Guerre et Paix (trad. Bienstock)/X/17

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 10p. 329-336).


XVII

Après que l’empereur eut quitté Moscou, la vie y reprit son train habituel, et le cours de cette vie était si bien comme d’habitude qu’il était difficile de se souvenir des journées passées dans l’enthousiasme patriotique et dans l’enchantement, qu’il était difficile de croire, qu’en effet, la Russie était en danger et que les membres du club anglais étaient ces mêmes fils de la patrie, prêts pour elle à tous les sacrifices. La seule chose qui rappelât l’impression générale enthousiaste, patriotique, qui régnait pendant le séjour de l’empereur à Moscou, c’était l’exigence des sacrifices en hommes et en argent, qui aussitôt faits étaient tranchés sous une forme légale, officielle et semblaient obligatoires.

Avec l’approche de l’ennemi, l’opinion des Moscovites sur leur situation non seulement ne devenait pas plus sérieuse mais était au contraire encore plus légère, comme il arrive toujours avec les hommes qui voient venir un grand danger.

À l’approche du danger, deux voix parlent toujours également haut dans l’âme de l’homme : l’une dit très raisonnablement de réfléchir à la qualité même du danger et au moyen de s’en débarrasser. L’autre dit encore plus raisonnablement qu’il est trop pénible, trop tourmentant de penser aux dangers, alors que les prévoir tous et les écarter n’est pas dans le pouvoir de l’homme, de sorte qu’il vaut mieux se détourner des choses pénibles jusqu’à ce qu’elles arrivent, et penser à l’agréable.

Dans l’isolement, l’homme écoute en général la première voix ; dans la société, au contraire, il suit la seconde. C’est ce qui avait lieu maintenant pour les habitants de Moscou. Depuis longtemps on ne s’était amusé autant, à Moscou, que cette année.

Les affiches de Rostoptchine[1], avec les dessins d’un cabaretier et d’un petit marchand de Moscou, Karpouchka Tchiguirine, qui, pris dans l’enrôlement, après avoir bu un verre de trop, entendant dire que Bonaparte voulait aller contre Moscou, se fâcha et proféra des mots grossiers contre tous les Français, sortit du débit et, sous l’aigle impériale, se mit à haranguer le peuple amassé, étaient lues et commentées comme le dernier bout-rimé de Vassili Lvovitch Pouschkine.

Au cercle, on se réunissait dans une des salles pour lire ces affiches et plusieurs goûtaient comment Karpouchka avait raillé les Français, en disant qu’ils se gonfleraient de choux, éclateraient de gruau, étoufferaient de stchi, qu’ils étaient tous des nains et qu’une femme, avec une fourche, pouvait renverser trois Français. Certains n’approuvaient pas ce ton, le trouvaient vulgaire et sot. On racontait que Rostoptchine avait expulsé de Moscou tous les Français et même les étrangers, que parmi eux il y avait des espions et des agents de Napoléon ; mais on racontait cela principalement pour avoir occasion de citer les bons mots dits par Rostoptchine à leur départ.

On expédiait les étrangers sur des barques, à Nijni-Novogorod, et il leur avait dit : Rentrez en vous-mêmes, entrez dans la barque et n’en faites pas une barque de Caron. On racontait qu’on avait déjà renvoyé de Moscou toutes les chancelleries et administrations, et on ajoutait — plaisanterie de Chinchine — que pour cela seul Moscou devait être reconnaissant à Napoléon. On racontait que son régiment coûterait à Mamonov huit cent mille roubles, que Bezoukhov avait dépensé encore plus pour ses soldats, mais que ce qu’il y avait de mieux dans l’acte de Bezoukhov, c’était que lui-même allait vêtir l’uniforme, monter à cheval à la tête de son régiment et ne ferait rien payer à ceux qui le regarderaient.

— Vous ne faites grâce à personne, dit Julie Droubetzkoï en rassemblant et empaquetant la charpie avec ses doigts couverts de bagues. — Julie se préparait à quitter Moscou le lendemain et donnait une soirée d’adieu.

— Bezoukhov est ridicule, mais il est si bon, si charmant ! Quel plaisir d’être si caustique !

— Une amende ! dit un jeune homme en uniforme de milicien, que Julie appelait « mon chevalier » et qui l’accompagnait à Nijni-Novogorod.

Dans la société de Julie, comme dans beaucoup de salons moscovites, il avait été décidé de ne plus parler que le russe et ceux qui, se trompant, employaient le français, payaient une amende au profit du Comité de secours.

— Une autre amende pour le gallicisme, dit un littérateur russe qui était au salon : « Plaisir d’être » n’est pas russe.

— Vous ne faites grâce à personne, continua Julie, sans faire attention à l’observation grammaticale.

— Pour caustique, je suis coupable et paierai, mais pour le plaisir de vous dire la vérité, je suis encore prête à payer ; tant qu’au gallicisme, je n’en réponds pas, dit-elle au littérateur. Je n’ai ni argent ni loisir, pour prendre un professeur et apprendre le russe, comme le prince Galitzine.

