Guerre et Paix (trad. Bienstock)/IV/15

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 8p. 321-327).


XV

Dire « demain » d’un ton convaincu, ce n’était pas difficile, mais venir seul à la maison, voir les sœurs, le frère, la mère, le père, avouer et demander de l’argent auquel on n’a pas droit après la parole d’honneur donnée, c’était terrible.

À la maison on ne dormait pas encore. La jeunesse de la maison des Rostov, en rentrant du théâtre, après le souper, était assise près du clavecin. Aussitôt que Nicolas entra au salon, il fut saisi de cette atmosphère d’amour, de poésie, qui régnait cet hiver dans leur maison et qui, maintenant, après la proposition de Dolokhov et le bal chez Ioguel, semblait se condenser encore davantage, comme l’air avant l’orage, sur Sonia et Natacha. Toutes les deux, en robe bleue, — celle du théâtre — jolies, et le sachant, heureuses, se tenaient en souriant près du clavecin. Véra jouait aux échecs dans le salon avec Chinchine. La vieille comtesse, en attendant son fils et son mari, faisait une patience avec la vieille femme d’un gentilhomme, qui vivait chez eux. Denissov, les yeux brillants, les cheveux en désordre, était assis près du clavecin, les jambes écartées ; de ses doigts courts, il frappait le clavecin et prenait des accords ; les yeux levés, il chantait de sa voix faible, rauque, mais juste, des vers composés par lui, « La Magicienne », auxquels il voulait trouver la musique :


« Magicienne, dis quelle force
M’entraîne vers les accords délaissés.
Quel feu as-tu jeté sur mon cœur,
Quel enthousiasme s’est répandu dans mon être. »


Il chantait d’une voix passionnée, en fixant sur Natacha, effrayée et heureuse, ses yeux noirs brillants.

— C’est beau ! admirable ! criait Natacha. Encore l’autre couplet, dit-elle sans remarquer Nicolas.

— Ici, toujours la même chose, — pensa Nicolas, en regardant le salon où il aperçut Véra et sa mère avec la vieille dame.

— Ah ! voilà Nikolenka !

Natacha courut vers lui.

— Papa est à la maison ? demanda-t-il.

— Comme je suis heureuse que tu sois venu ! dit Natacha sans répondre ; nous sommes si gais. Vassili Dmitrievitch est resté une journée de plus pour moi, tu sais ?

— Non, papa n’est pas encore rentré, dit Sonia.

— Coco, tu es arrivé. Viens chez moi, mon ami, dit, du salon, la voix de la comtesse.

Nicolas s’approcha de sa mère, lui baisa la main et, en s’asseyant en silence près de la table, se mit à regarder ses mains qui jetaient les cartes. Dans la salle, des rires et des voix gaies qui exhortaient Natacha, se faisaient entendre.

— Eh bien, bon, bon ! s’écria Denissov. Maintenant vous ne pouvez plus ’efuser, vous devez chanter une ba’ca’olle, je vous en supplie.

La comtesse se retourna vers son fils silencieux.

— Qu’as-tu ? demanda-t-elle à Nicolas.

— Rien, — dit-il, comme s’il était ennuyé d’une question souvent répétée. — Papa viendra bientôt ?

— Je pense.

« Chez eux, la même chose, toujours la même chose. Ils ne savent rien. Où me mettrai-je ? » pensa Nicolas ; et il alla dans la salle où était le clavecin.

Sonia était assise devant le clavecin et jouait le prélude de cette barcarolle que Denissov aimait particulièrement. Natacha se préparait à chanter. Denissov la regardait avec des yeux enthousiasmés. Nicolas se mit à marcher de long en large dans la chambre.

« En voilà une idée de la faire chanter ? Que peut-elle chanter ? Il n’y a rien de gai ici ! » pensait Nicolas.

Sonia prit le premier accord du prélude.

« Mon Dieu. Je suis un homme perdu, malhonnête ! Une balle dans le front, c’est tout ce qui me reste, et non pas chanter. M’en aller ! Mais où ! Qu’importe, s’ils chantent ! »

Nicolas, en continuant à marcher, regardait sombrement Denissov et les jeunes filles, en évitant leurs regards.

