Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 2/Chapitre 5

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Traduction par Irène Paskévitch.
Hachette (2p. 306-369).
Partie 2


CHAPITRE V

I

Pourquoi Napoléon faisait-il la guerre à la Russie ? Parce qu’il était écrit qu’il irait à Dresde, qu’il aurait la tête tournée par la flatterie, qu’il mettrait un uniforme polonais, qu’il subirait l’influence enivrante d’une belle matinée de juin, et enfin qu’il se laisserait emporter par la colère en présence de Kourakine d’abord, et de Balachow ensuite.

Alexandre, se sentant personnellement offensé, se refusait à toute négociation ; Barclay de Tolly mettait tous ses soins à bien commander son armée, afin de remplir son devoir et de conquérir la réputation d’un grand capitaine ; Rostow s’était lancé à la poursuite des Français, parce qu’il n’avait pu résister au désir de faire un bon temps de galop sur une plaine unie…, et c’est ainsi qu’agissaient, en conséquence de leurs dispositions particulières, de leurs habitudes, de leurs désirs, les individus qui prenaient part à cette guerre mémorable. Leurs appréhensions, leurs vanités, leurs joies, leurs critiques ; tous ces sentiments, provenant de ce qu’ils croyaient être leur libre arbitre, étaient les instruments inconscients de l’histoire, et travaillaient, à leur insu, au résultat dont aujourd’hui seulement on peut se rendre compte. Tel est le sort invariable de tous les agents exécuteurs, d’autant moins libres dans leur action qu’ils sont plus élevés dans la hiérarchie sociale.

Aujourd’hui les hommes de 1812 ont depuis longtemps disparu : leurs intérêts du moment n’ont laissé aucune trace, les effets historiques de cette époque nous sont seuls visibles, et nous comprenons comment la Providence a fait concourir chaque individu, agissant dans des vues personnelles, à l’accomplissement d’une œuvre colossale, dont ni eux ni même Alexandre et Napoléon n’avaient certainement l’idée.

Il serait oiseux, à l’heure qu’il est, de discuter sur les causes qui ont amené les désastres des Français : ce sont évidemment, d’un côté, leur entrée en Russie dans une saison trop avancée, et l’absence de tous préparatifs pour une campagne d’hiver, et, de l’autre, le caractère même imprimé à la guerre par l’incendie des villes et l’excitation à la haine de l’ennemi chez le peuple russe. Une armée de 800 000 hommes, la meilleure du monde, ayant à sa tête le plus grand capitaine et devant elle un ennemi deux fois plus faible, guidé par des généraux inexpérimentés, ne devait et ne pouvait succomber que par l’action de ces deux causes. Mais ce qui nous frappe aujourd’hui, ne frappait pas les contemporains, et les efforts des Russes et des Français tendaient au contraire à paralyser constamment leurs seules chances de salut.

Dans les ouvrages historiques sur l’année 1812, les auteurs français se donnent beaucoup de mal pour prouver que Napoléon se rendait compte du danger qu’il y avait pour lui, en faisant cette campagne, à s’étendre dans l’intérieur du pays, qu’il cherchait à livrer bataille, que ses maréchaux l’engageaient à s’arrêter à Smolensk… etc… etc… Les auteurs russes, de leur côté, appuient avec autant de force sur le plan arrêté, d’après eux, dès le début de l’invasion, et destiné à attirer, à la façon des Scythes, Napoléon au cœur même de l’Empire, et ils produisent, à l’appui de leur opinion, bon nombre de suppositions et de déductions tirées des événements qui se passaient à cette époque ; mais ces suppositions et ces déductions appartiennent évidemment à la catégorie des « on dit » sans valeur sérieuse, que l’historien ne saurait admettre sans s’écarter de la vérité, et tous les faits sont là pour les démentir.

Que voyons-nous en effet tout d’abord ? Nos armées sans communications entre elles, cherchant à se réunir, bien que cette réunion n’offre aucun avantage, à supposer surtout que l’on eût songé à attirer l’ennemi dans l’intérieur du pays ; le camp de Drissa fortifié d’après la théorie de Pfuhl, dans l’idée bien arrêtée de ne pas se retirer au delà ; l’Empereur suivant l’armée, non pas pour opérer une retraite, mais pour exciter les soldats par sa présence, et défendre chaque pouce de terrain contre l’invasion étrangère, et adressant de violents reproches au général en chef qui continue à se retirer. Comment alors aurait-il pu imaginer un moment que Moscou serait incendié, ou même que l’ennemi fût déjà entré à Smolensk ? Aussi son irritation éclate-t-elle quand il apprend qu’aucune grande bataille n’a été livrée, malgré la jonction des deux armées, et que Smolensk est pris et brûlé ! Les militaires et le peuple s’indignent également de cette retraite continue… et pendant ce temps les faits s’accomplissent, non par hasard ou en vertu d’un plan auquel personne ne croit, mais en conséquence des intrigues, des désirs et des efforts de toutes sortes, de ceux qui agissent dans leur propre intérêt ou sans préméditation.

Que faisons-nous cependant ? Nous cherchons à concentrer nos deux armées avant de livrer bataille, et à cet effet nous nous retirons jusqu’à Smolensk, en entraînant les Français à notre suite ; mais cette manœuvre n’a pas le résultat désiré, parce que Barclay de Tolly est un Allemand impopulaire, parce que Bagration, qui commande la seconde armée, et qui le déteste, ne tient pas à se trouver sous les ordres d’un inférieur, et retarde, autant que possible, cette jonction de nos forces. Quant à la présence de l’Empereur, au lieu de faire naître l’enthousiasme, elle fomente la discorde et détruit toute unité d’action : Paulucci, qui ambitionne le grade de général, parvient à l’influencer ; le plan de Pfuhl est abandonné, et la direction de l’ensemble des opérations est remise à Barclay de Tolly, dont on limite cependant le pouvoir, à cause du peu de confiance qu’il inspire. Grâce à ces divisions intestines, à ces rivalités, à l’impopularité du général en chef, il devient impossible de livrer un combat décisif, et pendant que l’irritation générale s’en accroît, et avec elle la haine des Allemands, le sentiment patriotique se réveille de tous côtés avec violence.

L’Empereur quitte enfin l’armée, sous le prétexte, le seul et le meilleur qu’on ait pu trouver, de chauffer à blanc l’enthousiasme du peuple dans les deux capitales, et son séjour inattendu à Moscou contribue puissamment à organiser la résistance future du pays.

Bien que l’Empereur ne soit plus là, la position du commandant en chef se complique de jour en jour : Bennigsen, le grand-duc et un essaim de généraux restent auprès de lui, afin de surveiller ses actes et de soutenir au besoin son énergie, mais Barclay de Tolly, se sentant de plus en plus sous la surveillance incessante des « yeux de l’Empereur », n’en devient que plus prudent et évite toute bataille.

Sa prudence est blâmée par le césarévitch, qui va jusqu’à parler de trahison à mots couverts, et qui exige un engagement immédiat. Lubomirsky, Bronnitzky, Vlotzky et d’autres en font tant de bruit, que, sous prétexte de documents importants à remettre à l’Empereur, Barclay renvoie peu à peu les aides de camp généraux polonais, et entre en lutte ouverte avec le grand-duc et Bennigsen.

Enfin, et malgré l’opposition de Bagration, les armées se réunissent à Smolensk.

Bagration arrive en voiture à la maison occupée par Barclay de Tolly, qui met son écharpe pour le recevoir, et pour faire son rapport à son ancien en grade. Bagration, dans un élan patriotique d’abnégation, se soumet à Barclay, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un avis complètement opposé au sien. Il correspond directement avec l’Empereur, selon les ordres de Sa Majesté, et écrit ceci à Araktchéïew : « Malgré le désir de mon Souverain, je ne puis rester plus longtemps avec le ministre (c’est ainsi qu’il nommait Barclay). Au nom de Dieu, envoyez-moi n’importe où ; donnez-moi un régiment à commander, mais, de grâce, tirez-moi d’ici ; le quartier général est plein d’Allemands, qui rendent la vie impossible aux Russes ; c’est un gâchis complet. Je croyais servir l’Empereur et la patrie, mais il se trouve que je ne sers que Barclay. Je vous avoue que je m’y refuse. » Les Bronnitzky et les Wintzingerode continuent à semer la zizanie entre les commandants en chef, et à empêcher par suite toute unité de vues. On se prépare à attaquer les Français devant Smolensk ; on envoie un général pour examiner la position, et ce général, ennemi de Barclay, passe la journée chez un des commandants de corps, et critique, en revenant, le champ de bataille, qu’il n’a pas même vu.

Pendant que l’on intrigue et que l’on discute sur le terrain où doit avoir lieu l’engagement, et qu’on cherche à découvrir où sont les Français, ceux-ci tombent sur la division de Névérovsky, et arrivent sous les murs mêmes de Smolensk.

Il n’y a plus à hésiter : pour sauver nos communications, il faut accepter, bon gré, mal gré, le combat. Il est livré : des milliers d’hommes tombent des deux côtés, et Smolensk est abandonné, en dépit de la volonté souveraine et du désir du peuple ! La ville est brûlée par ses habitants, que le gouverneur a trompés. Ruinés, et ne pensant qu’à leurs malheurs personnels, ils vont à Moscou servir d’exemples à leurs frères, et les exciter à la haine de l’ennemi. Pendant ce temps nous continuons notre retraite, et Napoléon continue de son côté à s’avancer en triomphateur, sans se douter du danger qui le menace… et c’est ainsi que se décident, contre toute attente, et sa perte et notre salut !


II

Le lendemain du départ du prince André, le prince Bolkonsky fit appeler sa fille :

« Te voilà, je l’espère, satisfaite ; tu m’as brouillé avec André, c’est ce que tu voulais : quant à moi, j’en suis triste et affligé ; je suis vieux, je suis faible, je suis seul… mais c’est ce que tu voulais… Va-t’en ! » Il la renvoya sur ces paroles, et il se passa une semaine sans qu’elle le vît, car il tomba malade et ne quitta pas son cabinet.

La princesse Marie remarqua, à sa grande surprise, que Mlle Bourrienne n’y avait plus ses entrées comme autrefois : son père n’acceptait plus que les soins du vieux Tikhone.

Au bout de huit jours, il se remit, reprit son existence habituelle, s’occupa avec une nouvelle activité de ses constructions et de ses jardins, et dès ce moment son intimité avec Mlle Bourrienne cessa complètement ! Toujours froid et dur avec sa fille, il semblait lui dire : « Tu m’as calomnié auprès d’André, tu m’as brouillé avec lui à cause de cette Française, et tu vois bien que je n’ai besoin de personne, pas plus d’elle que de toi ! »

La princesse Marie passait une partie de la journée chez le petit Nicolas, assistait à ses leçons, lui en donnait elle-même, et causait avec Dessalles : elle consacrait le reste du temps à lire, à causer avec sa vieille bonne, et avec les pèlerins, qui continuaient à venir la voir en passant par l’escalier dérobé.

Elle songeait à la guerre, comme y songent les femmes : elle craignait pour son frère, elle déplorait la cruauté des hommes qui s’égorgeaient les uns les autres, sans accorder toutefois à cette dernière plus d’importance qu’aux précédentes. Dessalles, qui en suivait la marche avec un vif intérêt, lui exposait cependant de temps à autre ses opinions, et la tenait au courant des nouvelles. De leur côté, les « pèlerins » lui faisaient part de leurs terreurs, lui racontaient à leur façon la venue de l’Antéchrist personnifié dans Napoléon, et la belle Julie, devenue princesse Droubetzkoï, lui écrivait des lettres pleines d’un patriotisme exalté.

« Je vous écris en russe, ma chère amie, car je hais les Français, et leur langue, que je ne puis plus entendre parler ! Nous sommes à Moscou, et tout le monde y est d’un enthousiasme indescriptible pour notre Empereur adoré.

« Mon pauvre mari supporte la faim et les privations dans de sales trous où il n’y a que des Juifs, et les nouvelles que j’en reçois ajoutent encore à mon exaltation.

« Vous aurez entendu parler de l’héroïque exploit de Raïevsky, embrassant ses deux fils et leur disant : « Je mourrai avec vous, mais nous ne faillirons pas !… » Et en vérité, quoique l’ennemi fût deux fois plus nombreux, nous n’avons pas failli ! Nous passons le temps comme nous pouvons… à la guerre comme à la guerre ! Les princesses Aline et Sophie viennent chaque jour chez moi, et nous causons alors, pauvres veuves de paille que nous sommes, sur des sujets édifiants, en préparant de la charpie. Vous seule, mon amie, vous me manquez, » etc… etc…

Si la princesse Marie ne se rendait pas suffisamment compte de l’importance extrême des derniers événements, la faute en était à son père, qui ne lui en parlait jamais : il faisait semblant de les ignorer, et se moquait, à table, de Dessalles et de ses nouvelles à sensation ; son ton assuré et calme inspirait à sa fille une confiance aveugle, et, sans réfléchir, elle croyait à tout ce qu’il disait.

Plein d’activité et d’énergie, il dessina pendant le mois de juillet un nouveau jardin, et posa la première pierre d’une nouvelle habitation pour sa nombreuse domesticité. Un symptôme inquiétait cependant la princesse Marie : il dormait peu, et changeait de chambre chaque nuit ; il faisait placer son lit de camp tantôt dans la galerie, tantôt dans la salle à manger, ou bien, s’établissant dans un fauteuil du salon, il sommeillait, au son de la voix du petit domestique Pétroucha, qui avait remplacé Mlle Bourrienne comme lecteur.

Le premier du mois d’août, il reçut une lettre de son fils, qui lui avait déjà écrit pour le supplier de lui pardonner, et d’oublier ce qu’il s’était permis de lui dire ; le vieux prince avait répondu par quelques mots affectueux. Dans cette seconde missive, le prince André lui racontait en détail l’occupation de Vitebsk par les Français et les incidents de la campagne, lui en donnait même le plan, avec toutes les combinaisons qu’il pouvait ultérieurement entraîner, et terminait en l’engageant vivement à s’éloigner du théâtre de la guerre, qui se rapprochait de plus en plus de Lissy-Gory, et à se retirer à Moscou.

Dessalles, auquel on venait d’apprendre que les Français étaient à Vitebsk, s’empressa de l’annoncer, à table, au vieux prince, qui se souvint alors seulement de la lettre de son fils.

« J’ai eu une lettre du prince André ce matin, dit-il en se tournant vers sa fille, l’as-tu lue ?

— Non, mon père, » répondit-elle effrayée. Comment en effet aurait-elle pu lire une lettre dont elle avait même ignoré l’arrivée ?

« Il m’écrit au sujet de cette guerre, » poursuivit son père, en souriant avec dédain, comme toujours, lorsqu’il abordait ce sujet.

« Elle doit être fort intéressante, dit Dessalles ; le prince est à même de savoir…

— Oh ! sûrement, s’écria Mlle Bourrienne.

— Allez me la chercher, dit le vieux prince : elle est sur la petite table, sous le presse-papiers. »

Mlle Bourrienne se leva avec un empressement marqué.

« Non, non ! reprit-il en fronçant les sourcils. Allez-y, vous, Michel Ivanovitch !… » Michel Ivanovitch obéit, mais à peine eut-il quitté la chambre, que le prince se leva avec impatience, et jetant sa serviette sur la table :

« Il ne trouve jamais rien, et il me mettra tout en désordre ! » murmura-t-il en sortant vivement. La princesse Marie, Mlle Bourrienne et le petit Nicolas se regardèrent en silence : le vieux prince, suivi de Michel Ivanovitch, revint bientôt, rapportant avec lui le plan de la nouvelle construction et la lettre de son fils : il les posa à côté de son assiette, et le dîner s’acheva sans qu’il fît la lecture de la lettre.

Lorsqu’ils furent au salon, il la donna à sa fille, qui, après l’avoir lue à haute voix, regarda son père : celui-ci, absorbé dans la contemplation de son plan, semblait n’avoir rien entendu.

« Que pensez-vous de tout cela, prince ? lui demanda timidement Dessalles.

— Moi ? moi ? dit le prince brusquement, sans lever les yeux.

— Il serait possible que le théâtre de la guerre se rapprochât de nous, poursuivit Dessalles.

— Ha ! ha ! ha ! le théâtre de la guerre ? répliqua le prince. Je l’ai dit et je le répète : le théâtre de la guerre est en Pologne, et l’ennemi n’ira jamais plus loin que le Niémen. »

Dessalles le regarda stupéfait : parler du Niémen lorsque l’ennemi se trouvait déjà sur le Dnièpre ! Seule la princesse, oubliant sa géographie, acceptait à la lettre les paroles de son père.

« À la fonte des neiges, ils seront tous engloutis dans les marais de la Pologne ; Bennigsen aurait dû depuis longtemps entrer en Prusse, l’affaire aurait marché autrement, » continua le prince, qui se reportait évidemment à la campagne de l’année 1807.

— Mais, prince, dit Dessalles encore plus timidement, dans cette lettre il est question de l’occupation de Vitebsk…

— Dans la lettre ?… Ah oui, oui ! reprit-il… et sa physionomie s’assombrit : — C’est vrai, il écrit… que les Français ont été battus, je ne sais où… près d’une rivière quelconque ! »

Dessalles baissa les yeux :

« Le prince André ne parle pas de cela, dit-il doucement.

— Il n’en parle pas ?… Je ne l’ai pas inventé, pourtant. »

Un long silence suivit ces mots :

« Eh bien, eh bien, Michel Ivanovitch, dit-il tout à coup, explique-moi comment tu penses remédier à ce défaut dans notre plan ? »

Michel Ivanovitch ne se le fit pas répéter, et le prince, après l’avoir écouté quelques instants, quitta le salon, en jetant à sa fille et à Dessalles un regard irrité.

La princesse Marie surprit sur le visage du gouverneur un profond étonnement, mais elle n’osa ni lui en demander la cause, ni chercher à la deviner. La fameuse lettre fut oubliée par son père sur la table du salon… Michel Ivanovitch vint la réclamer dans le courant de la soirée ; la princesse Marie la lui donna, et s’informa, bien que la question l’embarrassât singulièrement, de ce que faisait son père.

« Il s’agite !… répondit l’architecte, avec un sourire respectueux mais ironique, qui la fit pâlir. La construction de la nouvelle maison le préoccupe beaucoup… il a lu quelques pages, et maintenant il est à farfouiller dans son bureau… il fait probablement son testament. » Depuis quelque temps le classement des paperasses qui devaient voir le jour après sa mort était devenu le passe-temps favori du vieux prince.

« Vous dites qu’il envoie Alpatitch à Smolensk ? demanda la princesse Marie.

