Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIII/02

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 373-377).


II

La célèbre marche de flanc consistait uniquement en ce que l’armée russe, reculant toujours en sens contraire de l’invasion, après que celle-ci eut cessé, s’écartait de la ligne droite suivie au commencement, et, ne se voyant pas poursuivie, allait naturellement du côté où abondaient les provisions. Que l’on ne se représente pas d’hommes de génie en tête de l’armée russe, qu’on s’imagine l’armée seule, sans chefs, cette armée, n’aurait pu faire autre chose que le mouvement de recul vers Moscou, en décrivant un arc du côté où étaient les provisions et le pays abondamment pourvu.

Ce mouvement de la route de Nijni-Novgorod à celle de Riazan, Toula et Kalouga était tellement naturel que dans cette même direction s’enfuyaient les maraudeurs de l’armée russe, et qu’on exigeait, à Pétersbourg, que Koutouzov fit passer son armée dans cette même direction. À Taroutino, Koutouzov recevait presque un blâme de l’empereur pour avoir fait passer son armée par la route de Riazan, et on lui désignait cette même position en face de Kalouga, où il était déjà quand il reçut la lettre de l’empereur.

L’armée russe qui marchait sous l’impulsion des chocs reçus pendant toute la campagne et surtout à Borodino, après l’anéantissement de la force du choc, ne recevant pas de nouvelle poussée, prit la position qui lui était naturelle.

Le mérite de Koutouzov ne fut pas en des manœuvres géniales, qu’on appelle stratégiques, mais en ce que lui seul comprit l’importance de l’événement qui s’accomplissait. Lui seul comprit l’importance de l’inaction de l’armée française, lui seul continua d’affirmer que la bataille de Borodino était la victoire ; lui seul — lui qui par sa situation de commandant en chef aurait dû, semble-t-il, provoquer l’attaque — lui seul employa toutes ses forces à préserver l’armée russe de batailles inutiles.

La bête blessée sous Borodino était couchée là-bas, quelque part, où le chasseur la laissait, mais était-elle vivante, forte, ou seulement se cachait-elle, le chasseur l’ignorait. Tout à coup on entendit ses gémissements.

Les gémissements de l’armée française blessée, les cris dénonçant sa perte, ce fut l’envoi de Lauriston au camp de Koutouzov avec la mission de demander la paix.

Napoléon, toujours persuadé que tout ce qui lui venait en tête était bien, écrivit à Koutouzov la première chose qui lui traversa l’esprit et qui n’avait aucun sens : « Monsieur le prince Koutouzov, j’envoie près de vous un de mes aides de camp généraux pour vous entretenir de plusieurs objets intéressants. Je désire que Votre Altesse ajoute foi à ce qu’il lui dira, surtout lorsqu’il exprimera les sentiments d’estime et de particulière considération que j’ai depuis longtemps pour sa personne. Cette lettre n’étant à d’autre fin, je prie Dieu, monsieur le prince Koutouzov, qu’il vous ait en sa sainte et digne garde.

» Moscou, le 30 octobre 1812.
Signé : « Napoléon. »

« Je serais maudit par la postérité si l’on me considérait comme le promoteur d’un accommodement quelconque. Tel est l’esprit actuel de ma nation, » répondit Koutouzov ; et il continua d’employer toutes ses forces pour empêcher ses troupes d’attaquer.

Pendant le mois que l’armée française pillait Moscou et que l’armée russe stationnait tranquillement à Taroutino, un changement se faisait dans les forces réciproques (l’esprit et le nombre) des deux armées, grâce à quoi la prépondérance de la force était du côté des Russes. Malgré que la situation de l’armée française et sa force numérique fussent inconnues aux Russes, aussitôt que ces rapports changèrent, la nécessité de l’attaque s’exprima immédiatement. Les indices étaient : l’envoi de Lauriston, l’abondance des provisions à Taroutino, les renseignements qui venaient de tous côtés sur l’inaction et le désordre des Français, le renforcement de nos régiments par de nouvelles recrues, le beau temps, le repos prolongé des soldats russes et l’impatience, qui se montre ordinairement chez les troupes après le repos, d’accomplir la tâche pour laquelle ils étaient réunis, la curiosité de savoir ce qui se faisait dans l’armée française perdue de vue depuis longtemps, l’audace avec laquelle les avant-postes russes passaient devant les Français qui étaient près de Taroutino, les nouvelles de faciles victoires remportées sur les Français par les paysans et les partisans, l’envie provoquée par tout cela, le sentiment vindicatif qui était dans l’âme de chaque Russe pendant que les Français étaient à Moscou et, principalement, la conscience vague mais vive dans l’âme de chaque soldat « que les relations réciproques sont maintenant changées et que nous avons l’avantage ». Le rapport mutuel des forces était changé et l’attaque devenait nécessaire.

Comme l’horloge qui commence à battre et à jouer dès que l’aiguille a fait un tour complet, de même, dans les hautes sphères, suivant le changement essentiel des forces, commençait le mouvement accéléré, le bourdonnement et le jeu des carillons.