— Le voilà ! dit Julie… Quand on… Non, non ! fit-elle au milicien, vous ne m’attraperez point. — Quand on parle du soleil on voit ses rayons, dit-elle en souriant aimablement à Pierre. — Nous venions de parler de vous, continua Julie avec cette aisance dans le mensonge, propre aux femmes du monde. Nous disions que votre régiment serait probablement mieux que celui de Mamonov.

— Ah ! ne me parlez pas de mon régiment ! fit Pierre en baisant la main de la maîtresse de la maison, et s’asseyant près d’elle : — il m’ennuie tant !

— Vous le commanderez sans doute en personne ? dit Julie en regardant le milicien d’un air rusé et moqueur.

En présence de Pierre, le milicien n’était plus si caustique et son visage marquait de l’étonnement pour la signification du sourire de Julie. Malgré sa distraction et sa bonhomie, la personne de Pierre paralysait aussitôt tout sentiment de moquerie.

— Non, répondit Pierre en riant et en regardant son gros et grand corps. Les Français me viseraient trop facilement et je craindrais de ne pas pouvoir monter à cheval.

Parmi les personnes qui faisaient l’objet des conversations dans le salon de Julie, il fut question des Rostov.

— On dit que leurs affaires sont très mauvaises, dit Julie ; et le comte lui-même est si désordonné !… Les Razoumovski ont voulu acheter sa maison et le domaine près de Moscou, et tout cela traîne ; il en demande très cher.

— Non, il me semble que la vente va avoir lieu ces jours-ci, bien que ce soit fou d’acheter maintenant quelque chose à Moscou.

— Pourquoi ? dit Julie. Pensez-vous qu’il y ait du danger pour Moscou ?

— Pourquoi donc partez-vous ?

— Moi ? Voilà une question étrange ! Je pars parce que c’est bien, parce que tout le monde part, parce que je ne suis ni une Jeanne d’Arc, ni une amazone.

— Eh bien, oui, oui. Donnez-moi encore des chiffons.

— S’il savait conduire ses affaires, il pourrait payer toutes ses dettes, continua le milicien à propos des Rostov.

— Un bon vieillard, mais un très pauvre sire. Et pourquoi vivent-ils si longtemps ici ? Ils devaient partir à la campagne depuis longtemps. Natalie a l’air bien portante maintenant ? demanda Julie à Pierre, en souriant malicieusement.

— Ils attendent leur fils cadet, dit Pierre. Il est entré aux Cosaques, chez Obolensky, il est allé à Biélaïa-Tzerkov, là-bas se forme le régiment, et maintenant ils le font permuter dans mon régiment et l’attendent de jour en jour. Le comte voulait partir depuis longtemps, mais la comtesse ne veut à aucun prix quitter Moscou avant le retour de son fils.

— Je les ai vus avant-hier chez les Arkharov, Natalie est redevenue belle et gaie. Elle a chanté une romance. Comme tout passe facilement chez certaines gens !

— Qu’est-ce qui passe ? demanda Pierre mécontent.

Julie sourit.

— Vous savez, comte, qu’un chevalier comme vous ne se rencontre que dans les romans de madame Suza.

— Quel chevalier ? demanda Pierre en rougissant.

— Allons, ne feignez pas, cher comte, c’est la fable de tout Moscou. Je vous admire, ma parole d’honneur.

— Une amende ! une amende ! dit le milicien.

— Allons, bon ! On ne peut pas causer, c’est ennuyeux !

Qu’est-ce qui est la fable de tout Moscou ? dit Pierre fâché, en se levant.

— Assez, comte, vous le savez bien !

— Je ne sais rien, dit Pierre.

— Je sais que vous êtes très ami avec Natalie et c’est pourquoi… Non, moi j’étais toujours mieux avec Véra. Cette chère Véra…

— Non, madame, continua Pierre d’un ton de mécontentement. Je n’ai pas du tout pris sur moi le rôle de chevalier de mademoiselle Rostov, voilà presqu’un mois que je ne suis pas allé chez eux, mais je ne comprends pas la cruauté…

Qui s’excuse… s’accuse, dit Julie en souriant et secouant la charpie, et pour avoir le dernier mot, elle changea aussitôt de conversation.

— Qu’ai-je appris aujourd’hui : cette pauvre Marie Bolkonskï est arrivée hier à Moscou. Vous savez qu’elle a perdu son père ?

— Vraiment ! Où est-elle ? Je désirerais beaucoup la voir, dit Pierre.

— Hier, j’ai passé la soirée avec elle. Aujourd’hui ou demain elle part avec son neveu dans leur domaine, près de Moscou.

— Eh bien ! Comment va-t-elle ? dit Pierre.

— Bien triste. Et savez-vous qui l’a sauvée ? C’est un roman ! Nicolas Rostov. On la cernait, on voulait la tuer, on a blessé ses domestiques. Il arrive, se précipite et la sauve…

— Encore un roman ! dit le milicien. Décidément c’est une fuite générale ! Toutes les vieilles filles se marient : Catiche, une, la princesse Bolkonskï, deux.

— Vous savez, je crois en effet qu’elle est un petit peu amoureuse du jeune homme.

— Une amende ! une amende ! une amende !

— Mais comment dire cela en russe ?

  1. Les fameuses affiches de Rostoptchine étaient l’imitation grossière du langage du peuple, presque intraduisible.