— Oui, Alpatitch est prêt à partir, il attend ses ordres. »


III

Michel Ivanovitch retrouva le prince assis devant son bureau ouvert, avec ses lunettes sur le nez et un abat-jour sur les yeux ; il tenait à la main un gros cahier, dans une pose quelque peu théâtrale ; il lisait « Ses Remarques » : c’était ainsi qu’il appelait les papiers destinés à être envoyés après sa mort à l’Empereur ; le souvenir du temps où il les avait écrites lui faisait monter des larmes aux yeux. Prenant la lettre de son fils, il la glissa dans sa poche, remit son cahier à sa place, et fit entrer Alpatitch, auquel il donna ses instructions :

« D’abord, dit-il en parcourant la liste de tout ce qu’il fallait lui rapporter de Smolensk, d’abord tu m’achèteras du papier à lettres, huit rames, tu entends bien, doré sur tranche comme celui-ci, ensuite de la cire à cacheter, du vernis… Puis tu remettras ma lettre au gouverneur en personne, » poursuivit-il sans cesser de marcher. Il lui recommanda aussi de ne pas oublier les verrous pour la nouvelle maison, d’après le modèle inventé par lui, et de plus un grand carton pour y déposer son testament et « Ses Remarques ».

Cette conversation durait déjà depuis deux heures, lorsqu’il s’assit, ferma les yeux, et sommeilla un instant. Au mouvement que fit Alpatitch pour sortir, il se réveilla :

« Eh bien, va-t’en : je te rappellerai, si j’ai encore besoin de quelque chose. »

Le prince retourna à son bureau, y jeta un coup d’œil, classa avec soin ses papiers, et s’assit à sa table pour écrire la lettre au gouverneur. Lorsqu’il l’eut achevée et cachetée, il était tard ; le sommeil et la fatigue le gagnaient, mais il sentait qu’il ne pourrait dormir et que les plus tristes pensées ne manqueraient pas de l’assaillir dès qu’il serait couché. Il appela Tikhone, pour faire avec lui le tour des chambres et lui indiquer l’endroit où il devait placer son lit pour cette nuit : chaque coin fut mesuré et inspecté avec soin, mais aucun ne lui convenait ; son divan habituel, surtout, lui inspirait une aversion insurmontable ; il en avait peur, à cause sans doute des cauchemars qui l’y avaient accablé. Enfin, après une longue et mûre délibération, il choisit dans le salon l’espace compris entre le piano et le mur, où jamais il n’avait encore dormi. Tikhone reçut l’ordre d’y placer le lit, ce qu’il fit aussitôt avec l’aide du valet de chambre.

« Pas ainsi, pas ainsi ! s’écria le vieux prince, en attirant à lui sa couchette et en la reculant ensuite. « Je vais donc pouvoir me reposer ! » se dit-il en se laissant déshabiller par son fidèle serviteur. Après avoir ôté avec peine son caftan et son pantalon, il se laissa tomber sur sa couche, et sembla s’abîmer dans la contemplation de ses jambes desséchées et jaunes. Il réfléchissait et hésitait devant le suprême effort qu’il lui restait à faire pour les soulever et les étendre : « Dieu ! que c’est lourd ! se disait-il. Que ne mettez-vous plus vite, « vous autres », un terme à mes maux ? Que ne me laissez-vous m’en aller ?… » Et il ramena enfin à lui ses vieilles jambes, en poussant un long soupir. À peine couché, son lit se mit à onduler et à se soulever sous lui, en avant, en arrière : on aurait dit que le meuble avait pris vie, et qu’il s’agitait violemment : il en était ainsi presque toutes les nuits. Le prince rouvrit les yeux, qu’il venait de fermer.

« Pas de repos, pas de repos avec eux, ces maudits ! s’écria-t-il en colère, comme s’il s’adressait à quelqu’un. Mais n’avais-je pas réservé quelque chose de grave pour y songer à présent à mon aise ? Les verrous ? Non, je les ai commandés ! ce n’était pas ça ! Qu’ai-je donc oublié tout à l’heure au salon, où la princesse Marie et cet imbécile de Dessalles disaient des sornettes… et puis, et puis, n’ai-je rien mis dans ma poche ?… et après ? je ne me le rappelle plus… Tikhone, eh ! de quoi a-t-il été question à table ?

— Du prince André…

— Tais-toi, tais-toi… Ah ! je sais, la lettre de mon fils !… La princesse Marie l’a lue, Dessalles a parlé de Vitebsk, je vais la lire à mon tour. »

Il se la fit apporter et ordonna à Tikhone de rapprocher le guéridon, sur lequel étaient posés son verre de limonade et son bougeoir ; il mit ensuite ses lunettes et lut attentivement ce que lui écrivait son fils. Alors, dans le calme de la nuit, à la faible lueur de la lumière qui s’échappait de dessous un abat-jour vert, il comprit pour la première fois et pour un instant toute l’importance des nouvelles qu’il lui donnait : « Les Français sont à Vitebsk ?… En quatre marches ils peuvent être à Smolensk, ils y sont peut-être !… Eh ! Tichka !… » Tikhone se leva en sursaut : « Non, ce n’est rien, rien ! » s’écria-t-il, et, glissant la lettre sous le bougeoir, il ferma les yeux… Il revoit le Danube étincelant, avec ses rives couvertes de grands joncs, le camp russe éclairé par un beau soleil ; et lui-même, jeune général, gai, plein de vigueur, entrant dans la tente de Potemkine ; à ce souvenir, toute la jalousie que lui inspirait alors le favori se réveille en lui avec la même violence… Il croit entendre encore les paroles échangées à cette première entrevue… Il entrevoit à ses côtés une femme au teint jaune, d’une taille moyenne, d’un embonpoint prononcé… c’est notre mère l’Impératrice !… Elle lui sourit, elle lui parle…, et au même moment il aperçoit sa figure de cire, entourée de cierges, couchée sous le dais mortuaire.

« Ah ! si je pouvais revenir à cette époque, si le présent pouvait disparaître, et si « eux » surtout me laissaient en paix ! » murmurait le vieillard en rêvant.


IV

Pendant la conférence que le prince avait eue avec son majordome, Dessalles était allé chez la princesse Marie, et lui avait exposé respectueusement, en s’appuyant sur la lettre du prince André, qui laissait entrevoir le danger du séjour à Lissy-Gory, situé à soixante verstes seulement de Smolensk et à trois verstes de la grande route de Moscou, que, la santé de son père l’empêchant de prendre les mesures nécessaires à leur sécurité, elle ferait sagement d’envoyer, par Alpatitch, une lettre au gouverneur de la province, avec prière de l’informer de la véritable situation des choses, et de lui dire franchement s’il y avait péril à rester à la campagne. Dessalles écrivit la lettre, la princesse Marie la signa, et la remit à Alpatitch, avec ordre de revenir sans perdre une minute.

Alpatitch, muni de toutes ces instructions, fut enfin prêt à partir, et, après avoir reçu les adieux des gens de la maison, monta dans une grande kibitka à capote de cuir, attelée d’une troïka de vigoureux chevaux rouans.

Les clochettes de l’attelage, bourrées de papiers, étaient muettes, car le prince ne permettait à personne d’en faire usage dans sa propriété ; mais Alpatitch, qui aimait à les entendre tinter, comptait bien leur rendre la liberté dès qu’il serait à quelque distance du château. Son entourage, composé du teneur de livres, de sa cuisinière, de deux vieilles femmes et d’un enfant habillé en cosaque, s’empressait autour de lui.

Sa fille disposait dans la kibitka des oreillers en édredon, recouverts de taies de perse, et une des vieilles y glissa en tapinois un gros paquet au moment où Alpatitch se disposait à y monter, avec l’aide respectueuse d’un des cochers.

« Eh, eh ! qu’est-ce que tout cela ? Provisions de femmes ! … Oh ! les femmes, les femmes ! » s’écria-t-il en s’asseyant, et en parlant d’une voix aussi essoufflée et aussi brusque que celle de son maître. Après avoir fait ses dernières recommandations au sujet des travaux et des constructions, il se découvrit, et fit trois fois de suite le signe de la croix (en cela, il faut l’avouer, il s’écartait singulièrement des habitudes du prince).

« S’il y a la moindre des choses, vous nous reviendrez bien vite, n’est-ce pas, Jakow Alpatitch ? » lui cria sa femme, à qui les bruits de guerre causaient une frayeur indicible. « Ayez pitié de nous, au nom du ciel !

— Oh ! les femmes, les femmes ! » murmurait-il encore, pendant que la kibitka roulait le long des champs, qu’il examinait en passant d’un œil connaisseur. Là-bas le seigle commençait déjà à jaunir ; ici l’avoine encore verte s’élançait en touffes fortes et serrées. Les blés d’été, exceptionnellement beaux cette année, réjouissaient la vue du vieil Alpatitch, qui les contemplait avec orgueil. On moissonnait de côté et d’autre, et chemin faisant il récapitulait dans sa tête son programme de travaux de semailles et de moisson, tout en se demandant avec inquiétude s’il n’avait pas par malheur oublié quelque commission de son maître.

Deux fois il s’arrêta pour faire manger et reposer ses chevaux, et enfin, dans la soirée du 16 août, il arriva à la ville. Pendant le trajet il avait dépassé plusieurs trains de bagages et même des troupes en marche. En approchant de Smolensk, il lui sembla entendre des coups de feu à une grande distance, mais il n’y prêta aucune attention. Ce qui lui causa une bien autre surprise, ce fut de voir un camp établi dans un superbe champ d’avoine, que des soldats fauchaient sans doute pour la nourriture de leurs chevaux ; mais, absorbé comme il l’était par ses affaires et par ses calculs, il oublia bientôt ce singulier incident.

Il y avait environ trente ans que tout l’intérêt de son existence se concentrait dans l’exécution de la volonté de son maître ; aussi ce qui ne s’y rapportait pas directement ne l’occupait guère, et n’existait même pas pour lui.

Arrivé dans le faubourg de la ville, il s’arrêta devant une espèce d’auberge, tenue par un certain Férapontow, chez qui il logeait d’habitude. Ce Férapontow avait acheté autrefois, de la main légère d’Alpatitch, un bois appartenant au prince, et la vente en détail lui avait si bien profité que de fil en aiguille il s’était bâti une maison, une auberge, et faisait maintenant un commerce considérable de farine. Ce paysan à cheveux noirs, à physionomie avenante, âgé de quarante ans environ, avait un gros ventre, des lèvres épaisses, un nez camard, et deux bosses au-dessus de ses deux gros sourcils, qu’il fronçait presque constamment. Il se tenait debout contre la porte de sa boutique, en chemise de couleur, avec un gilet par-dessus.

« Sois le bienvenu, Jakow Alpatitch ; tu viens en ville, lorsque les autres la quittent.

— Comment cela ?

— Est-il bête, ce peuple ? Il craint les Français !

— Bavardages de femmes ! reprit Alpatitch.

— C’est ce que je leur répète. Je leur ai dit aussi que l’ordre a été donné de ne pas « le » laisser entrer ; donc c’est sûr, il n’entrera pas !… Et croirais-tu que ces brigands de paysans profitent de la panique pour demander trois roubles par chariot de transport. »

Jakow Alpatitch, qui l’écoutait avec distraction, l’interrompit pour faire donner du foin à ses chevaux et préparer le samovar ; puis il se coucha, après avoir savouré une bonne tasse de thé.

Pendant toute la nuit, des régiments passèrent devant l’auberge, mais Alpatitch ne les entendit pas : le lendemain, il alla, selon son habitude, vaquer à ses affaires. Le soleil brillait, et il faisait déjà chaud à huit heures du matin : « Quelle belle journée pour la moisson ! » se disait le voyageur. Le bruit de la fusillade et le grondement du canon s’entendaient dès l’aube en dehors de la ville. Les rues étaient pleines d’une foule de soldats, et d’izvostchiks qui allaient et venaient comme toujours, tandis que les marchands se tenaient paresseusement à l’entrée de leurs boutiques ; dans les églises on disait la messe. Alpatitch fit sa tournée accoutumée, se rendit aux différents tribunaux, à la poste, et chez le gouverneur, partout on parlait de la guerre, et de l’ennemi qui attaquait la ville, on se questionnait les uns les autres, et chacun faisait son possible pour rassurer son voisin.

Devant la maison du gouverneur, Alpatitch vit un grand rassemblement, un groupe de cosaques, et la voiture de voyage de ce haut fonctionnaire, qui évidemment l’attendait. Sur le perron il rencontra deux messieurs dont il connaissait l’un, qui était un ancien chef de district.

« Ce ne sont pas des plaisanteries ! disait-il avec violence, pour un célibataire, c’est une autre affaire ! Une tête, une misère… mais avec treize enfants, et toute sa fortune en jeu ?… Que dites-vous de nos autorités, qui laissent venir les choses au point qu’il ne nous reste plus qu’à crever !… Il faudrait les pendre, ces scélérats !

— Voyons, voyons, du calme !

— Qu’est-ce que cela me fait ? Qu’ils m’entendent, s’ils veulent, nous ne sommes pas des chiens !

— Tiens, Jakow Alpatitch ! que fais-tu ici ?

— Je suis venu, par ordre de Son Excellence, voir M. le gouverneur, » répondit ce dernier en relevant fièrement la tête, et en fourrant sa main dans son gilet, ce qu’il faisait toujours lorsqu’il parlait de son maître : J’ai ordre de m’informer de la situation.

— Va l’informer, tu sauras qu’il n’y a plus ni un chariot ni aucun moyen de transport. Tu entends ce bruit là-bas… Eh bien, voilà ! Ces brigands nous ont conduits à notre perte ! »

Alpatitch secoua la tête et monta l’escalier. Des marchands, des femmes et des employés se trouvaient dans le salon d’attente. La porte du cabinet s’ouvrit : tous se levèrent et firent un pas en avant ; un fonctionnaire civil sortit d’un air effaré, échangea quelques mots avec un marchand, appela un gros employé décoré d’une croix au cou, et, sans répondre aux questions et aux regards interrogateurs qu’on lui adressait de tous côtés, il l’entraîna vivement et disparut avec lui. Alpatitch se plaça en avant, et, lorsque le même fonctionnaire reparut une seconde fois, il lui tendit ses deux lettres, après avoir préalablement fourré sa main gauche dans son gilet :

« À Monsieur le baron Asch, de la part du général prince Bolkonsky, » dit-il d’une façon si solennelle et si significative, que l’employé se retourna et prit les lettres qu’il lui présentait. Quelques secondes après, le gouverneur fit appeler Alpatitch.

« Tu répondras au prince et à la princesse, dit-il avec hâte, que je ne sais rien, et que, selon mes instructions supérieures… Tiens, voici !… » et il lui donna un imprimé. « Le prince est souffrant, je lui conseille d’aller à Moscou ; j’y vais moi-même : tu lui diras aussi que je n’ai agi… » mais il n’acheva pas : un officier couvert de poussière et de sueur se précipita dans la chambre, lui dit quelques mots en français, et la figure du gouverneur prit une expression d’épouvante.

— Va, va ! » ajouta-t-il en congédiant Alpatitch d’un signe de tête. Ce dernier sortit aussitôt, et tous les regards, avides de nouvelles, se portèrent sur lui avec une inquiétude marquée. Retournant en toute hâte à son auberge, il prêta cette fois l’oreille au bruit de la fusillade, qui se rapprochait. L’imprimé contenait ce qui suit :

« Je puis vous assurer qu’aucun danger ne menace encore la ville de Smolensk, et il n’est pas probable qu’elle y soit jamais exposée. Moi d’un côté, le prince Bagration de l’autre, nous marchons vers la ville pour nous y réunir, le 22 de ce mois, et les armées défendront alors conjointement, et leurs compatriotes, et le gouvernement confié à vos soins, jusqu’à ce que leurs efforts aient repoussé les ennemis de la patrie, ou jusqu’à ce qu’il ne nous reste plus un seul soldat. Vous voyez donc que vous pouvez, en toute sécurité, rassurer les habitants de Smolensk, car, lorsqu’on est défendu par deux armées aussi vaillantes que les nôtres, on peut être sûr de la victoire ! (Ordre du jour de Barclay de Tolly au gouverneur de Smolensk baron Asch. — 1812). »

Le peuple inquiet errait dans les rues.

On voyait à tout instant des chariots pleins de meubles, d’armoires et d’ustensiles de toute sorte, sortir des cours des maisons et se diriger vers les portes de la ville. Quelques-uns, prêts à partir, stationnaient devant la boutique qui touchait à celle de Férapontow ; les femmes criaient et pleuraient en échangeant leurs dernières recommandations, et un roquet aboyait en sautant à la tête des chevaux.

Alpatitch entra dans la cour, et s’approcha avec une vivacité inaccoutumée de sa voiture et de son attelage : le cocher dormait ; il le réveilla, lui ordonna de mettre les chevaux à la kibitka et alla chercher ses effets dans la maison. On entendait dans la chambre du propriétaire des braillements d’enfants, des cris de femmes, que dominait la voix irritée et rauque de Férapontow. La cuisinière, pareille à une poule effarée, courait en tous sens dans la pièce d’entrée.

« Il l’a battue, battue ! not’maîtresse, jusqu’à la mort ! criait-elle.

— Pourquoi ? demanda Alpatitch.

— Parce qu’elle l’a supplié de la laisser partir ! « Emmène-moi, lui disait-elle… ne me laisse pas mourir, moi et mes enfants… tu vois bien que tout le monde s’en va, pourquoi restons-nous ? » Et il l’a battue, battue !… Oh ! oh ! mon Dieu ! »

Alpatitch, peu curieux d’en entendre davantage, se contenta de faire un mouvement de tête affirmatif, passa outre et ouvrit la porte de la chambre qui contenait ses emplettes.

« Scélérat ! monstre ! » s’écria en ce moment une femme pâle, maigre, qui, les vêtements déchirés, et tenant un enfant sur son sein, se précipita sur le palier et descendit l’escalier en courant. Férapontow la poursuivait, mais, à la vue d’Alpatitch, il s’arrêta brusquement, arrangea son gilet, bâilla, s’étira les bras, et entra avec lui dans sa chambre :

« Comment, tu pars ? »

Sans lui répondre, Alpatitch examina ses emplettes, et lui demanda son compte.

« Plus tard, nous verrons ! Mais, dis-moi, que fait le gouverneur ? Qu’a-t-on décidé ? »

Alpatitch lui conta comme quoi le gouverneur s’était exprimé très vaguement.

« Notre commerce s’en trouvera peut-être bien, sais-tu ? Sélivanow a vendu l’autre jour de la farine à l’armée, à neuf roubles le sac… Prendrez-vous du thé ? »

Pendant qu’on attelait, Alpatitch et Férapontow en avalèrent quelques tasses, en causant amicalement sur le prix du blé, sur la moisson à venir, et sur la belle apparence de la récolte.

