bâton. Il avait assez mal, mais le plus désagréable, c’est que le mal le distrayait et l’empêchait de voir ce qu’il regardait.

« Qu’est-ce donc ? Je tombe ? Mes jambes vacillent, » pensa-t-il ; et il tomba sur le dos.

Il ouvrit les yeux, espérant voir comment finissait la lutte des Français et des artilleurs ; il désirait savoir si l’artilleur roux était tué ou non, si les canons étaient pris ou sauvés. Mais il ne voyait rien. Au-dessus de lui, il n’y avait rien, sauf le ciel, le ciel haut, sombre, mais cependant infiniment haut, avec des nuages gris qui couraient doucement. « Quelle douceur, quel calme, quelle solennité ; ce n’est pas du tout comme tout à l’heure quand je courais, pensait le prince André, quand nous avons couru, crié, quand nous nous battions, quand, avec des visages furieux, effrayés, le Français et l’artilleur s’arrachaient le refouloir ; ce n’est pas ainsi que les nuages flottaient dans ce ciel infini. Comment, auparavant, n’ai-je pas vu ce haut ciel ! Comme je suis heureux de l’avoir enfin aperçu. Oui, tout est sottise, tromperie, sauf ce ciel infini. Il n’y a rien, rien sauf lui. Mais même il n’existe pas, il n’y a rien outre le calme et le repos. Dieu soit loué ! »…