« Nicolas, qu’avez-vous ? » demandait le regard de Sonia fixé sur lui. Elle s’était aperçue aussitôt qu’il avait quelque chose.

Nicolas se détourna d’elle. Natacha, avec son flair remarquable, elle aussi avait aussitôt observé l’état de son frère. Elle le remarquait, mais elle était si gaie en ce moment, elle était si loin de toute tristesse, de tout souci, que volontairement (comme il arrive souvent avec les jeunes gens) elle se leurrait. « Non, je suis trop gaie maintenant pour gâter ma gaieté par la compassion et la douleur d’un autre, » pensait-elle. Et elle se dit : « Non, je me trompe sans doute. Il doit être aussi gai que moi. »

— Eh bien ! Sonia, dit-elle ; et elle alla se placer au milieu de la salle, où elle croyait la résonance meilleure. La tête soulevée, les bras ballants, comme les danseuses, Natacha, d’un mouvement énergique, en marchant du talon aux pointes arriva au milieu de la salle et s’arrêta.

« Voilà ce que je suis ! » semblait-elle dire en réponse aux regards enthousiastes de Denissov qui la suivait des yeux.

« De quoi se réjouit-elle ? pensa Nicolas en regardant sa sœur. Et comment n’est-elle pas ennuyée, n’a-t-elle pas honte ! »

Natacha prit la première note ; sa gorge se dilatait, sa poitrine se soulevait, ses yeux prenaient une expression sérieuse. En ce moment elle ne pensait à personne, et des sons coulaient de sa bouche plissée dans un sourire, des sons que chacun peut faire dans le même temps et le même intervalle, et qui vous laissent indifférents un millier de fois, mais qui, soudain, à la mille unième fois, vous font tressaillir et pleurer.

Cet hiver, Natacha pour la première fois s’était mise à chanter sérieusement, et surtout parce que Denissov s’enthousiasmait de sa voix. Maintenant elle ne chantait plus comme une enfant, il n’y avait plus dans son chant ce soin comique, enfantin, d’autrefois, mais elle ne chantait pas encore bien ; tous les connaisseurs qui l’entendaient disaient : « Une belle voix, mais pas travaillée. »

Mais ordinairement on disait cela bien après que sa voix avait cessé de se faire entendre, et pendant que résonnait cette voix non travaillée, malgré les aspirations défectueuses et les efforts de passages, même les connaisseurs critiques ne disaient rien, jouissaient de cette voix non travaillée et désiraient seulement l’entendre encore une fois.

La pureté virginale de sa voix, l’ignorance de son pouvoir, cette douceur intacte étaient si unis au défaut de l’art du chant qu’il semblait impossible d’y rien changer sans la gâter.

« Qu’est-ce que c’est ? pensa Nicolas, les yeux largement ouverts, en entendant la voix de sa sœur. Que lui est-il arrivé ? Comme elle chante aujourd’hui ! »

Et tout d’un coup le monde se concentrait pour lui en l’attente de la note suivante, et tout, dans le monde, était pour lui partagé en trois mesures : « Oh ! mio crudele affetto… un, deux, trois… un, deux, trois… Oh ! mio crudele affetto ; un deux, trois… un… Quelle vie imbécile… Le malheur et l’argent de Dolokhov, et la colère, et l’honneur… tout cela n’est rien… Voilà le vrai… Eh bien ! Natacha… Eh bien ! colombe. Eh bien ! chérie !… Comment prendra-t-elle le si ? Elle l’a pris. Dieu soit loué ! » pensait Nicolas. Et sans remarquer qu’il chantait, pour renforcer ce si, il prit le deuxième de la tierce de la haute note. « Mon Dieu, comme c’est beau ! Est-ce moi qui ai pris cette note ? Comme c’est beau ! » pensait-il.

Oh ! comme cette tierce tremblait et semblait toucher le meilleur de l’âme de Rostov : quelque chose, indépendant de tout au monde, et supérieur à tous. Que font ici la perte de jeu, et Dolokhov et la parole d’honneur ! Tout est bêtise. On peut tuer, voler et quand même, être heureux…