« Il me semble, dit Férapontow, que le bruit s’est calmé ; les nôtres auront eu le dessus, bien sûr ! On a déclaré qu’on ne le laisserait pas entrer : donc nous sommes forts ! L’autre jour Maiveï Ivanovitch Platow en a jeté à l’eau dix-huit mille ! »

Alpatitch régla ses comptes avec son hôte ; le tintement des clochettes de sa kibitka, qui sortait de la cour de l’auberge et venait se placer devant la porte de la maison, l’attira à la fenêtre ; il regarda dans la rue, dont le soleil éclairait d’aplomb un côté : il était midi passé.

Tout à coup un sifflement lointain et étrange, suivi d’un coup sec, fendit l’air, et un roulement ininterrompu fit trembler les vitres. Alpatitch quitta la fenêtre, et descendit dans la rue, au moment où deux hommes passaient en courant dans la direction du pont. On n’entendait de tous côtés que des sifflets stridents, le bruit sourd des boulets qui tombaient, et l’explosion des grenades qui pleuvaient en masse sur la ville ; mais les habitants n’y prêtaient qu’une mince attention, la fusillade en dehors des murs les intéressait davantage… C’était le bombardement de la ville, ordonné par Napoléon ! Depuis cinq heures du matin, cent trente bouches à feu tiraient sans relâche.

La femme de Férapontow, qui n’avait pas encore cessé de pleurer dans un coin de la remise, se calma subitement… s’avança sous la porte cochère, pour mieux se rendre compte de tout ce brouhaha, et regarder les passants, dont la curiosité s’éveillait de plus en plus à l’aspect des boulets et des obus.

La cuisinière et le marchand d’à côté se joignirent à elle, et tous trois suivirent des yeux avec un vif intérêt la course des projectiles qui passaient au-dessus de leurs têtes. Quelques hommes apparurent au tournant de la rue : ils causaient avec vivacité.

« Quelle force ! disait l’un ; le toit, les plafonds, tout a été réduit en miettes !…

— Et il a labouré la terre comme un pourceau avec son groin, ajoutait un autre.

— J’ai heureusement sauté de côté à temps, autrement il m’aurait aplati, » dit un troisième.

La foule les arrêta, et ils racontèrent comment des boulets étaient tombés tout près d’eux. Pendant ce temps, les sifflements aigus des boulets et le son moins perçant des grenades et des obus redoublaient d’intensité : presque tous les projectiles volaient par-dessus les toits.

Alpatitch monta enfin dans la voiture, et son hôte suivait de l’œil ses derniers préparatifs, lorsqu’il vit sa cuisinière, les manches retroussées, et se balançant sur ses hanches, s’avancer jusqu’au coin de la rue pour écouter ce qu’il s’y disait, et s’émerveiller, elle aussi, du spectacle.

« Que diable vas-tu regarder là ? » lui cria-t-il rudement. Au son de cette voix impérieuse, elle se retourna et revint sur ses pas, en laissant retomber son jupon rouge, qu’elle avait relevé.

À ce moment, un nouveau sifflement traversa l’air à une si faible distance, qu’on aurait cru entendre le vol rapide d’un oiseau rasant la terre et l’effleurant de son aile ; quelque chose brilla au milieu de la rue, une violente détonation eut lieu, et il s’éleva aussitôt une épaisse fumée. La cuisinière tomba en gémissant au milieu d’un cercle de gens pâles et épouvantés. Férapontow courut à elle ; les femmes s’enfuyaient en criant, les enfants pleuraient, mais les cris de la pauvre blessée dominaient toutes les voix.

Cinq minutes plus tard, la rue était déserte. La malheureuse femme, dont les côtes avaient été brisées par un éclat d’obus, avait été transportée dans la cuisine de l’auberge. Alpatitch, son cocher, la femme de Férapontow, ses enfants, le dvornik se réfugièrent, épouvantés, dans la cave. Le grondement sourd du canon, le sifflement des grenades, mêlés aux gémissements de la cuisinière, ne discontinuaient pas. La femme de Férapontow essayait en vain de calmer et d’endormir son enfant, et questionnait avec effroi les survenants, pour savoir ce qu’était devenu son mari : il était allé, lui dit-on, à la cathédrale, où le peuple se portait en masse pour demander qu’on fît une procession avec l’image miraculeuse de la Sainte Vierge.

La canonnade diminua à la tombée du jour ; le ciel du soir se dérobait sous un épais rideau de fumée, dont les déchirures laissaient entrevoir de temps à autre le croissant argenté de la nouvelle lune. Au roulement continu des bouches à feu succéda pendant quelques minutes un semblant de calme, mais un bruit semblable au piétinement d’une foule en marche, des gémissements, des cris et le craquement sinistre des incendies ne tardèrent pas à l’interrompre de toutes parts. La pauvre cuisinière avait cessé de se plaindre. Des soldats passaient en courant dans la rue, non plus en files bien alignées, mais comme des fourmis qui s’échappent en désordre d’une fourmilière envahie. Quelques-uns entrèrent dans la cour de l’auberge pour éviter un régiment qui leur barrait le chemin, en revenant brusquement sur ses pas. Alpatitch, qui avait quitté la cave, se tenait sous la porte cochère.

« La ville se rend !… partez au plus vite, » lui cria un officier, et, apercevant les soldats qui sortaient de la cour : « Je vous défends d’entrer dans les maisons, » ajouta-t-il avec colère. Alpatitch appela son cocher, et lui ordonna de monter sur le siège. Toute la famille de Férapontow arriva successivement dans la cour, mais, lorsque les femmes aperçurent les lueurs sinistres des incendies, que le crépuscule rendait encore plus visibles, elles éclatèrent en lamentations, auxquelles répondirent aussitôt des cris de douleur partis de la rue. Alpatitch et son cocher dénouaient sous l’auvent, de leurs mains tremblantes, les rênes et les brides emmêlées de l’attelage ; enfin tout fut prêt, la voiture s’ébranla doucement, et Alpatitch, en passant devant la boutique ouverte de Férapontow, put y voir encore une dizaine de soldats bruyamment occupés à remplir de grands sacs de farine, de froment et de graines de tournesol. Le propriétaire, survenant sur ces entrefaites, fut sur le point de se jeter sur eux, mais il s’arrêta subitement, se prit les cheveux à poignées, et sa colère se changea en un rire plein de sanglots.

« Prenez, prenez, enfants, que cela ne tombe pas entre les mains de ces possédés !… » et, saisissant lui-même les sacs, il les jetait dans la rue. Quelques soldats effrayés s’enfuirent, d’autres continuèrent tranquillement leur besogne.

« Eh bien, Alpatitch, s’écria Férapontow, la Russie est perdue, elle est perdue !… je vais, moi aussi, allumer le feu !… » Et il se précipita d’un air égaré dans sa cour.

La route était tellement encombrée, qu’Alpatitch ne parvenait pas à avancer, et la femme de Férapontow et ses enfants, assis sur une charrette, attendaient comme lui le moment favorable.

Il faisait sombre et les étoiles brillaient au ciel, lorsqu’ils arrivèrent enfin, pas à pas, à la descente vers le Dnièpre, où ils furent forcés de s’arrêter : les soldats et les voitures barraient le passage. Près du carrefour où ils firent balte, les derniers débris d’une maison et de quelques boutiques brûlaient encore : la flamme, s’éteignant tout à coup dans la noire fumée, se rallumait ensuite plus brillante, et éclairait d’un reflet sinistre, jusque dans leurs moindres détails, les figures silencieuses et terrifiées de la foule. Des ombres passaient et repassaient devant le feu ; des pleurs, des cris se mêlaient au craquement incessant du bois, qui éclatait. Des soldats allaient et venaient au milieu du brasier ; deux d’entre eux, aidés d’un homme en manteau, traînèrent une poutre flambante dans la cour d’une maison voisine, et d’autres y portèrent des brassées de foin.

Alpatitch, descendu de sa voiture, se joignit à un groupe qui regardait brûler un magasin de blé, dont les flammes léchaient les murs : l’un d’eux s’écroula sous l’action du feu, la toiture s’effondra, et les poutres incandescentes roulèrent à terre.

À ce moment, une voix connue l’appela par son nom :

« Mon Dieu, Excellence ! » répondit-il en reconnaissant avec stupeur son jeune maître.

Le prince André, monté sur un cheval noir, se tenait un peu en arrière de la foule.

« Que fais-tu ici ?

— Votre Excellence, reprit Alpatitch, en fondant en larmes, je, je… sommes-nous donc perdus ?

— Que fais-tu ici ? » répéta le prince André.

Une gerbe de flammes, ravivée pour une seconde, laissa voir à Alpatitch sa figure pâle et défaite. Il lui raconta en peu de mots pourquoi il avait été envoyé, et la difficulté qu’il éprouvait à sortir de la ville.

« Dites-moi, Excellence, répéta-t-il, sommes-nous donc perdus ? »

Le prince André, sans lui répondre, tira son calepin, en arracha un feuillet, le posa sur son genou, et griffonna au crayon ces quelques mots à sa sœur :

« Smolensk se rend… Lissy-Gory sera occupé par l’ennemi dans une semaine, quittez-le au plus vite, allez à Moscou… Réponds-moi de suite par un exprès à Ousviage, et informe-moi de votre départ. » Il venait à peine de remettre ce billet à Alpatitch et d’y ajouter des instructions verbales, qu’un chef d’état-major à cheval, accompagné de sa suite, l’interpella.

« Vous êtes colonel, lui dit-il avec un accent allemand des plus prononcés… on met le feu aux maisons en votre présence, et vous laissez faire !… Qu’est-ce que cela veut dire ? Vous en répondrez ! » poursuivit Berg, car c’était Berg lui-même, qui, devenu adjoint au chef de l’état-major du commandant en chef de l’infanterie du flanc gauche de la première armée, occupait là une place fort agréable et très en vue, comme il disait souvent.

Le prince André le regarda sans dire mot, et, se retournant vers Alpatitch :

« Tu leur diras donc, continua-t-il, que j’attendrai une réponse jusqu’au 10 ; si alors j’apprends qu’ils ne sont pas partis, je serai forcé de tout quitter et de courir à Lissy-Gory.

— Mille excuses, prince, dit Berg qui venait de le reconnaître ; j’ai reçu des ordres : c’est pour cela que je me suis permis… et vous savez que je les exécute ponctuellement, mille excuses ! »

Un formidable craquement éclata, le feu s’éteignit subitement, de gros tourbillons de fumée s’élevèrent de dessous le toit… et un second craquement ébranla l’énorme masse, qui s’écroula avec fracas ! C’était la toiture du magasin qui s’effondrait, aux acclamations frénétiques de la foule surexcitée. Le feu se ralluma avec une nouvelle vigueur, et éclaira de nouveau les visages pâles et fatigués de ceux qui l’avaient si laborieusement activé ! L’homme au manteau leva le bras et s’écria :

« Hourra ! hourra !… C’est fait, mes enfants, la voilà qui flambe !…

— C’est le propriétaire lui-même qui parle ainsi, chuchotèrent quelques voix.

— Ainsi donc, Alpatitch, poursuivit le prince André, sans faire attention à Berg, qui restait pétrifié à ses côtés, transmets-leur ce que je t’ai dit… adieu ! » Et, donnant un coup d’éperon à son cheval, il s’éloigna.


V

Après Smolensk, les troupes continuèrent leur retraite, suivies de près par l’ennemi. Le 10 août, le régiment commandé par le prince André arrivait, en suivant la grand’route, à la hauteur de Lissy-Gory, et dépassait l’avenue qui conduisait au château. Une chaleur accablante et une effroyable sécheresse duraient depuis trois semaines. Quelques gros nuages cachaient de temps à autre le soleil, mais il s’en dégageait aussitôt, et se couchait tous les soirs au milieu d’épaisses vapeurs d’un brun rougeâtre. Les blés non moissonnés s’égrenaient et séchaient sur pied dans les champs, et le bétail, mugissant de faim, cherchait en vain pour l’apaiser un brin d’herbe dans les prairies et dans les marais brûlés par l’ardeur du soleil. On ne respirait un peu de fraîcheur que la nuit, dans les forêts, mais l’action bienfaisante de la rosée ne s’étendait guère au delà de cette limite. Sur la grand’route poudreuse, d’énormes colonnes de poussière aveuglaient le soldat, dont la marche commençait au point du jour ; les trains de bagages et l’artillerie tenaient le milieu du chemin, tandis que l’infanterie s’avançait sur les bas côtés, dans la poussière suffocante et chaude que la rosée de la nuit n’avait pas abattue. Elle s’attachait par plaques aux pieds des soldats, aux roues des fourgons, s’étendait comme un nuage au-dessus des troupes, et pénétrait dans les yeux, dans les narines, et surtout dans les poumons des hommes et des animaux. Plus le soleil s’élevait, et plus s’élevait ce nuage sablonneux et brûlant, à travers lequel on entrevoyait le soleil comme un globe de feu rouge sang ! Pas un souffle d’air n’agitait cette lourde atmosphère, et les hommes, accablés de fatigue, se bouchaient le nez et la bouche pour ne pas y succomber. Lorsqu’on entrait dans un village, tous se précipitaient vers le puits : on se battait pour une goutte d’eau boueuse et sale, et on l’avalait avec avidité.

Le prince André s’occupait activement de son régiment, de la santé de ses soldats, de leur bien-être. L’incendie de Smolensk et l’abandon de la ville, en éveillant en lui la haine contre l’envahisseur, firent époque dans sa vie, et la force de cette haine lui fit oublier parfois ses propres douleurs. Son affabilité et sa bienveillance l’avaient rendu cher à ses subordonnés, qui ne l’appelaient pas autrement que « notre prince ». Il était bon et affectueux avec ses soldats et ses officiers, parce qu’ils ne connaissaient pas son passé, et qu’il les rencontrait dans un milieu différent du sien ; mais, dès que le hasard lui faisait retrouver une de ses anciennes connaissances, il se hérissait au moral et redevenait hautain et dédaigneux. Dans ses relations habituelles il se bornait au strict accomplissement de son devoir dans les limites de la plus stricte justice.

Il voyait tout, il est vrai, sous l’aspect le plus sombre : d’un côté, Smolensk que, selon lui, on aurait dû et pu défendre, abandonné le 18 août ; de l’autre, son père, malade, forcé de fuir et de quitter Lissy-Gory, ce Lissy-Gory que le vieux prince avait construit, arrangé à sa guise, et qu’il aimait par-dessus toutes choses. Heureusement pour le prince André, les soins à donner à son régiment, en l’obligeant à s’occuper des moindres détails du service, le détournaient de ces tristes pensées. Son détachement arriva à Lissy-Gory le 22 du mois d’août : deux jours auparavant, il avait appris que son père et sa sœur l’avaient quitté pour aller se réfugier à Moscou. Rien ne l’attirait plus en ces lieux, mais le désir de goûter une amère jouissance, en ravivant sa douleur, le décida à y pousser une pointe.

Montant à cheval, il quitta ses soldats en marche, et prit le chemin du village qui l’avait vu naître et grandir. En passant devant l’étang où d’ordinaire des femmes chantaient et bavardaient en lavant et en battant leur linge, il fut étonné de n’y voir personne ; le petit radeau, enfoncé en partie dans l’eau, se balançait, à moitié couché sur le bord ; il n’y avait âme qui vive dans la loge du garde, et la porte d’entrée était grande ouverte ; les mauvaises herbes envahissaient les allées du jardin ; des veaux et des poulains se promenaient à leur aise dans le parc anglais ; les vitres de l’orangerie étaient brisées, quelques arbres renversés avec leurs caisses ; quelques autres étaient complètement desséchés. Il appela Tarass le jardinier, personne ne répondit. Tournant l’angle de la serre, il remarqua que la clôture de planches était brisée, et que des branches de pruniers dépouillées de leurs fruits jonchaient la terre. Un vieux paysan, qu’il avait de temps immémorial vu assis devant l’entrée du jardin, s’était installé maintenant sur le banc favori du vieux prince. Il tressait des chaussons, et sur le tronc d’un beau magnolia, à moitié mort, pendait, à portée de sa main, l’écorce destinée à cette fabrication. Comme il était complètement sourd, il n’entendit pas venir le prince André. Celui-ci arriva enfin à la maison ; devant la façade quelques vieux tilleuls avaient été abattus, une jument pie et son poulain, caracolaient devant le perron au milieu du parterre et des massifs de rosiers. Les volets étaient fermés à toutes les fenêtres, à l’exception d’une seule au rez-de-chaussée : un gamin, qui semblait y être aux aguets, aperçut le cavalier, et disparut aussitôt dans l’intérieur de la maison.

Alpatitch était resté seul à Lissy-Gory après en avoir renvoyé sa famille, et lisait « la Vie des Saints » au moment où l’enfant vint l’avertir de la venue de son jeune maître. Boutonnant vivement son habit, il courut à sa rencontre, les lunettes encore sur le nez, et, sans prononcer une parole, se précipita sur le prince André, en fondant en larmes. Se détournant aussitôt comme s’il était honteux de s’être laissé aller à ce mouvement de faiblesse, il surmonta son émotion, et lui rendit compte de l’état des choses. Ce que le château contenait de précieux avait été expédié à Bogoutcharovo, ainsi que cent tchetverts environ de froment tirés de la réserve ; mais le foin et les blés d’été, d’une beauté extraordinaire cette année-là, avaient été fauchés avant leur maturité par les troupes. Les paysans étaient ruinés, et quelques-uns d’entre eux s’étaient même retirés à Bogoutcharovo.

« Quand mon père et ma sœur sont-ils partis ? demanda le prince André, qui avait écouté avec distraction ses doléances, et qui supposait les siens déjà à Moscou.

— Ils sont partis le 7, » reprit Alpatitch, persuadé qu’il les savait à Bogoutcharovo, et, reprenant sa conversation sur les affaires courantes, il lui demanda de nouvelles instructions. « Il nous reste encore une certaine quantité de blé. Faut-il le livrer aux troupes contre reçu ?

— Que dois-je répondre, » se disait le prince André, les yeux fixés sur le vieillard, dont le crâne chauve reluisait au soleil ; il voyait, à l’expression de sa physionomie, qu’il comprenait lui-même l’inutilité de ces questions, et ne les lui adressait que pour lui faire oublier un instant sa douleur.

— Oui, donne-le, répondit-il.

— Vous aurez remarqué le désordre du jardin ; il a été impossible, de l’empêcher : trois régiments ont couché ici ; les dragons, surtout se sont permis de… J’ai inscrit le rang et le nom du commandant, pour porter plainte et…

— Que feras-tu à présent ? lui demanda son maître : vas-tu rester ici ? »

Alpatitch le regarda, et, levant le bras vers le ciel d’un air recueilli :

« Il est mon protecteur, répondit-il avec solennité. Que sa volonté soit faite !

