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Guerre et Paix (trad. Bienstock)/X/35

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 10p. 466-473).


XXXV

Koutouzov était assis, sa tête blanche baissée, son lourd corps affaissé sur un banc recouvert de tapis, à ce même endroit où Pierre l’avait vu le matin. Il ne donnait aucun ordre, se contentant de consentir ou non à ce qu’on lui proposait.

— Oui, oui, faites cela, répondait-il à diverses propositions. Oui, va, mon cher, disait-il tantôt à l’un, tantôt à l’autre de ses subalternes ; ou : Non, il ne faut pas, mieux vaut attaquer.

Il écoutait les rapports qu’on lui faisait, donnait des ordres, quand ses subordonnés lui en demandaient, mais quand il écoutait leurs rapports, il semblait ne pas s’intéresser au sens des mots qu’on lui disait, mais à quelque chose dans l’expression du visage, dans le ton de ceux qui parlaient. Il savait par sa longue expérience militaire, et il comprenait par son jugement d’homme âgé, qu’un seul homme ne peut pas en guider cent mille qui luttent contre la mort.

Il savait que ce ne sont point les ordres du général en chef, que ce n’est pas l’endroit où sont disposées les troupes, ni la quantité de canons et le nombre d’hommes tués qui décident du sort de la bataille, mais cette force insaisissable qu’on appelle l’esprit de l’armée, et il suivait cette force et la guidait autant qu’il le pouvait. L’expression principale du visage de Koutouzov était l’attention concentrée, tranquille, qui dominait à peine la fatigue de son corps affaibli et vieux.

À onze heures du matin on lui apporta la nouvelle que les flèches occupées par les Français étaient reprises mais que Bagration était blessé. Koutouzov fit : « Ah ! » et hocha la tête.

— Va chez le prince Pierre Ivanovitch et sache en détail ce qu’il y a, dit-il à l’un de ses aides de camp ; puis il s’adressa au prince de Wurtemberg qui se tenait derrière lui :

— Ne plairait-il pas à Votre Altesse de prendre le commandement de la première armée ?

Peu après le départ du prince, l’aide de camp du prince, qui n’avait pas eu le temps d’arriver à Séméonovskoié, revenait et annonçait au sérénissime que le prince demandait des renforts.

Koutouzov fronça les sourcils et envoya à Dokhtourov l’ordre de prendre le commandement de la première armée, et il demanda de faire revenir le prince, de qui, disait-il, il ne pouvait se passer dans les moments importants.

Quand on apporta à Koutouzov la nouvelle que Murat était pris et quand les officiers de l’état-major le félicitèrent, il sourit.

— Attendez, messieurs, attendez, la bataille est gagnée et la capture de Murat n’a rien d’extraordinaire, mais il vaut mieux attendre pour se réjouir.

Cependant il envoya un aide de camp porter aux troupes cette nouvelle.

Quand, du flanc gauche, accourut Tcherbinine apportant la nouvelle que les Français avaient pris les flèches et Séméonovskoié, Koutouzov devinant aux bruits apportés du champ de bataille et au visage de Tcherbinine, que la situation n’était pas bonne, se leva comme s’il dépliait ses jambes et, prenant Tcherbinine sous le bras, il l’emmena à l’écart.

— Va, mon cher, et vois si l’on ne peut pas faire quelque chose, dit-il à Ermolov.

Koutouzov était à Gorki, au centre de la position de l’armée russe. L’attaque de Napoléon, dirigée sur notre flanc gauche, était plusieurs fois repoussée. Au centre, les Français n’avaient pas dépassé Borodino ; au flanc gauche, la cavalerie d’Ouvarov avait mis les Français en fuite.

À trois heures, les attaques des Français cessèrent. Sur tous les visages qui venaient du champ de bataille et de ceux qui l’entouraient, Koutouzov lisait la tension arrivée au plus haut degré.

Koutouzov était heureux du succès inespéré de ce jour, mais les forces physiques l’abandonnaient. Plusieurs fois sa tête retombait, il somnolait. On lui servit à dîner. L’aide de camp de l’empereur, Volsogen, celui-là même qui, en passant devant le prince André, avait dit : « Il faut im Raum verlegen »[1] et que Bagration haïssait tant, pendant le dîner, s’approcha de Koutouzov. Il venait de la part de Barclay rendre compte de la marche des affaires au flanc gauche. Le prudent Barclay de Tolly, voyant qu’une foule de blessés s’enfuyaient et que les rangs de derrière se disloquaient, en pesant toutes les circonstances de l’affaire, avait décidé que la bataille était perdue, et, par son favori, il envoyait cette nouvelle au général en chef.

