Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XV/13

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 173-177).


XIII

Comme il arrive généralement, Pierre ne sentit toute la dureté des privations physiques et des peines endurées pendant la captivité que quand il en fut délivré. Une fois mis en liberté, il se rendit à Orel et le troisième jour après son arrivée, pendant qu’il faisait ses préparatifs pour partir à Kiev, il tomba malade et dut rester alité trois mois. Comme le disaient les docteurs, il avait une fièvre de bile. Malgré les soins des médecins et le grand nombre de drogues qu’ils lui ordonnèrent, il guérit.

Tout ce qui était arrivé à Pierre depuis sa délivrance jusqu’à sa maladie ne lui avait laissé presque aucune impression. Il se rappelait seulement le temps gris, sombre, avec tantôt la pluie, tantôt la neige, l’ennemi, le mal dans les jambes et dans les côtes, l’impression générale des malheurs et des souffrances des hommes, la curiosité des officiers et des généraux qui l’interrogeaient, ses démarches et ses soucis pour trouver un cheval et une voiture, et, le principal, son incapacité de penser et de sentir durant tout ce temps. Le jour de sa délivrance il avait vu le cadavre de Pétia Rostov ; le même jour il avait appris que le prince André avait vécu plus d’un mois après la bataille de Borodino et qu’il était mort récemment, à Iaroslav, dans la maison des Rostov.

Denissov qui lui apprenait cette nouvelle, en causant, mentionna par hasard la mort d’Hélène, supposant que Pierre en était informé depuis longtemps. Alors, tout cela parut seulement étrange à Pierre ; il se sentait incapable de comprendre l’importance de toutes ces nouvelles ; alors, il se hâtait seulement de quitter au plus vite ces lieux où les hommes s’entretuaient pour un asile calme, quelque part là-bas, où il pourrait se ressaisir, se reposer, réfléchir à toutes les choses nouvelles et étranges qu’il avait apprises tout ce temps.

Mais aussitôt arrivé à Orel il tombait malade. Dès qu’il se remit, Pierre aperçut autour de lui deux de ses domestiques venus de Moscou : Terentï et Vaska, et la princesse aînée qui, d’Eletz, le domaine de Pierre où elle se trouvait, ayant appris sa délivrance et sa maladie, était venue le soigner.

Pendant sa convalescence, Pierre se déshabitua peu à peu des impressions devenues habituelles et se fit à la pensée que demain personne ne le chasserait nulle part, que personne ne lui enlèverait son lit chaud et que le lendemain il aurait sûrement le dîner, le thé et le souper.

Mais dans le rêve, pendant longtemps encore il se voyait toujours dans les conditions de la captivité. De même, peu à peu, Pierre se rendait compte des nouvelles qu’il avait apprises après sa délivrance : la mort du prince André, la mort de sa femme, l’anéantissement des Français.

Le sentiment agréable de la liberté, de cette entière liberté précieuse à l’homme, s’éveillait en lui pour la première fois au premier relais après sa sortie de Moscou et, durant toute sa convalescence, emplissait son âme.

Il s’étonnait que cette liberté intérieure, indépendante des circonstances extérieures, fût maintenant accompagnée de la liberté extérieure. Il était seul dans une ville étrangère, sans connaissances, personne n’exigeait rien de lui, ne l’envoyait nulle part, il avait tout ce qu’il désirait, il était délivré d’une pensée qui autrefois le tourmentait sans cesse, la pensée de sa femme : elle n’existait plus.

« Ah ! c’est bon ! c’est agréable ! » se disait-il quand on approchait de lui une table proprement dressée, avec un bon bouillon, ou quand, la nuit, il s’enfoncait dans un lit moelleux, propre, ou quand il se souvenait qu’il n’y avait plus ni sa femme, ni les Français. « Ah comme c’est bien, comme c’est agréable ! » Et par une vieille habitude il se posait la question : « Eh bien, et après ? Que ferai-je après ? » Et aussitôt il se répondait : « Rien. Je verrai. Ah ! comme c’est bien ! »

Ce qui le tourmentait autrefois, ce qu’il cherchait toujours : le but de la vie, maintenant n’existait plus pour lui. Ce but de la vie n’existait plus pour lui, non par hasard, momentanément, mais il sentait qu’il n’existait pas, qu’il ne pouvait être. Et cette absence de but qui lui donnait cette conscience complète et joyeuse de la liberté faisait son bonheur.

Il ne pouvait avoir de but parce que, maintenant, il avait la foi, non la foi en des règles, des paroles ou des idées, mais la foi en Dieu vivant, qu’on sent toujours. Auparavant, il le cherchait dans ce but qu’il se plaçait. Cette recherche d’un but n’était que la recherche de Dieu. Et tout d’un coup, en captivité, il avait appris non par des paroles, non par des raisonnements, mais par le sentiment immédiat, ce que depuis longtemps sa vieille bonne lui disait : que Dieu est ici, partout. En captivité il avait appris que Dieu en Karataïev est plus grand, plus infini, plus incompréhensible que dans l’architecte de l’univers reconnu par les maçons. Il éprouvait le sentiment d’un homme qui trouve sous ses pieds ce qu’il cherchait alors que son regard errait loin devant lui. Toute sa vie il avait regardé là-bas, quelque part, par-dessus les têtes des hommes qui l’entouraient… et il ne fallait pas fixer ses regards, mais seulement regarder devant soi.

Auparavant il ne savait voir en rien le grand, l’incompréhensible, l’infini, il sentait seulement qu’il devait être quelque part et il le cherchait. Près de lui et compréhensibles il ne voyait que des choses bornées, petites, dénuées de sens. Il s’armait de la longue-vue spirituelle et regardait dans le lointain, là-bas, où ces petites choses humaines en se dispersant dans le lointain brumeux, lui semblaient grandes et infinies seulement parce qu’il ne les voyait pas clairement. Telles se présentaient à lui la vie européenne, la politique, la maçonnerie, la philosophie, la philanthropie. Mais même quand il considérait sa faiblesse, son esprit pénétrait dans ce lointain, et il voyait là-bas les mêmes choses petites, humaines, insensées. Et maintenant, il avait appris à voir en tout le grand, l’éternel, l’infini, et, naturellement, pour le voir, pour jouir de sa contemplation, il abandonnait la longue-vue dans laquelle jusqu’ici il avait regardé par-dessus les têtes et contemplait joyeusement autour de lui la vie éternellement changeante, éternellement grande, si incompréhensible et infinie. Et plus il regardait près de lui, plus il était calme et heureux. La terrible question qui autrefois détruisait tous ses raisonnements spirituels : pourquoi ? n’existait plus pour lui. Maintenant, à cette question : pourquoi ? une réponse simple était toujours prête : parce qu’il y a Dieu, ce Dieu sans la volonté duquel il ne tombe pas un cheveu de la tête de l’homme.