— Eh bien, adieu ! dit le prince André, en se penchant vers son vieux serviteur. Va-t’en, toi aussi, emporte ce que tu pourras, et dis aux paysans de se réfugier dans la terre de Riazan, ou bien dans celle qui est près de Moscou ! »

Alpatitch, pleurant à chaudes larmes, se serra contre lui ; le prince André l’écarta doucement, et partit au galop par la grande avenue.

Il passa de nouveau devant le vieux paysan, toujours assis à la même place, et toujours absorbé par son ouvrage, comme une mouche sur la figure d’un mort. Deux petites filles, qui sortaient sans doute de la serre, s’arrêtèrent tout court à la vue du cavalier : elles tenaient dans leurs jupons retroussés des prunes arrachées aux espaliers. Leur terreur fut si vive que la plus grande, saisissant la main de sa compagne, l’entraîna brusquement, et se cacha avec elle derrière un bouleau, sans même ramasser les fruits encore verts qui avaient roulé de leurs tabliers. Le prince André tourna la tête, et feignit de ne pas les apercevoir… afin de ne pas les effaroucher davantage. Cette jolie fillette effarée lui faisait de la peine ! La vue de ces deux enfants venait d’éveiller en lui un sentiment tout nouveau qui le calmait et le reposait pour ainsi dire, en lui faisant entrevoir et comprendre qu’il existait d’autres intérêts dans la vie, des intérêts complètement étrangers aux siens, mais tout aussi humains et tout aussi naturels. Ces petites filles ne songeaient évidemment qu’à pouvoir emporter et manger leurs prunes à moitié mûres, et surtout à ne pas se laisser surprendre… Pourquoi dès lors s’opposer au succès de leur entreprise ? Il ne put cependant se refuser le plaisir de les regarder encore une fois, et il les vit, se croyant hors de danger, s’élancer hors de leur cachette et traverser en courant la pelouse, pieds nus, les jupons relevés, en riant et en babillant de leurs voix enfantines et grêles. Le prince André, que cette course loin de la poussière de la grand’route avait rafraîchi, rejoignit bientôt son régiment qui avait fait halte près d’un étang. Il était deux heures de l’après-midi ; un soleil ardent grillait le dos des soldats à travers leur uniforme de drap noir, et la poussière, qui continuait à s’étendre sur eux en une couche immobile et dense, assourdissait le bruit de leurs voix. Il n’y avait pas de vent. Comme il longeait la digue, une bouffée d’air frais et marécageux lui caressa la figure, et lui donna l’envie de se plonger dans l’eau, quelque bourbeuse qu’elle fût. Le petit étang d’où partaient des rires et des cris était couvert d’herbes de toutes sortes, et l’eau débordait jusque sur la chaussée, à cause de la quantité de soldats qui le remplissaient jusqu’aux bords ; leurs corps blancs, leurs mains, leurs figures et leurs cous d’un rouge brique, frétillaient dans cette mare verte et boueuse comme des poissons dans un arrosoir. Ce joyeux trémoussement, accompagné de bruyants éclats de rire, inspirait un sentiment de vague tristesse.

Un jeune soldat blond, du troisième escadron, une courroie nouée au-dessous du mollet, se signa, recula d’un pas pour mieux prendre son élan, et piqua une tête dans l’eau ; un sous-officier, à la chevelure ébouriffée, y étirait ses membres fatigués, s’y ébrouait comme un cheval, et de ses mains noires jusqu’au poignet faisait de copieuses ablutions. On n’entendait partout que le bruit de l’eau, et des plongeons, entremêlés de cris et d’exclamations ; on ne voyait de tous côtés, dans l’étang comme sur la berge, qu’une masse de chair humaine, blanche, saine, avec des muscles d’acier ! Timokhine, dont le nez était plus rouge que jamais, s’essuyait avec soin sur le talus : honteux d’être ainsi surpris par son colonel, il se décida pourtant à lui vanter les délices du bain.

« C’est fort agréable, Excellence, vous devriez vous baigner aussi.

— L’eau est sale, répliqua le prince André, en faisant la grimace.

— On vous fera place, on la nettoiera, s’écria Timokhine, et, s’élançant tout nu vers les baigneurs :

« Le prince désire se baigner, mes enfants !

— Quel prince ?

— Mais le nôtre, que diable !

— Notre prince ! » s’écrièrent plusieurs voix, et tous se mirent à s’agiter à tel point en tous sens, que le prince André eut toutes les peines du monde à les calmer, et à leur faire entendre qu’il se contenterait de prendre une douche dans la grange.

« De la chair, de la chair à canon ! » se disait-il en se regardant de la tête aux pieds, et en frissonnant à la pensée de cette foule de corps humains qui se trémoussaient gaiement dans l’eau trouble, sans pouvoir se rendre compte de l’impression, pleine de terreur et de dégoût, que ce tableau lui faisait éprouver.


La lettre suivante, écrite le 7 du mois d’août par le prince Bagration, et datée de son campement à Mikhaïlovka sur la route de Smolensk, était adressée à Araktchéïew. Sachant fort bien d’avance que cette lettre serait lue par l’Empereur, il en avait pesé chaque mot, autant du moins que ses capacités intellectuelles le lui avaient permis :

« Monsieur le comte Alexis Andréïévitch, le ministre vous aura sans doute rendu compte de l’abandon de Smolensk à l’ennemi ; chacun en est affligé au delà de toute expression, et l’armée entière est au désespoir de ce qu’on ait ainsi livré, sans utilité aucune, une place de cette importance. De mon côté, je l’ai supplié personnellement de la façon la plus pressante, je lui ai même écrit, mais rien n’y a fait. Napoléon se trouvait, je vous en donne ma parole d’honneur, pris comme dans un sac, et si l’on m’avait écouté, au lieu de s’emparer de Smolensk, il aurait perdu la moitié de son armée. Nos troupes se sont battues et se battent comme toujours. J’ai résisté avec 15 000 hommes plus de trente-cinq heures, et j’ai écrasé l’ennemi, mais « Lui » n’a même pas voulu tenir quatorze heures ; c’est une honte et une flétrissure pour nos armées, et après cela « Il » ne devait plus être digne de vivre. S’« Il » vous a annoncé que les pertes sont grandes, c’est faux… Il y a tout au plus 4 000 morts et blessés… c’est tout ! L’ennemi, en revanche, a fait des pertes énormes !

« Qu’est-ce que cela lui aurait coûté de tenir encore deux jours ? Les Français se seraient certainement retirés les premiers, car ils n’avaient pas une goutte d’eau. « Il » m’avait solennellement juré de ne pas battre en retraite, et tout à coup « Il » m’envoie dire qu’il se retire la nuit même.

« On ne fait pas la guerre ainsi ; nous amènerons de la sorte l’ennemi aux portes mêmes de Moscou…

« On me dit que vous pensez à faire la paix. Que Dieu vous en garde ! Après tant de sacrifices, après tant de retraites incompréhensibles, il n’est pas permis d’y songer : vous vous mettrez toute la Russie à dos, et tous nous aurons honte de porter l’uniforme… Il faut, puisqu’il en est ainsi, se battre tant que la Russie le pourra, tant qu’il y aura des hommes !

« Un seul doit commander au lieu de deux ! Votre ministre peut être excellent dans son ministère, mais comme général ce n’est pas assez dire qu’il est mauvais… il est détestable !… et cependant c’est à lui que le sort de la patrie a été confié ! La colère me monte à la tête, excusez la hardiesse de mes paroles ! Il est évident que celui qui conseille en ce moment la paix, et qui soutient le ministre, n’aime pas l’Empereur, et veut notre perte à tous. Je vous écris la vérité… organisez donc au plus tôt les milices ! M. l’aide de camp Woltzogen ne jouit pas de la confiance de l’armée, au contraire… On le soupçonne de pencher pour Napoléon, et il est le grand conseiller du ministre. Quant à moi, j’obéis à ce dernier comme le premier caporal venu, quoique je sois plus ancien que lui ! Cela me blesse profondément, mais, dévoué, comme je le suis, à mon bienfaiteur et, à mon Souverain, je m’y soumets, en Le plaignant toutefois d’avoir mis sa belle armée entre de telles mains. Figurez-vous que, grâce à notre retraite, nous avons perdu de fatigue, et disséminé dans les hôpitaux, environ 15 000 hommes ; si nous avions marché en avant, cela n’aurait pas été le cas. Dites-leur là-bas que notre mère, la Russie, nous accusera de lâcheté, car nous livrons la patrie à la racaille, et nous attisons de la sorte dans le cœur de chacun la haine et le dépit. De quoi et de qui avons-nous peur ? Ce n’est pas ma faute si le ministre, indécis, craintif, absurde et lambin, réunit en lui seul tous les défauts. L’armée pleure, et l’accable d’injures !… »


VI

On pourrait, à notre avis, diviser en deux catégories bien distinctes les divers modes, si variés et si multiples, de la vie : la première se composerait de ceux où la forme l’emporte sur le fond ; l’autre, au contraire, de ceux où le fond domine la forme. Comparons, par exemple, la vie de campagne, la vie de province, la vie de Moscou même à celle de Pétersbourg, à celle du salon surtout, invariablement la même partout et toujours.

Depuis 1805, nous avions passé notre temps à nous quereller et à nous réconcilier avec Bonaparte, à faire et à défaire des constitutions, pendant que le salon d’Anna Pavlovna et celui de la belle Hélène étaient restés immuables et avaient gardé le même ton et la même allure que par le passé. Chez Anna Pavlovna, on s’exclamait avec la même stupeur sur les succès de Bonaparte, et l’on ne voyait dans la soumission des souverains de l’Europe entière qu’un complot haineux dont le seul but était de troubler et d’inquiéter le cercle de la Cour, dont Mlle Schérer se considérait comme le représentant incontestable. Chez Hélène, que Roumiantzow honorait de ses visites et qu’il appelait une femme remarquablement intelligente, on professait en 1812, comme en 1808, le même enthousiasme pour la grande nation, pour le grand homme, et l’on y déplorait la rupture avec la France, qui ne pouvait, assurait-on, se terminer autrement que par une paix prochaine.

Une agitation inusitée se manifesta dans ces réunions rivales lorsque l’Empereur revint de l’armée ; quelques démonstrations hostiles furent même tentées de salon à salon, mais chacun conserva strictement sa nuance. Anna Pavlovna ne recevait en fait de Français que quelques légitimistes pur sang, et son exaltation patriotique mettait à l’index le théâtre français, dont l’entretien, disait-elle, coûtait « ce que coûte un corps d’armée ». On y suivait avec un intérêt extrême les opérations militaires, on y répandait sur nos troupes les bruits les plus favorables, tandis que dans la coterie d’Hélène, où les Français étaient en majorité, on prenait note des tentatives faites par Napoléon en faveur de la paix, on niait la vérité des rapports sur la cruauté de l’ennemi, et l’on critiquait à outrance les conseils prématurés de ceux qui parlaient de la nécessité de se transporter à Kazan et d’y installer la cour et les Instituts. La guerre n’avait à leurs yeux qu’un caractère purement démonstratif ; la paix ne pouvait donc se faire attendre, et ils répétaient avec emphase l’axiome de Bilibine, devenu un habitué de la maison d’Hélène (car tout homme intelligent devait l’être ou l’avoir été), que « les questions épineuses ne se tranchaient point par la poudre, mais par ceux qui l’avaient inventée ». On s’y moquait avec esprit, tout en y mettant beaucoup de prudence, de l’exaltation moscovite, arrivée à son apogée durant la visite de l’Empereur à l’ancienne capitale.

Chez Mlle Schérer, au contraire, cet enthousiasme soulevait une admiration fanatique, semblable à celle de Plutarque pour ses héros ! Le prince Basile, qui continuait à occuper les mêmes postes importants, était le chaînon qui reliait ces deux cercles rivaux. Il fréquentait à la fois « ma bonne amie Anna Pavlovna » et « le salon diplomatique de ma fille » : aussi lui arrivait-il souvent, en passant d’un camp à l’autre, de s’embrouiller dans ce qu’il disait, et d’exprimer chez la première les opinions en honneur chez la seconde, et réciproquement. Un jour, peu de temps après le retour de l’Empereur, le prince Basile, qui s’était mis à censurer avec sévérité chez Anna Pavlovna la conduite de Barclay de Tolly, finit par avouer qu’il aurait été très embarrassé, dans le moment actuel, de nommer quelqu’un au poste de général en chef. Un des habitués du salon, connu sous le sobriquet d’un « homme de beaucoup de mérite », raconta qu’il avait vu le matin même le commandant de la milice de Pétersbourg recevant les volontaires dans la chambre des finances, et se permit d’avancer que c’était peut-être l’homme destiné à satisfaire toutes les exigences.

Anna Pavlovna sourit mélancoliquement, en déclarant que Koutouzow ne faisait que créer des ennuis à l’Empereur.

« Oui, je l’ai dit à l’assemblée de la noblesse, reprit le prince Basile ; je leur ai dit que son élection aux fonctions de commandant de la milice ne plairait pas à Sa Majesté ; mais ils ne m’ont pas écouté ; ils ont la manie de fronder. Et pourquoi ? Parce que nous tenons à singer l’absurde enthousiasme des Moscovites, » ajouta-t-il, en oubliant que ce propos, qui aurait été goûté dans le salon de sa fille, ne pouvait l’être dans celui d’Anna Pavlovna ; il le sentit aussitôt et essaya de réparer sa maladresse.

« Est-il convenable, je vous le demande, que le comte Koutouzow, le plus vieux des généraux russes, siège là-bas en personne ? Il en sera pour sa peine… Et, franchement, peut-on nommer général en chef un homme de mauvaises mœurs, un homme qui ne sait pas se tenir à cheval, et qui s’endort au conseil ? Oserait-on soutenir par hasard qu’il s’est distingué à Bucharest ? Je ne parle pas de ses qualités comme militaire, il y aurait trop à dire là-dessus ; mais comment serait-il possible de choisir dans la situation actuelle un homme impotent et qui n’y voit goutte ? Quel commandant sera-ce là ? Il serait bon tout au plus pour jouer à colin-maillard, car il est complètement aveugle ! »

Personne ne répliqua à cette violente sortie, à laquelle le prince Basile se livrait le 21 juillet, et qui, à cette date, était parfaitement fondée ; mais le 29, quelques jours plus tard, Koutouzow reçut le titre de prince. Cette faveur, qui indiquait peut-être, à la rigueur, le désir qu’on éprouvait, en haut lieu, de s’en débarrasser, n’inquiéta pas le prince Basile, mais elle eut pour effet de le rendre plus prudent dans ses critiques. Le 8 août, un conseil composé du feld-maréchal Soltykow, d’Araktchéïew, de Viasmitinow, de Lopoukhine et de Kotchoubey, fut réuni pour discuter la marche générale de la campagne. Le conseil décida que l’insuccès devait être attribué à la division du pouvoir, et proposa, après une courte délibération, et malgré le peu de sympathie de l’Empereur pour Koutouzow, d’élever ce dernier au poste de général en chef et de commandant de tout le rayon occupé par les troupes ; la proposition fut acceptée, et la nomination annoncée le soir même.

Le prince Basile se retrouva le lendemain chez Anna Pavlovna avec l’« homme de beaucoup de mérite », qui lui faisait une cour assidue afin d’obtenir par elle la place de curateur d’un institut de jeunes filles. Le prince Basile fit son entrée dans ce salon en véritable triomphateur, et comme si le succès avait couronné ses plus chères espérances :

« Eh bien, vous savez la grande nouvelle ! Le prince Koutouzow est maréchal, tous les dissentiments sont finis… j’en suis si heureux ! Enfin voilà un homme ! » ajouta-t-il en lançant un regard sévère sur son auditoire. L’« homme de beaucoup de mérite » ne put s’empêcher, quoiqu’il fût candidat à une place, de rappeler à l’orateur le jugement qu’il avait porté lui-même peu de jours auparavant. C’était une double faute contre la bienséance, car Anna Pavlovna avait également reçu la nouvelle avec de grandes démonstrations de joie.

« Mais, mon prince, dit-il, ne pouvant retenir sa langue et employant les paroles du prince Basile, on le dit aveugle !

— Allons donc, il y voit assez clair, répondit le prince en parlant rapidement de sa voix de basse éraillée, et en toussant à plusieurs reprises (c’était son grand moyen pour faire bonne contenance lorsqu’il se trouvait embarrassé). Il y voit assez clair, vous dis-je, et je me réjouis surtout de ce que l’Empereur lui ait donné, sur les troupes et sur le pays, un pouvoir que jamais aucun général en chef n’a eu jusqu’ici. C’est un second autocrate !

— Dieu le veuille ! » dit en soupirant Anna Pavlovna.

L’« homme de beaucoup de mérite », très novice encore au langage des cours, s’imaginait flatter la vieille fille en défendant son ancienne opinion ; il s’empressa donc d’ajouter :

« On dit que l’Empereur ne l’a investi de ce pouvoir qu’a contre-cœur ! On dit aussi qu’il a rougi comme une demoiselle à laquelle on lirait Joconde, en lui disant que le Souverain et la patrie lui décernaient cet honneur.

— Peut-être le cœur n’était-il pas de la partie ? fit observer Anna Pavlovna.

— Pas du tout, pas du tout, s’écria avec chaleur le prince Basile, qui ne permettait plus à personne d’attaquer Koutouzow. C’est impossible, car l’Empereur a toujours su apprécier ses hautes qualités.

— Dieu veuille alors que le prince Koutouzow ait véritablement le pouvoir entre les mains, et qu’il ne permette à personne de lui mettre des bâtons dans les roues, » dit Anna Pavlovna.

Le prince Basile, comprenant aussitôt à qui s’adressait cette allusion, reprit à voix basse :

« Je sais positivement que Koutouzow a posé comme condition sine qua non à l’Empereur l’éloignement du césarévitch. Savez-vous ce qu’il lui a dit : « Je ne saurais le punir s’il fait mal, ni le récompenser s’il fait bien. »

— Oh ! c’est un homme bien fin : je connais Koutouzow de longue date.

— On dit même, poursuivit l’« homme de beaucoup de mérite », continuant à faire fausse route, que Son Altesse a solennellement exigé de l’Empereur de ne pas venir séjourner à l’armée. »

À peine eut-il prononcé ces mots, que le prince Basile et Anna Pavlovna, se détournant comme poussés par un même ressort, échangèrent un regard plein de compassion en réponse à cette inconcevable naïveté, et poussèrent un long et profond soupir.


