Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XV/12

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 170-172).


XII

Le lendemain, le feld-maréchal offrit un dîner et un bal que l’empereur daigna honorer de sa présence. Koutouzov était décoré de la grand’croix de Saint-Georges ; l’empereur le comblait des plus grands honneurs, néanmoins chacun se rendait compte que l’empereur était mécontent du feld-maréchal. On observait les convenances, l’empereur en donnait l’exemple, mais tous savaient le vieux coupable et bon à rien. Quand, pendant le bal, par une vieille habitude du temps de Catherine, Koutouzov ordonna de déposer les drapeaux aux pieds de l’empereur qui entrait, celui-ci fronça les sourcils, l’air mécontent, et murmura des paroles parmi lesquelles certains crurent entendre : « Le vieux comédien. »

Le mécontentement de l’empereur contre Koutouzov augmenta à Vilna surtout parce que Koutouzov ne voulut ou ne sut pas comprendre l’empereur dans ses plans d’une future campagne. Le lendemain matin, quand l’empereur dit aux officiers réunis chez lui : « Non seulement vous avez sauvé la Russie, mais vous avez sauvé l’Europe », tous comprirent que la guerre n’était pas terminée. Seul Koutouzov ne voulut pas comprendre et exprima ouvertement l’opinion qu’une nouvelle campagne ne pourrait améliorer la situation de la Russie ni augmenter sa gloire, mais aggraverait sa situation et diminuerait ce haut degré de gloire, où, selon lui, se trouvait maintenant la Russie. Il tâchait de prouver à l’empereur l’impossibilité de l’enrôlement de nouvelles troupes, parlait de la situation pénible des populations, de la possibilité d’insuccès, etc.

Avec de telles pensées, le feld-maréchal n’était qu’un obstacle et un frein à la nouvelle guerre.

Pour éviter les discussions avec le vieillard, une issue se présenta d’elle-même. Elle consistait, comme à Austerlitz et au commencement de la campagne avec Barclay, à enlever sournoisement au commandant en chef, sans le troubler, sans le prévenir, le pouvoir dont il était investi et le transférer à l’empereur lui-même.

Pour cela, l’état-major fut transformé peu à peu, et la force principale de l’état-major de Koutouzov fut détruite et transportée près l’empereur : Toll, Konovnitzen, Ermolov reçurent d’autres emplois. Tous disaient hautement que le feld-maréchal était devenu très faible et malade. Il devait être très faible et malade afin de laisser la place à son successeur. Et, en effet, sa santé s’affaiblissait.

Aussi naturellement et simplement qu’était paru Koutouzov, de retour de Turquie, dans la Chambre des finances de Pétersbourg, pour enrôler la milice et ensuite aller à l’armée, aussi naturellement et simplement, maintenant que son rôle était terminé, paraissait à sa place le nouvel acteur que réclamaient les circonstances.

La guerre de 1812, outre sa signification nationale chère au cœur russe, devait avoir une signification européenne.

Au mouvement des peuples de l’occident à l’orient devait succéder un mouvement des peuples de l’orient à l’occident et, pour cette nouvelle guerre, un nouvel homme était nécessaire avec d’autres qualités que celles de Koutouzov, d’autres opinions et des mobiles différents pour ses actes.

Alexandre Ier était aussi nécessaire au mouvement des peuples de l’orient à l’occident et au rétablissement des frontières que Koutouzov avait été nécessaire au salut et à la gloire de la Russie.

Koutouzov ne comprenait pas ce que signifiait l’Europe, l’équilibre, Napoléon. Il ne pouvait pas le comprendre. Pour le représentant du peuple russe, dès l’instant que l’ennemi était battu, la Russie délivrée et arrivée au sommet de la gloire, un Russe n’avait plus rien à faire. Pour le représentant de la guerre nationale, il ne restait plus que la mort. Et il mourut.