Koutouzov mâchait avec difficulté du poulet rôti, et, de son œil petit, gai, il regardait Volsogen. Celui-ci, d’un pas négligent, un sourire à demi méprisant sur les lèvres, s’approcha de Koutouzov en touchant à peine sa visière. Il affectait envers le sérénissime une sorte de négligence qui avait pour but de montrer que lui, en militaire très instruit, laissait aux Russes le soin de se faire une idole de ce vieillard inutile, mais que lui-même savait à qui il avait affaire. « Der alte Herr (comme les Allemands appelaient entre eux Koutouzov) macht sich ganz bequem[2] », pensait Volsogen en regardant sévèrement les assiettes qui se trouvaient devant Koutouzov. Il commença à rappeler au « vieux monsieur » la situation de l’affaire au flanc gauche, comme Barclay lui avait ordonné de le faire et comme lui-même l’avait vue et comprise.

— Tous les points de notre position sont aux mains de l’ennemi ; nous ne savons par qui le repousser parce qu’il n’y a pas de troupes ; elles fuient, et il est impossible de les arrêter.

Koutouzov cessa de mâcher, et, étonné, comme s’il ne comprenait pas ce qu’on lui disait, il fixait son regard sur Volsogen. Celui-ci, en remarquant l’émotion des alten Herrn[3] dit avec un sourire :

— Je ne me crois pas le droit de cacher à Votre Excellence ce que j’ai vu. Les troupes sont complètement désorganisées…

— Vous avez vu ? Vous avez vu ? s’écria Koutouzov en fronçant les sourcils, se levant rapidement et marchant sur Volsogen. — Comment, vous… Comment osez-vous… s’écria-t-il en faisant un geste menaçant de sa main tremblante, et tout suffocant. Comment osez-vous, monsieur, le dire à moi. Vous ne savez rien. Dites de ma part au général Barclay que ses renseignements sont faux, et que moi, général en chef, je connais mieux que lui la marche de la bataille.

Volsogen voulut dire quelque chose, mais Koutouzov l’interrompit.

— L’ennemi est repoussé au flanc gauche et vaincu au flanc droit. Si vous avez mal vu, monsieur, ne vous permettez pas de dire ce que vous ne savez pas. Veuillez aller chez le général Barclay et lui transmettre pour demain mon ordre absolu d’attaquer l’ennemi, dit sévèrement Koutouzov.

Tous se taisaient et l’on n’entendait que la respiration haletante du vieux général.

— Ils sont repoussés partout, j’en remercie Dieu et notre vaillante armée. L’ennemi est vaincu, et demain nous le chasserons de notre sainte Russie ! dit Koutouzov en se signant ; et, tout à coup, il sanglota.

Volsogen haussa les épaules, fit une grimace, et, sans mot dire, s’écarta sur le côté, étonné ueber diese Eingenommenheit des alten Herrn[4].

— Ah ! le voilà, mon héros ! dit Koutouzov au général, beau, assez gros, à la chevelure noire, qui, à ce moment, montait sur le mamelon. C’était Raïevsky qui, toute la journée, était resté au point principal du champ de Borodino.

Raïevsky rapportait que les troupes se tenaient fermes dans leurs positions et que les Français n’osaient plus les attaquer.

Après l’avoir écouté, Koutouzov dit :

Vous ne pensez donc pas, comme les autres, que nous sommes obligés de nous retirer.

Au contraire, Votre Altesse, dans les affaires indécises, c’est toujours le plus opiniâtre qui reste victorieux, et mon opinion

Koutouzov appela son aide de camp.

— Kaissarov, assieds-toi et écris l’ordre pour demain. Et toi, dit-il à un autre, va sur la ligne et annonce que demain nous attaquons.

Pendant que cette conversation avait lieu avec Raïevsky, et pendant que Koutouzov dictait l’ordre, Volsogen revenait de voir Barclay et disait que le général Barclay de Tolly désirait avoir l’affirmation écrite de cet ordre du feld maréchal.

Sans regarder Volsogen, Koutouzov ordonna d’écrire cet ordre que l’ancien général en chef désirait avoir pour éviter, avec raison, la responsabilité personnelle. Et, par un lien mystérieux, indéfinissable, qui soutenait dans toute l’armée la même impression qu’on appelle l’esprit de l’armée et qui est le nerf principal de la guerre, les paroles de Koutouzov, son ordre, se transmirent momentanément dans tous les points de l’armée. Ce n’étaient pas les paroles mêmes, ce n’était pas l’ordre qui étaient transmis dans les derniers anneaux de cette chaîne, dans les récits transmis de l’un à l’autre aux divers points de l’armée, il n’y avait même rien de semblable à ce qu’avait dit Koutouzov, mais le sens de ses paroles se communiquait partout, parce que les paroles de Koutouzov découlaient non de considérations habiles mais du sentiment qui était en l’âme du général en chef comme dans celle de chaque Russe.

En apprenant que nous attaquerions l’ennemi le lendemain, en entendant, des sphères supérieures de l’armée, l’affirmation de ce à quoi ils voulaient croire, les hommes épuisés, chancelants, se rassérénaient et s’encourageaient.

  1. Transporter dans l’espace.
  2. Le vieux monsieur se met tout à fait à son aise.
  3. Du vieux monsieur.
  4. De l’obstination du vieux monsieur.