VII

Pendant que ceci se passait à Pétersbourg, les Français, laissant Smolensk derrière eux, avançaient toujours et se rapprochaient de Moscou. M. Thiers, l’historien de Napoléon, cherche, comme les autres, à atténuer les fautes de son héros, en soutenant qu’il avait été amené jusque sous les murs de Moscou contre sa volonté ! Ce serait vrai, si l’on pouvait donner comme cause aux événements de ce monde la volonté d’un seul homme, et nos historiographes auraient alors également raison, en prétendant, de leur côté, que Napoléon a été attiré en avant par l’habileté de nos généraux. En considérant même le passé comme le travail d’incubation des faits qui en sont la conséquence ultérieure, nous en arrivons à découvrir entre eux une certaine connexité qui ne fait que les rendre encore plus confus. Quand un bon joueur d’échecs a perdu une partie et qu’il est intimement convaincu de l’avoir perdue par son fait, il laisse de côté les fautes qu’il a pu commettre pendant le cours de la partie, pour ne rechercher que celle qu’il a faite au début, et qui, en tournant au profit de son adversaire, a causé sa défaite. Le jeu de la guerre, bien autrement compliqué, est influencé par les conditions du milieu où il s’agite, et, loin d’être dirigé par une volonté unique, il est le produit du frottement et du choc des mille volontés et des mille passions individuelles qui y prennent part.

Napoléon, après avoir quitté Smolensk, tenta, mais en vain, de livrer bataille d’abord à Dorogobouge sur la Viazma, ensuite à Czarevo-Zaïmichtché ; par suite de différentes circonstances, les Russes ne purent l’accepter qu’à Borodino, situé à 112 verstes de Moscou. À Viazma, Napoléon donna l’ordre de marcher droit sur cette ville, la capitale asiatique du grand Empire, la ville sacrée des peuples d’Alexandre ! Moscou, avec ses innombrables églises semblables à des pagodes chinoises, excitait son imagination. Il quitta Viazma monté sur son petit cheval isabelle, accompagné de sa garde, de ses aides de camp, et de ses pages ; Berthier, le major général, resté en arrière pour faire interroger un prisonnier russe par l’interprète Lelorgne d’Ideville, rejoignit peu après son maître, et, le visage rayonnant de joie, arrêta court son cheval devant lui.

« Qu’y a-t-il ? demanda Napoléon.

— Un cosaque qu’on vient de faire prisonnier, Sire, dit que les troupes commandées par Platow se réunissent au gros de l’armée, et que Koutouzow est nommé général en chef !… Ce gaillard est très bavard et paraît fort intelligent. »

Napoléon sourit, fit donner un cheval au cosaque, et se le fit amener, pour avoir le plaisir de le questionner lui-même. Quelques aides de camp partirent au galop pour faire exécuter cet ordre, et, un moment après, le serf de Denissow, celui qu’il avait cédé à Rostow, notre ancienne connaissance Lavrouchka, avec sa figure éveillée et légèrement avinée, en veste de domestique militaire, à cheval sur une selle de cavalerie française, s’approcha de Napoléon, qui le fit marcher à ses côtés, pour l’examiner à son aise.

« Vous êtes un cosaque ? lui demanda-t-il.

— Oui, Votre Noblesse »

« Le cosaque, ignorant en quelle compagnie il se trouvait, car la simplicité de Napoléon n’avait rien qui put révéler à une imagination orientale la présence d’un Souverain, s’entretint avec la plus extrême familiarité des affaires de la guerre actuelle[1] », dit M. Thiers en racontant cet épisode. Lavrouchka était ivre ou à peu près ; n’ayant pas préparé à temps le dîner de son maître le jour précédent, il avait été bel et bien fustigé, et envoyé faire main basse sur la volaille dans un village ; là, s’étant laissé entraîner par le charme de la maraude, il avait été enlevé par les Français. Lavrouchka, qui avait vu beaucoup de choses dans sa vie, était une de ces natures effrontées, prêtes à toutes les fourberies imaginables, qui devinent d’instinct les plus mauvaises pensées de leurs maîtres et savent se rendre compte d’un coup d’œil de l’étendue de leur mesquine vanité.

Face à face avec Napoléon, qu’il n’avait pas tardé à reconnaître, il fit tout son possible pour gagner ses bonnes grâces. Sa présence ne l’intimidait pas plus que celle de Rostow, ou du maréchal des logis avec les verges à la main, car, du moment qu’il ne possédait rien, que pouvait-on lui prendre ?

Il lui rapporta, à peu de choses près, ce qui se disait parmi ses camarades ; mais, lorsque Napoléon lui demanda si les Russes croyaient vaincre Bonaparte, il flaira un piège dans cette question, et réfléchit en fronçant les sourcils.

« S’il doit y avoir prochainement une bataille, répondit-il d’un air soupçonneux, alors c’est possible, mais s’il se passe trois jours sans qu’il y en ait, cela traînera en longueur. »

Cette phrase sibylline fut ainsi traduite à l’Empereur par Lelorgne d’Ideville : « Si la bataille était donnée avant trois jours, les Français la gagneraient, mais si elle était donnée plus tard, Dieu sait ce qu’il en arriverait. » Napoléon, dont l’humeur était cependant excellente pour le moment, écouta sans sourire cet oracle, et se le fit répéter. Lavrouchka le remarqua, et continua à faire semblant d’ignorer qui il était.

« Nous savons bien que vous avez un certain Napoléon qui a déjà battu tout le monde, mais cela ne lui sera pas aussi facile avec nous ! » dit-il, laissant involontairement échapper cette vanterie patriotique, que l’interprète s’empressa du reste de passer sous silence, en ne traduisant à Sa Majesté que la première partie de la phrase.

« La réponse du jeune cosaque fit sourire son puissant interlocuteur, » dit M. Thiers. Faisant quelques pas en avant, Napoléon s’adressa à Berthier. Il lui exprima le désir d’éprouver sur cet enfant des steppes du Don l’émotion qu’il ressentirait en apprenant qu’il causait avec l’Empereur, avec ce même Empereur qui avait écrit sur les Pyramides son nom victorieux !

On avait à peine achevé de le lui dire, que Lavrouchka, devinant à merveille que Napoléon s’attendait à le voir terrifié, joua aussitôt la stupéfaction : il écarquilla les yeux, prit un air hébété, et donna à sa figure l’expression qui lui était habituelle lorsqu’on le menait recevoir quelques coups de verges en punition de ses fautes. « À peine l’interprète de Napoléon, dit M. Thiers, avait-il parlé, que le cosaque, saisi d’une sorte d’ébahissement, ne proféra plus une parole, et marcha les yeux constamment attachés sur ce conquérant, dont le nom avait pénétré jusqu’à lui à travers les steppes de l’Orient. Toute sa loquacité s’était subitement arrêtée pour faire place à un sentiment d’admiration naïve et silencieuse. Napoléon, après l’avoir récompensé, lui fit donner la liberté « comme à un oiseau qu’on rend aux champs qui l’ont vu naître[2]  ».

Sa Majesté continua donc son chemin, rêvant à ce Moscou qui occupait si fort son imagination, tandis que l’« oiseau rendu aux champs qui l’ont vu naître » retournait aux avant-postes : il songeait au récit fantastique qu’il allait débiter à ses camarades, car il n’était pas homme à leur raconter les faits tels qu’ils s’étaient passés, et à leur dire tout simplement la vérité. Il demanda à des cosaques qu’il rencontra sur sa route où était son régiment, qui faisait partie du détachement de Platow, et le soir même il arriva à Jankow, où était le bivouac des siens, juste au moment où Rostow montait à cheval pour aller avec Iline faire une reconnaissance dans les environs. Lavrouchka reçut l’ordre de les suivre.


VIII

La princesse Marie n’était pas à Moscou, à l’abri de tout danger, comme le pensait le prince André.

Lorsque son vieux serviteur revint de Smolensk, le prince se réveilla comme d’une léthargie. Il fit rassembler les miliciens, et écrivit au général en chef pour l’informer qu’il était bien décidé à rester à Lissy-Gory et à le défendre jusqu’à la dernière extrémité, en lui laissant le soin de prendre ou de ne pas prendre les mesures nécessaires pour protéger un endroit « où serait fait prisonnier ou tué un des plus anciens généraux russes » ! Il annonça ensuite solennellement à toute sa maison son intention de ne pas quitter Lissy-Gory ! Quant à sa fille, elle devait, disait-il, emmener le petit prince à Bogoutcharovo, et il s’occupa immédiatement de son départ et de celui de Dessalles. La princesse Marie, sérieusement effrayée de l’activité fiévreuse qui succédait chez lui à l’apathie des dernières semaines, ne pouvait se décider à le laisser seul, et se permit de lui désobéir pour la première fois de sa vie. Elle refusa de partir, et s’exposa par là à une scène des plus violentes. Son père furieux lui reprocha ses torts imaginaires, l’accabla des reproches les plus sanglants, l’accusa d’avoir empoisonné son existence, de l’avoir brouillé avec son fils, d’avoir fait sur son compte des suppositions abominables, et finit par la renvoyer de son cabinet, en lui disant qu’elle pouvait faire ce qui lui semblerait bon, qu’il ne voulait plus la connaître, et lui défendait de se montrer désormais devant ses yeux. La princesse Marie, heureuse de ne pas avoir été mise de force en voiture, vit dans cette concession la preuve irrécusable de la satisfaction cachée que causait à son père sa résolution de rester auprès de lui. Le lendemain du départ de son petit-fils, le vieux prince revêtit sa grande tenue, et se disposa à aller voir le général en chef. Sa calèche étant avancée, sa fille l’aperçut, tout chamarré de décorations, s’acheminer vers une allée du jardin, pour y passer en revue les paysans et la domesticité qu’il avait armés. Assise à sa fenêtre, elle prêtait une oreille attentive aux ordres qu’il donnait, lorsque tout à coup quelques hommes, la figure bouleversée, se mirent à courir du jardin vers la maison ; s’élançant aussitôt au dehors, elle allait s’engager dans l’allée, lorsqu’elle vit venir à elle une troupe de miliciens, et au milieu d’eux le vieux prince en uniforme, soutenu par eux et laissant traîner ses pieds sans force sur le sable. Elle fit quelques pas, mais les rayons de lumière qui se jouaient sur le groupe, à travers l’épais feuillage des tilleuls, l’empêchèrent d’abord de se rendre compte du changement survenu dans ses traits. En s’approchant davantage, elle en fut profondément saisie : l’expression dure et résolue de sa figure s’était fondue en une expression soumise et humble. À la vue de sa fille, il remua ses lèvres impuissantes, et il s’en échappa quelques sons rauques et inintelligibles. On le porta jusque dans son cabinet, et on le déposa sur le divan qui lui avait tout dernièrement encore causé de si folles terreurs.

Le docteur, qu’on alla chercher à la ville voisine, le veilla toute la nuit, et déclara que le côté droit avait été frappé de paralysie. Le séjour à Lissy-Gory devenant de jour en jour plus dangereux, la princesse Marie fit transporter le malade à Bogoutcharovo, et envoya son neveu à Moscou sous la garde de Dessalles.

Le vieux prince passa ainsi trois semaines dans la maison de son fils, toujours dans le même état. Il n’avait plus sa tête : étendu sans mouvement, presque sans vie, il ne cessait de murmurer des mots inarticulés, et l’on ne pouvait parvenir à deviner s’il se rendait compte de ce qui se passait autour de lui. Il souffrait, et s’efforçait évidemment d’exprimer un désir que personne n’arrivait à comprendre. Était-ce une fantaisie de malade, ou l’idée d’un cerveau affaibli ? Voulait-il parler de ses affaires de famille ou de celles du pays ? On l’ignorait.

Le docteur soutenait que cette agitation ne voulait rien dire, et qu’elle provenait de causes purement physiques ; mais la princesse Marie était sûre du contraire, et l’inquiétude que le vieux prince témoignait, quand elle était en sa présence, la confirmait dans cette supposition.

Il n’y avait plus à espérer de le guérir, et il était impossible de le transporter, car on aurait risqué de le voir mourir pendant le trajet. « La fin, la fin elle-même ne serait-elle pas préférable à cet état ? » se disait parfois la princesse Marie. Elle ne le quittait ni jour ni nuit, et, faut-il l’avouer ? elle épiait ses moindres mouvements, non pour y découvrir un symptôme rassurant, mais souvent au contraire pour y surprendre quelque signe avant-coureur d’une mort prochaine. Ce qui était encore plus terrible, et ce qu’elle ne pouvait se dissimuler à elle-même, c’est que, depuis la maladie de son père, toutes ses aspirations intimes, toutes ses espérances, oubliées depuis tant d’années, s’étaient tout à coup réveillées en elle : le rêve d’une vie indépendante, pleine de joies nouvelles et affranchie du joug de la tyrannie paternelle, la possibilité d’aimer et de jouir enfin du bonheur conjugal, se représentaient constamment à son imagination comme autant de tentations du démon. Malgré ses efforts pour les chasser loin d’elle, elle y revenait sans cesse et se surprenait souvent à rêver et à combiner le plan de sa nouvelle existence, quand « lui » ne serait plus là ! Pour repousser la séduction de ces pensées, elle avait recours à la prière : S’agenouillant et fixant les yeux sur les images saintes, elle priait, mais sans ferveur et sans foi. Elle se sentait emportée par un autre courant, le courant de la vie active, difficile mais libre, en contraste complet avec l’atmosphère morale qui l’avait entourée et emprisonnée jusqu’à ce jour. La prière avait été alors son unique consolation ; aujourd’hui, elle se sentait sollicitée par les soucis de la vie matérielle. Il n’était pas non plus sans danger de demeurer plus longtemps à Bogoutcharovo ; les Français approchaient, et déjà une propriété voisine venait d’être dévastée par les maraudeurs.

Le docteur insistait pour que l’on transportât le malade ; le maréchal de noblesse envoya un de ses fonctionnaires pour engager la princesse Marie à partir promptement ; l’ispravnik arriva en personne lui annoncer la présence des troupes françaises à quarante verstes : « les villages avaient déjà reçu, disait-il, les proclamations ennemies, et il ne répondait de rien si elle ne partait immédiatement. »

Elle s’y décida enfin, et fixa son départ au 15 septembre ; les préparatifs et les ordres à donner l’occupèrent toute la journée du 14, mais elle passa la nuit suivante, comme d’habitude, sans se déshabiller, dans la chambre contiguë à celle de son père. Ne pouvant dormir, elle s’approcha plus d’une fois de la porte pour écouter, et elle l’entendait souvent geindre et se plaindre tout bas, pendant que Tikhone et le docteur le soulevaient et le changeaient de position. Elle aurait voulu entrer chez lui, mais la crainte l’en empêchait ; elle savait par expérience combien tout signe de terreur était désagréable à son père, qui se détournait chaque fois qu’il rencontrait son regard effaré involontairement fixé sur lui ; elle savait que son apparition, la nuit, à une heure inusitée, lui causerait une violente irritation !… Et jamais cependant il ne lui avait inspiré autant de compassion. Un revirement s’était opéré en elle : elle redoutait maintenant de le perdre, et, en repassant dans sa mémoire les longues années de leur vie commune, elle découvrait dans chacun de ses actes une preuve de son affection pour elle. Si la perspective de sa future existence se glissait au milieu de son attendrissement rétrospectif, elle la chassait bien vite avec horreur comme une obsession du mauvais esprit ; enfin, n’entendant plus de bruit chez le malade, elle s’endormit, épuisée, vers le matin, et ne se réveilla que fort tard.

La netteté de perception qui accompagne habituellement le réveil lui démontra clairement alors quelle était sa préoccupation constante, et, prêtant l’oreille et n’entendant derrière la porte que le même murmure, elle se dit avec un soupir de fatigue :

« C’est donc toujours la même chose !… Mais qu’est-ce donc que je désire, qu’est-ce donc qui doit arriver ? Sa mort ? » s’écria-t-elle avec dégoût à cette pensée involontaire. Se levant à la hâte, elle s’habilla, fit sa prière et sortit sur le perron : on mettait les chevaux à la voiture, et l’on y emballait les derniers effets.

Le temps était doux et couvert ; le docteur s’approcha de la princesse.

« Il a l’air un peu mieux ce matin, lui dit-il. Je vous cherchais : il est possible de le comprendre un peu, il a la tête assez fraîche. Venez, il vous demande. »

Elle pâlit et s’appuya contre le chambranle de la porte… Son cœur battit avec violence ; rien qu’à l’idée de le voir, de lui parler, lorsque son âme était remplie de pensées coupables, elle éprouvait une joie mêlée de douleur et d’angoisse.

« Allons, » répéta le docteur.

Elle le suivit et s’approcha du lit de son père. Le malade était couché sur le dos et soutenu par des oreillers ; ses mains amaigries et osseuses, couvertes d’un réseau de veines bleuâtres et noueuses, étaient posées devant lui sur la couverture ; l’œil gauche fixe, l’œil droit tiré et hagard, les lèvres et les sourcils immobiles, il avait la figure singulièrement ridée, et son apparence desséchée et malingre inspirait une pitié profonde. La princesse Marie s’approcha de lui et lui baisa la main ; la main gauche de son père serra aussitôt la sienne…, on voyait qu’il l’attendait. Il répéta ce mouvement, tandis que ses sourcils et ses lèvres se contractaient avec impatience.

Elle le regarda effrayée… Que désirait-il ? Elle se plaça de façon qu’il pût l’apercevoir de son œil gauche… Il se tranquillisa aussitôt, et fit des efforts surhumains pour parler ; la langue remua cette fois, des sons inarticulés se firent entendre, et enfin il prononça quelques mots, lentement, timidement, sans cesser de regarder sa fille d’un air suppliant et craintif… Il avait si grand’peur de n’être pas compris ! La difficulté presque comique qu’il éprouvait à parler força la princesse Marie à baisser les yeux pour lui dérober la vue des sanglots qu’elle avait peine à réprimer. Il répéta à différentes reprises les mêmes syllabes, mais elle ne parvenait pas à en saisir le sens. Le docteur crut enfin comprendre qu’il demandait si elle avait peur, mais à cette supposition, émise à haute voix, le malade secoua négativement la tête.

« Il veut dire que c’est son âme qui souffre ! » s’écria la princesse Marie, et son père, répondant à ce cri par un signe affirmatif, lui serra la main, et l’appliqua sur sa poitrine à différents endroits, comme s’il cherchait une meilleure place.

— Je pense toujours à toi, » dit-il presque distinctement, satisfait d’avoir été compris, et, passant son autre main sur les cheveux de sa fille, qui inclina la tête afin de lui cacher ses larmes : « Je t’ai appelée toute la nuit, murmura-t-il.

— Si j’avais su, répondit-elle… Je craignais de venir. »

Il lui serra la main.

« Tu ne dormais donc pas ?

— Non, » répondit-elle en faisant un signe de tête négatif. Subissant malgré elle l’influence du malade, elle essayait de parler comme lui, et paraissait éprouver la même difficulté à exprimer sa pensée.

