Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIII/03

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 378-382).


III

L’armée russe était dirigée par Koutouzov, par son état-major et, de Pétersbourg, par l’empereur. À Pétersbourg, encore avant la réception de la nouvelle de l’abandon de Moscou, on avait fait le plan détaillé de toute la campagne et on l’avait envoyé à Koutouzov pour qu’il s’y conformât. Bien que ce plan fût fait en supposant Moscou entre nos mains, il était approuvé par l’état major et accepté pour être mis en pratique. Koutouzov écrivit seulement que les diversions à de grandes distances sont toujours très difficiles à exécuter, et, pour résoudre les difficultés rencontrées, on envoya de nouveaux ordres et de nouvelles personnes.

En outre, dans l’armée russe, maintenant, tout était changé : on avait remplacé Bagration, qui avait été tué, et Barclay qui s’était retiré, et l’on se demandait très sérieusement ce qui serait le mieux : mettre À à la place de B, et B à la place de D ou, au contraire, D à la place de A, etc., comme s’il en pouvait dépendre autre chose que le plaisir de A et de B.

Dans l’état-major de l’armée, à cause de l’hostilité de Koutouzov envers son chef d’état-major Benigsen et de la présence des personnes qui jouissaient de la confiance de l’empereur, et à cause de tous ces déplacements, il se passait quelque chose de plus que les jeux ordinaires des partis : A intriguait contre B, D contre C, etc., dans toutes les combinaisons possibles.

Pour la plupart l’objet de l’intrigue était cette même affaire militaire que toutes ces personnes croyaient guider. Mais l’affaire militaire marchait indépendamment d’elles, exactement comme elle devait marcher, c’est-à-dire qu’elle ne concordait jamais avec ce que les hommes inventaient, mais résultait de la combinaison des relations multiples des masses. Toutes ces combinaisons, en se croisant, s’emmêlant, ne reflétaient dans les hautes sphères que l’image exacte de ce qui devait s’accomplir.

« Prince Mikhaïl Ivanovitch, — écrivait l’empereur le 2 octobre, dans une lettre reçue après la bataille de Taroutino, — depuis le 2 septembre, Moscou est aux mains des ennemis. Vos derniers rapports sont du 20, et depuis tout ce temps non seulement rien n’est entrepris contre l’ennemi ni pour la délivrance de notre vieille capitale, même, selon votre dernier rapport, vous avez reculé. Serpoukhov est déjà occupé par un détachement ennemi, et Toula, avec son arsenal si nécessaire à l’armée, est en danger. D’après le rapport du général Vintzengerode, je crois qu’un corps d’armée ennemi de dix mille hommes s’aventure sur la route de Pétersbourg, un autre, de plusieurs mille, marche aussi vers Dmitov, un troisième s’avance sur la route de Vladimir, un quatrième, assez important, se trouve entre Rouza et Mojaïsk, et Napoléon lui-même, jusqu’au 25, était à Moscou. D’après tous ces renseignements, quand l’ennemi, avec ces forts détachements, a affaibli sa force, quand Napoléon est encore à Moscou avec sa garde, est-il possible que les forces ennemies qui se trouvent devant vous soient si importantes et ne vous permettent pas d’attaquer ? Au contraire, on peut supposer, avec de grandes probabilités, qu’il vous poursuit par détachements séparés ou au moins avec un corps d’armée beaucoup plus faible que celui qui vous est confié. Il semble qu’en profitant de ces circonstances vous pourriez avec avantage attaquer l’ennemi plus faible que vous et l’anéantir, ou au moins, le forçant à reculer, conserver entre vos mains une partie importante des provinces occupées maintenant par l’ennemi et par cela, écarter le danger de Toula et de nos autres villes intérieures. Vous en porteriez la responsabilité si l’ennemi pouvait envoyer un corps important à Pétersbourg pour menacer cette capitale où ne peuvent rester beaucoup de troupes, car, avec l’armée qui vous est confiée, en agissant avec activité et résolution, vous avez tous les moyens d’écarter de nouveaux malheurs. Rappelez-vous que vous êtes encore responsable devant la patrie blessée de l’abandon de Moscou. Vous avez eu des preuves que je suis prêt à vous récompenser. Ce désir ne faiblit pas en moi, mais moi et la Russie avons le droit d’attendre de vous tout le zèle, toute la fermeté et le succès que nous promettent votre esprit, votre talent militaire et le courage des troupes que vous dirigez. »

Mais pendant que cette lettre, qui prouvait que l’état des forces se reflétait déjà à Pétersbourg, était en route, Koutouzov ne pouvait plus retenir de l’attaque l’armée qu’il commandait : la bataille était déjà livrée.

Le 2 octobre, un Cosaque, Chapovalov, qui se trouvait en reconnaissance, tua un lièvre et en blessa un autre. En poursuivant le lièvre blessé, il s’aventura loin dans la forêt et se heurta au flanc gauche de l’armée de Murat, qui se trouvait là. Le Cosaque raconta en riant comment il avait failli tomber entre les mains des Français. Le capitaine ayant eu connaissance de ce récit le conta au commandant. On fit appeler le Cosaque, on l’interrogea.

Les camarades du Cosaque voulaient profiter de cette occasion pour capturer des chevaux, mais l’un des chefs, qui connaissait les surprises de la guerre, raconta le fait à un général de l’état-major.

Ces derniers temps, la situation était très tendue dans l’état-major de l’armée : quelques jours auparavant, Ermolov était venu trouver Benigsen pour le prier d’employer son influence sur le commandant en chef afin de le décider à l’attaque.

— Si je ne vous connaissais pas, je penserais que vous ne voulez pas ce que vous demandez. Il suffit que je conseille une chose pour que le sérénissime fasse juste le contraire, répondit Benigsen.

La nouvelle apportée par le Cosaque, confirmée par les éclaireurs, montra qu’il était opportun d’agir. La corde tendue se rompait, le carillon se mettait en branle. Malgré tout son pouvoir imaginaire, son esprit, son expérience et sa connaissance des hommes, Koutouzov, prenant en considération le rapport de Benigsen — qui envoya personnellement son rapport à l’empereur, — le désir exprimé par tous les généraux, le désir, soupçonné par lui, de l’empereur et les renseignements des Cosaques, ne pouvait plus retenir le mouvement inévitable et donnait l’ordre de faire ce qu’il croyait inutile et nuisible : — il permit le fait accompli.