— Ma petite âme, murmura-t-il, ou ma petite amie ! » La princesse Marie ne put saisir au juste l’expression dont il s’était servi, mais son regard lui disait bien qu’il venait d’employer une expression affectueuse et tendre, ce qui ne lui arrivait jamais. « Pourquoi n’es-tu pas venue ?

— Et moi, moi qui souhaitais sa mort ! se disait la pauvre fille.

— Merci, ma fille, mon amie, merci ! pour tout, pardonne-moi… merci ! » Et deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux… « Appelez Andrioucha ! dit-il tout à coup d’un air égaré…

— J’ai reçu une lettre de lui, » répondit la princesse Marie.

Il la regarda avec surprise.

« Où donc est-il ?

— À l’armée, mon père, à Smolensk ! »

Longtemps il garda le silence, les paupières closes, puis il les releva et fit un signe affirmatif, comme pour dire à sa fille qu’il avait enfin retrouvé la mémoire, et qu’il se souvenait de tout.

« Oui, dit-il lentement et distinctement, la Russie est perdue, ils l’ont perdue ! » Et il sanglota.

S’apaisant et refermant les yeux, il fit de la main un léger mouvement dont Tikhone devina le sens, car il lui essuya ses larmes, pendant qu’il prononçait de nouveau quelques mots confus. S’agissait-il de la Russie, de son fils, de son petit-fils, ou de sa fille ? Nul n’aurait pu le dire. Une heureuse inspiration éclaira Tikhone : il avait deviné !

« Va mettre ta robe blanche, je l’aime…

— C’est cela ! » dit-il en se tournant vers la princesse Marie. À ces paroles, elle se prit à pleurer avec une telle violence, que le docteur l’emmena hors de la chambre jusque sur le balcon, pour lui donner le temps de maîtriser son émotion et de terminer ses préparatifs de départ. Le vieux prince continua à parler de son fils, de la guerre, de l’Empereur, et, fronçant les sourcils d’un air irrité, il élevait de plus en plus sa voix enrouée, lorsque soudain il fut frappé d’un second et dernier coup de paralysie.

Le temps s’était éclairci, le soleil brillait dans toute sa splendeur, mais la princesse Marie, arrêtée sur le balcon, ne se rendait compte de rien, ne pensait à rien et n’éprouvait qu’une chose, un redoublement de tendresse pour son père, elle ne l’avait jamais autant aimé qu’en ce moment-là. Elle descendit les marches du perron et marcha vivement vers l’étang, en passant par l’allée de tilleuls nouvellement plantée par son frère.

« Oui, j’ai souhaité sa mort, disait-elle tout haut dans son émotion. J’ai désiré voir finir cela plus vite, pour me reposer… Mais à quoi me servira ce repos, lorsqu’il ne sera plus ? » Elle fit le tour du jardin, se retrouva devant la maison, et vit alors venir à elle, en compagnie d’un inconnu, Mlle Bourrienne, qui avait déclaré ne pas vouloir quitter Bogoutcharovo. C’était le maréchal de la noblesse du district, qui arrivait tout exprès pour représenter à la princesse Marie l’urgence du départ. Elle l’écouta sans l’entendre, l’invita à la suivre dans la salle à manger, lui proposa de déjeuner et le fit asseoir à côté d’elle. Au bout d’une seconde, elle se leva, agitée et inquiète, s’excusa auprès de son hôte et se dirigea vers l’appartement de son père ; le docteur parut sur le seuil de la porte.

« Vous ne pouvez pas entrer, princesse : allez-vous-en, allez ! » lui dit-il avec autorité.

Elle retourna au jardin, et alla s’asseoir sur le bord même de l’étang… On ne pouvait pas l’apercevoir de la maison. Jamais elle ne sut combien de temps elle y était restée. Tout à coup, un bruit de pas qui couraient sur le chemin sablé la tira brusquement de sa rêverie : c’était Douniacha, sa femme de chambre, qu’on avait envoyée à sa recherche, et qui s’arrêta, effarée, à sa vue.

« Venez, princesse !… le prince…

— J’y vais, j’y vais ! reprit la princesse Marie, qui, sans lui donner le temps d’achever sa phrase, courut vers la maison.

— Princesse, lui dit le docteur, qui l’attendait à l’entrée, la volonté de Dieu s’est accomplie !… Résignez-vous !

— Ce n’est pas vrai, laissez-moi ! » s’écria-t-elle avec une poignante angoisse.

Le docteur chercha à la retenir, mais elle le repoussa et passa outre.

« Pourquoi m’arrêtent-ils tous, pourquoi ces figures terrifiées ? se disait-elle… Je n’ai besoin de personne, que font-ils là ? »

Elle ouvrit la porte de la chambre de son père ; la lumière y entrait maintenant à flots, tandis qu’on y avait toujours maintenu une demi-obscurité ; elle éprouva une terreur indicible. La vieille bonne et quelques femmes entouraient le lit ; elles reculèrent à sa vue, et lui laissèrent voir, en s’écartant, la figure sévère mais calme du mort… Elle resta clouée sur le seuil.

« Non, il n’est pas mort, c’est impossible ! » se dit-elle.

Dominant sa terreur, elle approcha de la couche funèbre, et posa ses lèvres sur la joue de son père ; mais à ce contact elle tressaillit et se rejeta en arrière : toute la tendresse qu’elle venait de ressentir s’évanouit pour faire place à un sentiment d’horreur et de crainte causé par ce qu’elle voyait devant elle.

« Il n’est plus, il n’est plus, et à sa place quelque chose d’horrible, un mystère effrayant qui me glace et me repousse, murmurait la pauvre fille… Et, se cachant la figure dans les mains, elle tomba évanouie dans les bras du docteur qui l’avait suivie.


Les femmes s’acquittèrent, en présence de Tikhone et du docteur, du soin de laver le corps ; elles lui bandèrent la mâchoire, pour l’empêcher, en se raidissant, de laisser la bouche ouverte, et attachèrent les pieds, pour les empêcher de s’écarter. Ensuite, elles le revêtirent de son uniforme orné de décorations, et le couchèrent sur une petite table. Tout fut exécuté selon l’usage, le cercueil se trouva prêt le soir comme par enchantement : on le recouvrit du drap mortuaire ; des cierges furent placés autour, on éparpilla du genièvre sur le plancher, et le lecteur commença à psalmodier des Psaumes. Beaucoup de gens de la localité, des étrangers même, entouraient le cercueil ; semblables aux chevaux qui frémissent et se cabrent à la vue d’un cheval mort, — car eux aussi avaient peur, — le maréchal de noblesse, le starosta du village, les femmes de la maison et du dehors, les yeux avidement fixés sur le corps, la terreur peinte sur le visage, se signaient avant de baiser la main froide et raidie du vieux prince.

IX

Bogoutcharovo n’avait jamais été dans les bonnes grâces de son vieux maître ; les paysans de cette terre différaient de ceux de Lissy-Gory par leur langage, leur costume et leurs mœurs : ils se disaient habitants de la steppe. Le prince rendait justice à leur assiduité au travail, et les faisait souvent venir à Lissy-Gory pour moissonner, pour creuser un étang ou un fossé ; mais il ne les aimait pas, à cause de leur sauvagerie.

Le séjour du prince André parmi eux, ses réformes, ses hôpitaux, ses écoles, la réduction de la redevance, au lieu de les adoucir, n’avaient fait au contraire qu’accentuer davantage ce que leur maître appelait le trait saillant de leur caractère, la sauvagerie. Les bruits les plus étranges trouvaient toujours créance parmi eux : tantôt on y racontait que toute leur population allait être inscrite dans les rangs des cosaques, qu’on allait la faire passer à une nouvelle religion ; tantôt, revenant sur le serment prêté à Paul Ier en 1797, on y parlait de la liberté qu’il leur aurait donnée, et que les seigneurs avaient reprise, ou bien encore on attendait le retour de Pierre III, qui reviendrait régner dans sept ans. Tous alors deviendraient libres, tout alors serait permis et tellement simplifié qu’il n’y aurait plus aucune loi. Aussi, la guerre avec Bonaparte et l’invasion ennemie s’étaient-elles alliées dans leur imagination à leurs vagues et confuses notions sur l’Antéchrist, sur la fin du monde et sur la liberté sans entraves.

Dans les environs de Bogoutcharovo, il y avait quelques grands villages appartenant à des particuliers et à la couronne, mais les particuliers vivaient peu sur leurs terres ; il s’y trouvait aussi fort peu de domestiques serfs (dvorovoï) et de gens sachant lire et écrire, de sorte que parmi ces paysans les courants mystérieux de la vie nationale et populaire, dont les sources restent si souvent des mystères pour les contemporains, prenaient une force et une intensité particulières. Ainsi, par exemple, une vingtaine d’années auparavant, les paysans de Bogoutcharovo, entraînés par ceux des districts voisins, avaient émigré en masse, comme un véritable passage d’oiseaux, allant du côté du Sud-Est vers certains fleuves imaginaires, dont les eaux, disait-on, étaient constamment chaudes. Des centaines de familles vendirent tout ce qu’elles possédaient et quittèrent leurs foyers en caravanes ; les uns se rachetèrent, les autres s’enfuirent en secret. Beaucoup de ces malheureux furent sévèrement punis et envoyés en Sibérie, d’autres périrent de faim et de froid en route, le reste revint à Bogoutcharovo, et le mouvement se calma peu à peu, de même qu’il avait commencé sans cause apparente. Dans ce moment, un courant d’idées analogue continuait à sourdre parmi les paysans ; et, pour peu que l’on fût en relations journalières avec le peuple, il était facile de constater en 1812 qu’il était profondément travaillé par ces influences mystérieuses, et qu’elles n’attendaient, pour se faire jour avec une nouvelle violence, qu’une occasion favorable.

Alpatitch, installé à Bogoutcharovo peu de jours avant la mort du vieux prince, remarqua une certaine agitation parmi les paysans, dont la manière d’agir formait un saisissant contraste avec celle de leurs frères de Lissy-Gory, dont ils n’étaient cependant séparés que par une distance de soixante verstes. Tandis que dans ce dernier endroit les paysans abandonnaient leurs foyers, en les laissant à la merci des cosaques pillards, ici ils restaient sur place et entretenaient des relations avec les Français, dont certaines proclamations circulaient parmi eux. Le vieil intendant avait appris, par des domestiques dévoués, qu’un nommé Karp, fort influent dans la commune, et qui venait de conduire un convoi de la couronne, racontait à ses amis que les cosaques détruisaient les villages désertés par les habitants, mais que les Français les respectaient. Il savait aussi qu’un autre paysan avait apporté du bourg voisin la proclamation d’un général français, où il était dit qu’il ne serait fait aucun mal à quiconque resterait chez lui, qu’on payerait argent comptant tout ce que l’on achèterait ; et à l’appui de cette nouvelle il montrait les cent roubles-papier qu’il venait de toucher pour son foin ; il ne savait pas que les assignats étaient faux.

Enfin, et c’était là le plus important, Alpatitch apprit que, le matin même du jour où il avait ordonné au starosta de réclamer des chevaux et des charrettes pour le transport des effets de la princesse Marie, les paysans, assemblés en conseil, avaient décidé de ne pas obéir à cet ordre et de ne pas quitter le village. Il n’y avait pourtant pas de temps à perdre : le maréchal de noblesse, venu tout exprès à Bogoutcharovo, avait insisté sur le départ immédiat de la princesse Marie, en disant qu’il ne répondait plus de sa sécurité au delà du lendemain 16 août, et, malgré sa promesse de revenir assister à l’enterrement du prince, il en fut empêché par suite d’un mouvement subit des Français, qui ne lui laissa que le temps d’emmener sa famille et ses effets les plus précieux.

Le starosta Drone, que son défunt maître appelait Dronouchka, administrait depuis tantôt trente ans la commune de Bogoutcharovo. C’était un de ces hercules au moral comme au physique, qui, une fois hommes faits, vivent jusqu’à soixante-dix ans sans un cheveu blanc, sans une dent de moins, aussi forts et aussi vigoureux qu’ils l’étaient à trente.

Drone fut appelé aux fonctions de starosta bourgmestre peu après l’émigration vers les « Eaux chaudes », à laquelle il avait pris part comme les autres, et il remplissait cette fonction, d’une façon irréprochable depuis vingt-trois ans. Les paysans le craignaient plus que leur maître, qui le respectait et l’appelait en plaisantant « le ministre ». Jamais Drone n’avait été ni malade ni ivre ; jamais non plus, malgré les travaux les plus pénibles, et les nuits passées quelquefois sans sommeil, il ne paraissait fatigué, et, bien qu’il ne sût ni lire ni écrire, jamais il ne s’était trompé ni dans ses comptes, ni dans le nombre des pouds de farine qu’il portait sur d’énormes chariots pour les vendre à la ville voisine, ni dans la quantité de gerbes de blé que donnait chacune des dessiatines[3] des champs de Bogoutcharovo. Ce même Drone reçut donc d’Alpatitch l’ordre de fournir douze chevaux pour les équipages de la princesse Marie, et dix-huit charrettes attelées pour le transport des bagages. Quoique les redevances se payassent en argent, l’exécution de cet ordre ne devait pas, selon Alpatitch, rencontrer la moindre difficulté, car on comptait dans le village 230 ménages, pour la plupart fort à leur aise. Drone baissa néanmoins les yeux, sans rien dire, en recevant ces instructions, qu’Alpatitch compléta, en lui indiquant les paysans auxquels il pourrait demander des chevaux et des charrettes.

Le starosta lui répondit alors que les chevaux de ces paysans étaient en course. L’intendant en nomma d’autres.

« Ceux-là n’en ont plus, ils sont loués à la couronne, répondit Drone ; quant au reste, ils sont épuisés de fatigue, et la mauvaise nourriture en a fait mourir beaucoup ; il est donc impossible d’en réunir un nombre suffisant, non seulement pour les bagages, mais même pour les voitures. »

Alpatitch, surpris, regarda Drone avec attention. Si Drone était un modèle de starosta bourgmestre, de son côté Alpatitch était un régisseur hors ligne ; il comprit donc aussitôt que ces réponses n’exprimaient pas les dispositions personnelles de Drone, mais celles de la commune, qui subissait l’entraînement d’un nouveau courant d’idées. Il n’ignorait pas non plus que les paysans détestaient Drone le richard et qu’au fond celui-ci hésitait entre les deux camps, le propriétaire et les paysans ; il en voyait un signe certain dans l’indécision de son regard. S’approchant avec impatience de son subordonné :

« Écoute, Drone, lui dit-il, assez de sornettes comme ça ! Son Excellence le prince André Nicolaïévitch m’a ordonné de vous faire tous partir, afin que vous ne pactisiez pas avec l’ennemi ; il y a même là-dessus un ordre du Tsar : Celui qui reste avec l’ennemi est un traître… Tu entends ?

— J’entends, » repartit Drone sans lever les yeux.

Alpatitch ne se contenta pas de cette réponse :

« Drone, Drone, ça ira mal ! ajouta-t-il en secouant la tête. Crois-moi, ne t’entête pas… Je vois clair en toi, je vois même, tu le sais, à trois archines de profondeur sous tes pieds ! » Alors, tirant sa main de son gilet, il indiqua le plancher d’un geste théâtral. Drone le regarda de côté avec une certaine émotion, mais reporta aussitôt ses yeux sur le plancher. « Laisse là ces folies : dis-leur de lever le camp, et de se mettre en route pour Moscou… Que les charrettes soient également prêtes demain pour la princesse… Et toi, ne va pas à l’assemblée, tu entends ? »

Drone se jeta à ses genoux.

« Jakow Alpatitch, au nom du Seigneur, reprends-moi les clefs !

— Je t’ordonne, reprit sévèrement Alpatitch, de renoncer à ton projet ; je vois clair, tu sais, sous tes pieds !… »

Il savait que son habileté à élever les abeilles, sa connaissance du moment précis pour les semailles de l’avoine, et ses vingt années de service auprès du vieux prince, lui avaient acquis la réputation de sorcier.

Drone se leva et essaya de parler, mais Alpatitch l’arrêta.

« Voyons, que vous a-t-il donc poussé dans la cervelle ? Hein ? Que vous êtes-vous imaginé ?

— Mais que ferai-je avec le peuple ? reprit Drone : il n’entend pas raison, je leur ai dit à tous que…

— Boivent-ils ? demanda brusquement le régisseur.

— Ils sont intraitables, Jakow Alpatitch : ils ont défoncé une seconde tonne.

— Eh bien, écoute : j’irai trouver l’ispravnik, et toi, va leur dire qu’ils ne pensent plus à toutes ces sottises et qu’ils fournissent les charrettes.

— C’est bien ! » répondit Drone.

Jakow Alpatitch n’insista plus : il avait trop longtemps gouverné tout ce monde-là pour ignorer que le meilleur moyen était encore de ne pas admettre la possibilité d’une résistance. Il eut donc l’air de se contenter de la soumission apparente de Drone mais il s’apprêta, sans rien dire, à aller requérir la force publique.

Le soir venu, pas de charrettes ! Une bruyante assemblée, réunie devant le cabaret du village, avait décidé de n’en pas livrer et d’envoyer tous les chevaux dans la forêt ! Alpatitch donna alors l’ordre de décharger les voitures qui avaient amené son bagage de Lissy-Gory, de tenir prêts ses chevaux pour la princesse Marie, et partit en toute hâte pour rendre compte aux autorités de ce qui se passait.


X

La princesse Marie, retirée chez elle après l’enterrement de son père, n’y avait encore admis personne, lorsque sa femme de chambre vint lui dire, à travers la porte, qu’Alpatitch demandait ses ordres relativement au départ. (Ceci se passait avant sa conversation avec Drone le bourgmestre.) Étendue sur son divan, brisée par la douleur, elle lui répondit qu’elle ne comptait, ni aujourd’hui ni jamais, quitter Bogoutcharovo, et qu’elle demandait à être laissée en paix.

Couchée tout de son long, le visage tourné vers la muraille, elle passait et repassait ses doigts sur le coussin de cuir qui soutenait sa tête, et en comptait machinalement les boutons, pendant que ses pensées flottantes et confuses revenaient constamment aux mêmes sujets, à la mort, à l’irrévocabilité des décrets de Dieu, à l’iniquité de son âme, à cette iniquité dont elle avait eu conscience pendant la maladie de son père, et qui l’empêchait de prier… Elle resta longtemps ainsi.

Sa chambre, orientée vers le Sud, recevait les rayons obliques du soleil couchant. Pénétrant par les fenêtres, ils l’éclairèrent tout à coup, illuminèrent le coin du coussin qu’elle regardait fixement, et ses pensées changèrent soudain de cours : elle se leva machinalement, lissa ses cheveux, et s’approcha de la croisée, en aspirant instinctivement la fraîche brise de cette belle soirée.

« Tu peux donc à présent jouir en paix de la beauté du ciel ? se dit-elle. « Il » n’est plus, personne ne t’en empêchera désormais ! » Et, se laissant tomber sur une chaise, elle posa sa tête sur l’appui de la fenêtre.

Quelqu’un l’appela de nouveau en ce moment d’une voix affectueuse ; elle se retourna, et vit Mlle Bourrienne en robe noire bordée de pleureuses, qui, s’approchant doucement, l’embrassa et fondit en larmes. La princesse Marie se souvint aussitôt de son inimitié passée, de la jalousie qu’elle lui avait inspirée, du changement qui s’était opéré en « lui » dans ces derniers temps où il n’avait plus souffert la présence de la jeune Française… « N’était-ce pas là une preuve évidente de l’injustice de mes soupçons ? Est-ce à moi, à moi qui ai souhaité sa mort, à juger mon prochain ? » pensa-t-elle en se retraçant vivement la pénible situation de sa compagne, traitée par elle avec une froideur marquée, dépendante de ses bontés, et obligée de vivre sous un toit étranger. La pitié l’emporta, et, levant sur elle un regard timide, elle lui tendit la main. Mlle Bourrienne la saisit, la baisa en pleurant et l’entretint de la grande douleur qui venait de les frapper toutes les deux. « L’autorisation qu’elle voulait bien lui accorder de la partager avec elle, l’oubli de leurs différends devant ce malheur commun, serait sa seule consolation !… Elle avait la conscience pure… et là-haut, « il » rendait sûrement justice à son affection et à sa reconnaissance ! » La princesse Marie écoutait avec plaisir le son de sa voix, et la regardait de temps en temps, mais sans prêter grande attention à ses paroles.

« Chère princesse, poursuivit Mlle Bourrienne, je comprends que vous n’ayez pu, et ne puissiez encore songer à vous-même ; aussi mon dévouement m’oblige-t-il à le faire pour vous… Alpatitch vous a-t-il parlé de votre départ ? »

La princesse Marie ne répondit pas : le vague de ses pensées l’empêchait de comprendre de quoi il s’agissait et qui devait partir. « Un départ ? Pourquoi ? Que m’importe à présent ? » se disait-elle.

« Vous ne savez peut-être pas, chère Marie, reprit Mlle Bourrienne, que notre situation est dangereuse, que nous sommes entourées par les Français… Si nous partions, nous serions infailliblement arrêtées, et Dieu seul sait… » La princesse Marie la regarda stupéfaite.

« Ah ! si on savait combien tout cela m’est indiffèrent… Je ne m’éloignerai pas de « lui »… Parlez-en donc avec Alpatitch, quant à moi je ne veux rien.

— Nous en avons causé, il espère pouvoir nous faire partir demain, mais à mon avis il vaudrait mieux rester où nous sommes, tomber entre les mains des soldats ou des paysans révoltés serait affreux ! « Et Mlle Bourrienne tira de sa poche une proclamation du général Rameau, qui engageait les habitants à ne pas quitter leurs demeures, et leur promettait dans ce cas la protection des autorités françaises.

« Il serait préférable, je pense, de nous adresser directement à ce général, car il nous témoignera tout le respect possible. »

La princesse Marie parcourut la feuille, et son visage tressaillit convulsivement.

« De qui la tenez-vous ? dit-elle.

— On aura probablement su que j’étais Française, » reprit Mlle Bourrienne en rougissant.

La princesse Marie quitta la chambre sans mot dire, passa dans le cabinet de son frère, et y appela Douniacha.

« Envoie-moi, je t’en prie, lui dit-elle, Alpatitch ou Drone, n’importe qui, et dis à Amalia Karlovna que je veux être seule ! Il faut partir, partir au plus vite ! » s’écria-t-elle, épouvantée à l’idée de tomber entre les mains des Français.

Que dirait le prince André si cela arrivait ! À l’idée de demander, elle, la fille du prince Nicolas Bolkonsky, la protection du général Rameau, et de devenir son obligée, elle eut un frisson d’horreur : dans sa fierté révoltée, elle rougissait et pâlissait de colère tour à tour. Son imagination lui dépeignait l’humiliation qu’elle aurait à subir : « Les Français s’installeront ici, dans cette maison, ils s’empareront de cette pièce, ils fouilleront ses lettres pour s’amuser, Mlle Bourrienne leur fera les honneurs de Bogoutcharovo, et moi on me laissera par charité un petit coin !… Les soldats profaneront la tombe toute fraîche de mon père, pour voler ses croix et ses décorations… Je les entendrai se vanter de leurs victoires sur les Russes, je les verrai témoigner à ma douleur une fausse sympathie. » Voilà ce que pensait la princesse Marie en adoptant instinctivement dans cette circonstance les opinions et les sentiments de son frère et de son père ; car n’était-elle pas leur représentant, et ne devait-elle pas se conduire comme ils se seraient conduits eux-mêmes ? Comme elle cherchait à se rendre un compte exact de sa situation, les exigences de la vie, la nécessité, le désir même de vivre, qu’elle croyait à jamais éteint en elle par la mort de son père, l’envahirent soudain avec une violence toute nouvelle.

Émue, agitée, elle appelait et questionnait tour à tour le vieux Tikhone, l’architecte et Drone, mais personne ne savait si Mlle Bourrienne avait dit vrai au sujet du voisinage des Français. L’architecte, à moitié endormi, se borna à sourire et à répondre vaguement sans exprimer son opinion, selon l’habitude qu’il avait prise pendant les quinze années passées au service du vieux prince. La figure épuisée et fatiguée de Tikhone portait l’empreinte d’une douleur profonde ; il répondit, avec une obéissance passive, à toutes les questions de la princesse Marie, dont la vue redoublait son chagrin. Enfin Drone entra dans l’appartement, et, la saluant jusqu’à terre, s’arrêta sur le seuil de la porte.

« Dronouchka… » lui dit-elle, en s’adressant à lui comme à un vieil et fidèle ami, car n’était-ce pas ce bon Dronouchka qui, lorsqu’elle était encore enfant, lui rapportait son pain d’épice chaque fois qu’il allait à la foire de Viazma, et le lui remettait en souriant… « Dronouchka, aujourd’hui, après le malheur qui… » Elle s’arrêta suffoquée par l’émotion.

« Nous marchons tous sous l’égide de Dieu, dit Drone avec un soupir.

— Dronouchka, reprit-elle avec effort, Alpatitch est absent, je n’ai personne à qui m’adresser, dis-moi, est-ce vrai, on m’assure que je ne puis pas partir ?

— Pourquoi ne partirais-tu pas, Excellence ?… On peut toujours partir !

— On m’a assuré qu’il y avait du danger à le faire, à cause de l’ennemi, et moi, mon ami, je ne sais rien, je ne comprends rien, je suis seule… et cependant je tiens à quitter Bogoutcharovo sans retard, cette nuit ou demain au petit jour. »

Drone garda le silence, et lui lança un regard à la dérobée.

« Il n’y a pas de chevaux, je l’ai dit tantôt à Jakow Alpatitch.

— Pourquoi n’y en a-t-il pas ?

— C’est Dieu qui nous punit. Les uns ont été enlevés par les troupes, les autres sont morts, c’est une mauvaise année… Et ce n’est rien encore que les chevaux, pourvu que nous ne crevions pas de faim !… On reste parfois trois jours sans manger. On n’a plus rien, on est ruiné !

— Les paysans sont ruinés ?… Ils n’ont plus de blé ? demanda la princesse Marie, qui l’écoutait avec surprise.

— Il n’y a plus qu’à mourir de faim, reprit Drone : quant à des charrettes, il n’y en a pas.

— Mais pourquoi ne pas m’en avoir prévenue, Dronouchka ? Ne peut-on les secourir ? Je ferai mon possible… »

Il lui paraissait si étrange de se dire qu’au moment où son cœur débordait de douleur, il y avait des gens pauvres et des gens riches vivant côte à côte, et que les riches ne secouraient pas les pauvres ! Elle savait confusément qu’il y avait toujours du blé en réserve, et que l’on distribuait parfois ce blé aux paysans ; elle savait aussi que ni son frère ni son père ne l’auraient refusé à leurs serfs, et elle était prête à prendre sur elle la responsabilité de cette décision :

« Nous avons ici, n’est-ce pas, du blé appartenant au maître, à mon frère ? poursuivit-elle, désireuse de connaître le véritable état des choses.

— Le blé du maître est intact, reprit Drone avec orgueil : le prince avait défendu de le vendre.

— Si c’est ainsi, donne aux paysans ce qu’il leur faut, je t’y autorise au nom de mon frère. » Drone soupira pour toute réponse. « Donne-le-leur tout s’il le faut, et dis-leur, au nom de mon frère, que ce qui est à nous est à eux. Nous n’épargnerons rien pour les aider, dis-le-leur. »

Drone l’avait regardée sans mot dire.

« Au nom de Dieu, relève-moi de mon emploi, notre petite mère, s’écria-t-il enfin. Ordonne-moi de rendre les clefs, j’ai servi honnêtement pendant vingt-trois ans… Reprends les clefs, je t’en supplie ! »

La princesse Marie, étonnée, ne comprenant rien à sa requête, l’assura que jamais elle n’avait douté de sa fidélité, qu’elle ferait tout son possible pour lui et les paysans, et le congédia sur cette promesse.

XI

Une heure plus tard, Douniacha vint dire à sa maîtresse que Drone était revenu annoncer que les paysans, rassemblés par lui sur l’ordre de la princesse, attendaient sa venue.

« Mais je ne les ai jamais appelés ! dit la princesse Marie interdite : j’ai simplement commandé à Drone de leur distribuer le blé.

— Mais alors, princesse, notre mère, renvoyez-les sans leur parler. Ils vous trompent, voilà tout, dit Douniacha ; lorsque Jakow Alpatitch reviendra, nous partirons tout tranquillement, mais ne vous montrez pas, au nom du ciel !…

— Ils me trompent, dis-tu ?

— J’en suis sûre. Suivez mon conseil. Demandez à la vieille bonne, elle vous le dira aussi : ils ne veulent pas quitter Bogoutcharovo, c’est leur idée !

— C’est toi qui te trompes, tu as mal compris… Fais entrer Drone. »

Drone confirma les paroles de Douniacha : les paysans avaient été rassemblés sur l’ordre de la princesse.

« Mais, Drone, je n’ai jamais donné cet ordre : je t’ai prié de faire une distribution de blé, rien de plus. »

Drone soupira sans répondre.

« Ils s’en iront si vous le voulez, dit-il avec hésitation.

— Non, non, j’irai moi-même m’expliquer avec eux… » Et la princesse Marie descendit les degrés du perron, malgré les supplications de Douniacha et de la vieille bonne, qui la suivirent de loin avec l’architecte : « Ils s’imaginent sans doute que je leur offre du blé en échange de leur consentement à rester ici, et que, moi, je vais partir et les livrer aux Français ? se disait-elle, chemin faisant. Je leur annoncerai au contraire qu’ils trouveront des maisons là-bas, dans le bien de Moscou, ainsi que des provisions… car André, j’en suis sûre, aurait fait plus encore à ma place ! »

La foule rassemblée s’agita à sa vue, et se découvrit avec respect. Le crépuscule était tombé : la princesse Marie marchait les yeux baissés, s’embarrassant à chaque pas dans les plis de sa robe de deuil ; elle s’arrêta enfin devant ce groupe disparate de figures jeunes et vieilles ; leur grand nombre l’intimidait, et l’empêchait de les reconnaître… Elle ne savait plus que dire : enfin, coupant court à son hésitation, elle trouva dans la conscience de son devoir l’énergie nécessaire :

« Je suis bien aise que vous soyez venus, leur dit-elle, sans lever les yeux, pendant que son cœur battait avec violence. Dronouchka m’a appris que la guerre vous avait ruinés, c’est notre sort à tous ; soyez sûrs que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous soulager. Il faut que je parte, car l’ennemi approche… et puis… enfin, mes amis, je vous donne tout !… prenez notre blé… Qu’il n’y ait pas de misère parmi vous ! Si on vous dit que je vous le donne pour que vous restiez ici, c’est faux, je vous supplie au contraire de partir, d’emporter tout ce que vous avez et d’aller chez nous, dans notre bien près de Moscou : là-bas vous ne manquerez de rien, je vous le promets… vous serez logés et nourris ! »

La princesse Marie s’arrêta, on entendait quelques soupirs dans la foule :

« J’agis au nom de mon défunt père, reprit-elle, il a été un bon maître, vous le savez, et au nom de mon frère et de son fils. »

Elle s’arrêta de nouveau ; personne ne prit la parole.

« Le même malheur nous frappe tous, partageons donc tout entre nous. Ce qui est à moi est à vous, » dit-elle en terminant ; et elle regardait ceux qui l’entouraient. Leurs yeux étaient toujours fixés sur elle, et leurs physionomies ne lui offraient qu’une seule et même expression dont elle ne pouvait se rendre compte. Était-ce de la curiosité, du dévouement, de la reconnaissance, ou de l’effroi ? Impossible de le discerner.

« Nous sommes très reconnaissants de vos bontés, dit enfin une voix… seulement nous ne toucherons pas au blé du seigneur.

— Pourquoi cela ? » reprit la princesse Marie. Elle ne reçut pas de réponse, et remarqua alors que tous les yeux s’abaissaient devant son regard : « Pourquoi le refusez-vous ? » Même silence. Elle sentit qu’elle se troublait ; enfin, avisant un vieillard appuyé sur un bâton, elle s’adressa directement à lui : « Pourquoi ne réponds-tu pas ? lui dit-elle. Y a-t-il encore autre chose que je puisse faire pour vous ? » Mais le vieillard détourna brusquement la tête, et, l’inclinant aussi bas que possible, murmura :

« Pourquoi accepterions-nous, nous n’avons que faire du blé ? Tu veux que nous abandonnions tout, et nous, nous ne le voulons pas !…

— Pars, pars seule, s’écrièrent à la fois plusieurs voix, et les visages reprirent la même expression : ce n’était plus assurément ni de la curiosité ni de la reconnaissance, mais bien une résolution irritée et opiniâtre.

— Vous ne m’avez pas comprise, sans doute, reprit la princesse Marie avec un triste sourire. Pourquoi ce refus de partir, lorsque je vous promets de vous loger et de vous nourrir ?… Si vous restez, l’ennemi vous ruinera ! »

Les murmures et les exclamations de la foule couvrirent ses paroles.

« Nous n’y consentons pas… Qu’il nous ruine !… Nous ne voulons pas de ton blé, nous le refusons ! »

La princesse Marie essayait, mais en vain, de parler ; surprise et effrayée de leur inconcevable entêtement, elle baissa la tête à son tour, sortit à pas lents du groupe, et se dirigea vers la maison.

« Elle a voulu nous tromper !… A-t-elle été rusée, hein ?… Pourquoi veut-elle que nous abandonnions le village ? Pour que nous ne soyons pas plus libres qu’auparavant ?… Qu’elle garde son blé, nous n’en avons pas besoin ! » criait-on de tous côtés, pendant que Drone, qui l’avait suivie, recevait ses instructions.

Décidée plus que jamais à partir, elle lui réitéra l’ordre de lui fournir des chevaux, et se retira ensuite dans son appartement, où elle s’absorba dans ses douloureuses pensées.


XII

Elle resta longtemps, cette nuit-là, accoudée à la fenêtre. Un bruit confus de voix montait jusqu’à elle du village en révolte, mais elle ne songeait plus aux paysans, et ne cherchait plus à deviner quel pouvait être le motif de leur étrange conduite. Les tristes préoccupations du moment effaçaient de son cœur les amers regrets du passé, et, tout entière à sa douleur et au sentiment de son isolement qui l’obligeait à agir par elle-même, à peine pouvait-elle se souvenir, pleurer et prier. Le vent, qui était tombé au coucher du soleil, laissait la nuit s’étendre, tranquille et fraîche, sur toute la nature. Le bruit des voix s’éteignit peu à peu, le coq chanta, et la pleine lune s’éleva doucement au-dessus des tilleuls du jardin. Les épaisses vapeurs de la rosée enveloppèrent tous les alentours, et le calme se fit dans le village et dans l’habitation.

La princesse Marie rêvait toujours : elle rêvait à ce passé encore si proche d’elle, à la maladie, aux derniers moments de son père, en écartant toutefois de sa pensée la scène de sa mort, dont elle ne se sentait pas la force de se retracer les sinistres détails, à cette heure silencieuse et pleine de mystère.

Elle se rappela aussi la nuit qui avait précédé la dernière attaque, cette nuit où, pressentant la catastrophe prochaine, elle était restée fort tard, et malgré lui, auprès du malade. Ne pouvant dormir, elle était descendue sur la pointe des pieds, pour écouter à travers la porte qui donnait dans la serre, où son père couchait cette fois, et elle l’avait entendu parler au vieux Tikhone d’une voix fatiguée. Elle devinait son envie de causer. « Pourquoi donc ne m’a-t-il pas appelée ? Pourquoi ne m’a-t-il jamais permis de prendre, auprès de lui, la place de Tikhone ? J’aurais dû entrer dans ce moment, car je suis sûre de l’avoir entendu prononcer deux fois mon nom… Il était triste, abattu, et Tikhone ne pouvait le comprendre !… » Et la pauvre fille, prononçant tout haut les dernières paroles de tendresse qu’il lui avait adressées le jour de sa mort, éclata en sanglots ; cette explosion soulagea son cœur oppressé. Elle voyait nettement chaque trait de son visage, non pas celui dont elle se souvenait depuis sa naissance et qui lui causait une telle frayeur du plus loin qu’elle l’apercevait, mais ce visage amaigri, avec cette expression soumise et craintive, au-dessus duquel elle s’était penchée, pour deviner ce qu’il murmurait, et dont elle avait pu, pour la première fois, compter les rides profondes : « Que voulait-il dire en m’appelant « sa petite âme ? » À quoi pense-t-il à présent ? » se demanda-t-elle, et elle éprouva une terreur folle, comme lorsque ses lèvres avaient effleuré la joue glacée du mort : elle crut le voir apparaître, tel qu’elle l’avait vu, couché dans son cercueil, la tête bandée, et cette terreur, ce sentiment d’insurmontable horreur évoqué par ce souvenir, envahissaient tout son être. En vain essayait-elle de s’y soustraire en priant : ses grands yeux, démesurément ouverts, fixés sur le paysage éclairé par la lune, et sur les grandes ombres projetées par ses rayons, s’attendaient à voir surgir tout à coup la funèbre vision. Retenue, enchaînée à sa place par le silence solennel, par le calme magique de la nuit, elle se sentait comme pétrifiée.

« Douniacha ! murmura-t-elle d’abord, Douniacha ! » répéta-t-elle d’une voix rauque, avec un effort désespéré… et, s’arrachant brusquement à sa contemplation, elle s’élança à la rencontre de ses femmes, qui accouraient, effrayées, à son cri d’appel.


XIII

Le 17 du mois d’août, Rostow et Iline, accompagnés d’un planton et de Lavrouchka, renvoyé, comme on le sait, par Napoléon, se mirent en selle et quittèrent leur bivouac de Jankovo, situé à 15 verstes de Bogoutcharovo, pour essayer les chevaux qu’Iline venait d’acheter, et découvrir du foin dans les villages avoisinants. Depuis trois jours, chacune des deux armées était à une égale distance de Bogoutcharovo ; l’avant-garde russe et l’avant-garde française pouvaient donc s’y rencontrer d’un moment à l’autre : aussi, en chef d’escadron soigneux de la nourriture de ses hommes, Rostow désirait-il s’emparer le premier des vivres qui devaient probablement s’y trouver.

Rostow et Iline, de fort joyeuse humeur, se promettaient en outre de s’amuser avec les jolies femmes de chambre qui probablement étaient restées dans la maison du prince ; en attendant, ils questionnaient Lavrouchka sur Napoléon, riaient aux éclats de ses récits, et luttaient entre eux de vitesse, afin d’éprouver les mérites de leurs nouvelles acquisitions.

Rostow ne se doutait pas que le village dont il venait de traverser la grande rue appartînt à l’ancien fiancé de sa sœur. En le rejoignant, Iline lui fit de vifs reproches de l’avoir ainsi distancé.

« Quant à moi, s’écria Lavrouchka, si je n’avais craint de vous faire honte, j’aurais pu vous laisser tous les deux en arrière, car cette « française » (c’est ainsi qu’il appelait la rosse sur laquelle il était monté) est une merveille !… » Mettant leurs chevaux au pas, ils atteignirent la grange, autour de laquelle était rassemblée une foule de paysans.

Quelques-uns d’entre eux se découvrirent en les apercevant ; d’autres se bornèrent à les regarder avec curiosité. Deux grands vieux paysans, dont les visages ridés étaient ornés d’une barbe peu fournie, sortirent à ce moment du cabaret en titubant, et s’approchèrent des officiers, en chantant à tue-tête.

« Oh ! les braves gens ! dit Rostow… Y a-t-il du foin ?

— Et comme ils se ressemblent ! ajouta Iline.

— La gaie… la gaie cau… au… se… rie ! chantait l’un des deux vieux, avec un sourire béat.

— Qui êtes-vous ? demanda à Rostow un paysan, qui faisait partie du groupe.

— Nous sommes des Français ! repartit en riant Iline, et voilà Napoléon en personne ! ajouta-t-il en désignant Lavrouchka.

— Laissez donc, vous êtes des Russes, dit leur interlocuteur.

— Êtes-vous en grande force, ici ? demanda un second.

— Oui, en très grande force, répliqua Rostow… Mais que faites-vous donc là tous ensembles ? est-ce fête aujourd’hui ?

— Les vieux se sont réunis pour les affaires de la commune. » leur répondit le paysan en s’éloignant.

Dans ce moment, deux femmes et un homme coiffé d’un chapeau blanc se dirigeaient vers eux par la grand’route.

« La rose est à moi, gare à qui la touche ! s’écria Iline en remarquant que l’une des deux venait hardiment à lui : c’était Douniacha.

— Elle sera à nous ! répliqua Lavrouchka, en faisant un signe à Iline.

— Que désirez-vous, ma belle ? dit Iline en souriant.

— La princesse voudrait connaître le nom de votre régiment et le vôtre ?

— Voici le comte Rostow, chef d’escadron ; quant à moi, je suis votre très humble serviteur.

— La cau… au… se… rie, » chantait toujours gaiement le paysan ivre, qui les regardait d’un air abruti. Douniacha était suivie d’Alpatitch, qui s’était déjà découvert respectueusement :

— Oserais-je déranger Votre Noblesse, dit-il en mettant la main dans son gilet avec une politesse où se trahissait néanmoins un léger dédain, provoqué sans doute par la grande jeunesse de l’officier…

— Ma maîtresse, la fille du général en chef prince Nicolas Andréïévitch Bolkonsky, décédé le 15 courant, se trouve dans une situation difficile, et la faute en est à la sauvagerie de ces animaux, ajouta-t-il en désignant la foule qui les entourait. Elle vous prie de passer chez elle… veuillez faire quelques pas ; ce sera plus agréable, je pense, que de… » Et il montra, cette fois, les deux ivrognes, qui tournaient comme des taons autour des chevaux.

— Ah ! Jakow Alpatitch ! Ah ! c’est toi en personne !… Excuse-nous, excuse-nous, » disaient-ils en continuant à sourire bêtement. Rostow ne put s’empêcher de les regarder en souriant comme eux.

— À moins qu’ils n’amusent Votre Excellence… reprit Alpatitch avec dignité.

— Non, il n’y a pas là de quoi s’amuser, répondit Rostow en avançant de quelques pas… Voyons, de quoi s’agit-il ?

— J’ai l’honneur de déclarer à Votre Excellence que ces grossiers personnages ne veulent pas permettre à leur maîtresse de quitter la propriété, et qu’ils la menacent de dételer ses chevaux… Tout est emballé depuis ce matin, et la princesse ne peut pas se mettre en route !

— Impossible ! s’écria Rostow.

— C’est la pure vérité, Excellence ! »

Rostow descendit de cheval, confia sa monture au planton, et se dirigea, en questionnant Alpatitch sur les détails de l’incident, vers la demeure seigneuriale : la proposition faite la veille par la princesse Marie de leur distribuer le blé de la réserve, et son explication avec Drone, avaient empiré la situation, au point que ce dernier s’était définitivement joint aux paysans, avait rendu les clefs à l’intendant, et refusait de paraître devant lui. Lorsque la princesse avait donné l’ordre de mettre les chevaux aux voitures, les paysans, réunis en foule, lui avaient fait savoir qu’ils les dételleraient et qu’ils ne la laisseraient pas partir, « car il était défendu, disaient-ils, de quitter son foyer ». Alpatitch avait essayé en vain de leur faire entendre raison. Drone était invisible, mais Karp avait déclaré qu’ils s’opposeraient au départ de la princesse, que c’était agir contre les ordres reçus, et que, si elle restait, ils continueraient, comme par le passé, à la servir et à lui obéir.

La princesse Marie s’était cependant résolue, en dépit des représentations d’Alpatitch, de la vieille bonne et de ses femmes de service, à partir coûte que coûte, et l’on mettait déjà les chevaux aux voitures, lorsque la vue de Rostow et d’Iline, passant au galop sur la grand’route, fit perdre la tête à tout le monde ; les prenant pour des Français, les gens de l’écurie s’enfuirent à toutes jambes, et il s’éleva dans la maison un chœur de lamentations désespérées. Aussi Rostow fut-il reçu en libérateur.

Il entra dans le salon où la princesse Marie, terrifiée et ahurie, attendait son arrêt. N’ayant même plus la force de penser, elle put à peine comprendre au premier moment qui il était et ce qu’il lui voulait. Mais à sa physionomie, à sa démarche, au premier mot qu’elle l’entendit prononcer, elle se rassura et comprit qu’elle avait devant elle un compatriote, un homme de sa société. Fixant sur lui ses yeux lumineux et profonds, elle prit la parole d’une voix saccadée et tremblante d’émotion. « Quel étrange caprice du hasard me fait ainsi rencontrer cette pauvre fille abîmée de douleur, et abandonnée seule, sans protection, à la merci de grossiers paysans révoltés…, se disait Rostow, qui ne pouvait s’empêcher de donner un coloris romanesque à cette entrevue, et qui examinait la princesse pendant qu’elle lui faisait son timide récit… Quelle douceur, quelle noblesse dans ses traits et dans leur expression ! » Lorsqu’elle lui fit part de l’incident qui avait eu lieu le lendemain de l’enterrement de son père, l’émotion fut la plus forte et elle détourna un moment la tête comme si elle craignait de laisser croire à Rostow qu’elle cherchait à l’attendrir outre mesure sur son sort. Mais quand elle vit des larmes briller dans les yeux du jeune officier, elle lui adressa aussitôt un regard de reconnaissance, un de ces regards profonds et doux qui faisaient oublier sa laideur.

« Je ne saurais vous exprimer, princesse, combien je sais gré au hasard qui m’a amené ici, et qui me permet de me mettre à votre entière disposition. Partez… Je vous réponds, sur mon honneur, que personne n’osera vous causer le moindre désagrément ; accordez-moi seulement l’autorisation de vous escorter… » Et, la saluant aussi respectueusement que si elle avait été une princesse du sang, il se dirigea vers la porte.

Son respect semblait dire qu’il aurait été heureux de nouer plus ample connaissance avec elle, mais que sa discrétion l’empêchait de profiter de sa douleur et de son abandon pour continuer l’entretien.

C’est ainsi que la princesse Marie comprit et apprécia sa conduite.

« Je vous suis bien reconnaissante, reprit-elle en français : j’espère encore n’être victime que d’un malentendu, et j’espère surtout que vous ne trouverez pas de coupables ! » Et elle fondit en larmes : « Pardon ! » dit-elle avec vivacité.

Rostow fit un geste pour cacher son émotion, et sortit après lui avoir adressé encore un profond salut.


XIV

« Eh bien, est-elle jolie ? Oh ! la mienne, mon cher, la rose, est ravissante !… on l’appelle Douniacha, » s’écria Iline en apercevant son ami ; mais l’expression de sa figure le fit taire immédiatement. Il devina que son chef et son héros n’était pas d’humeur à plaisanter, car il en reçut un coup d’œil irrité, et le vit s’éloigner rapidement dans la direction du village.

« Je leur en ferai voir, à ces brigands ! » murmurait Rostow.

Alpatitch, allongeant le pas, le rejoignit enfin à grand’peine :

« Quelles sont les mesures que vous avez daigné prendre ? lui demanda-t-il humblement.

— Quelles mesures, vieil imbécile ? dit le hussard, en le menaçant de ses poings fermés. Qu’as-tu fait, toi ? Les paysans se révoltent, et tu te bornes à les regarder, tu ne sais même pas te faire obéir ! Tu es un traître… Je vous connais tous, et tous je vous ferai écorcher vifs ! »

Là-dessus, comme s’il eût craint d’épuiser la colère amassée dans son cœur, il continua brusquement sa route. Alpatitch, refoulant le sentiment d’une offense imméritée, se mit à le suivre, tant bien que mal ; il lui communiquait en marchant ses réflexions sur les paysans révoltés, il cherchait à lui faire comprendre que, grâce à leur opiniâtre endurcissement, il serait dangereux et impolitique d’entrer en lutte ouverte avec eux sans le secours de la force armée, et que dès lors il serait préférable de la requérir.

« Je leur en donnerai de la force armée ! Ils verront, ils verront ! » répétait Nicolas, sans penser à ce qu’il disait. En proie à une irritation violente et irréfléchie, il marchait résolument vers la foule groupée autour de la grange. Bien que Rostow n’eût pas de plan prémédité, Alpatitch pressentait que cet acte extravagant amènerait un bon résultat ; sa démarche ferme et hardie, son visage contracté par la colère, firent également comprendre aux paysans que le moment de rendre compte de leur conduite était venu. Pendant l’entretien de Rostow avec la princesse Marie, un certain désarroi s’était déjà manifesté parmi eux ; plusieurs, que la peur commençait à gagner, assuraient que les nouveaux venus étaient bien réellement des Russes et qu’ils se fâcheraient de ce qu’on osait retenir la demoiselle. Drone, qui était de cet avis, n’hésita pas à l’exprimer à haute voix, mais Karp et ses adhérents le prirent aussitôt à partie.

« Pendant combien d’années n’as-tu pas dévoré la commune à belles dents ? s’écria Karp… Tu t’en moques pas mal… Tu as enfoui quelque part un vase plein d’argent, tu le déterreras, tu t’en iras… Que peut donc te faire, à toi, le pillage de nos maisons ?

— Nous savons qu’il a été ordonné, criait un autre, de ne pas quitter son village, et de ne rien emporter, pas même un grain de blé, et la voilà, elle, qui veut partir !

— C’était à ton dadais de fils d’être soldat, mais ça t’a fait de la peine, et c’est mon Vania, à moi, qui a été rasé, dit à son tour un petit vieillard avec violence…

— Il ne nous reste plus qu’à mourir !… Oui, à mourir !

— On ne m’a pas encore enlevé mes fonctions, répliqua Drone.

— C’est ça, c’est ça, tu n’es pas encore renvoyé, mais tu t’es repu ! »

Aussitôt que Karp vit venir Rostow, accompagné de Lavrouchka, d’Iline et d’Alpatitch, il alla à sa rencontre, les doigts passés dans sa ceinture, et le sourire aux lèvres. Drone, au contraire, s’était dissimulé dans les derniers rangs, et la foule se resserra.

« Hé ! vous autres, qui est ici le staroste ? demanda Rostow, en marchant droit sur eux.

— Le staroste ? Que lui voulez-vous ? » demanda Karp. Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase, que son bonnet vola en l’air et que sa tête vacilla sous le coup qui l’avait frappé.

— À bas les bonnets, traîtres ! cria Rostow d’une voix foudroyante.

— Où est le staroste ? répéta-t-il.

— Le staroste ? il demande le staroste !… Drone Zakharovitch, on t’appelle ! dirent vivement et tout bas plusieurs voix, et les têtes se découvrirent une à une.

— Nous ne nous révoltons pas, nous obéissons aux ordres reçus, reprit Karp, qui se sentait encore soutenu par quelques-uns…

— Nous avons suivi les conseils des anciens.

— Vous osez me répondre, tas de brigands ! s’écria Rostow en saisissant au collet le grand Karp.

— Holà, mes amis, garrottez-le ! »

Lavrouchka s’élança sur lui et s’empara de ses mains.

« Il faudrait que les nôtres, qui sont au bas de la montée, vinssent nous aider, dit-il.

— C’est inutile, » répondit Alpatitch, et, se tournant vers les paysans, il en appela deux par leur nom et leur commanda de détacher leurs ceintures pour lier les bras du prisonnier ; les paysans obéirent en silence.

— Où est le staroste ? » répétait Rostow.

Drone, le visage pâle et les sourcils froncés, se décida enfin à paraître.

« C’est toi ? Garrotte-le, lui aussi, Lavrouchka ! » s’écria Rostow avec autorité, comme si cet ordre ne pouvait rencontrer de résistance. Et en effet deux autres hommes du groupe s’approchèrent, et Drone dénoua lui-même sa ceinture pour se faire attacher les mains.

« Quant à vous, poursuivit Rostow, écoutez-moi tous… : vous allez retourner chez vous à l’instant, et que je n’entende plus un mot !

— Nous n’avons rien fait de mal, nous avons agi sottement, voilà tout !

— Je vous l’avais bien dit, c’était contre les ordres, murmurèrent plusieurs paysans à la fois, en s’adressant mutuellement des reproches.

— Je vous en avais prévenu, dit Alpatitch, qui se sentait rentrer en pleine possession de son droit : c’est mal, très mal à vous, mes enfants !

— Oui, Jakow Alpatitch, la sottise est de notre côté, » lui répondit-on, et la foule se sépara tranquillement.

Chacun regagna son logis pendant qu’on emmenait les prisonniers dans la cour de l’habitation de la princesse Marie ; les deux ivrognes les suivirent :

« Cela te va bien, disait l’un d’eux à Karp, je vais te regarder à mon aise !… A-t-on jamais vu parler ainsi aux maîtres, à quoi songeais-tu ?

— Tu es un imbécile, voilà tout, un imbécile ! » répétait le second d’un air gouailleur.

Deux heures plus tard, les chariots pour le bagage étaient attelés, et les paysans transportaient et emballaient les effets de leurs maîtres, sous la surveillance de Drone, qui avait été relâché sur la demande de la princesse.

« Attention à ceci ! » disait l’un des paysans, un jeune garçon, de haute taille et d’une physionomie avenante, à son camarade qui venait de recevoir une cassette des mains de la femme de chambre… « Elle vaut cher… ne va pas la jeter tout bêtement ou la ficeler sans soin, elle s’éraillera… Il faut que tout se fasse honnêtement et bien… Voilà, comme cela !… recouverte de foin et de nattes, ce sera parfait.

— Oh ! les livres, les livres, ce qu’il y en a ! disait un autre, pliant sous le poids des armoires de la bibliothèque… Ne me pousse pas !… Dieu que c’est lourd, mes enfants, quels livres, quels gros et beaux livres !…

— Ma foi, ceux qui les ont écrits n’ont pas flâné ! » reprit le jeune garçon en indiquant des dictionnaires couchés en travers.


Rostow, ne voulant pas s’imposer à la princesse Marie, ne retourna pas chez elle, mais attendit son départ au village. Lorsque les voitures se mirent en route, il monta à cheval et l’accompagna à douze verstes de distance jusqu’à Jankovo, qui était occupé par nos troupes. Arrivé au relais, il prit respectueusement congé d’elle, et lui baisa la main.

« Vous me remplissez de confusion, lui répondit-il en rougissant aux effusions de sa reconnaissance. Le premier ispravnik[4] aurait agi de même… Si nous n’avions eu que des paysans à combattre, l’ennemi ne se serait pas avancé aussi loin dans le pays, » ajouta-t-il d’un ton embarrassé, et, passant à un autre sujet : « Je suis heureux d’avoir eu l’occasion de faire votre connaissance. Adieu, princesse. Permettez-moi de vous souhaiter tout le bonheur possible et puissions-nous nous revoir dans des circonstances plus favorables ! »

Le visage de la princesse Marie rayonnait d’une émotion attendrie ; elle sentait qu’il méritait ses remerciements les plus vifs, car sans lui que serait-elle devenue ? N’aurait-elle pas été infailliblement la victime des paysans révoltés, ou ne serait-elle pas tombée entre les mains des Français ? Pour la sauver, ne s’était-il pas exposé aux plus grands dangers, et son âme, pleine de noblesse et de bonté, n’avait-elle pas su compatir à sa position et à sa douleur ? Ses yeux, si bons, si honnêtes, s’étaient remplis de larmes, lorsqu’elle lui avait parlé, et ce souvenir restait gravé dans son cœur. En lui disant adieu, elle éprouva à son tour une émotion étrange, et elle se demanda si elle ne l’aimait pas déjà. Sans doute elle avait honte de s’avouer à elle-même qu’elle s’était subitement éprise d’un homme qui peut-être ne l’aimerait jamais ; mais elle se consolait à la pensée que personne ne le saurait, et qu’il n’y avait aucun crime à aimer en secret, toute sa vie, celui qui serait son premier et son dernier amour. « Il a fallu qu’il arrivât à Bogoutcharovo pour me rendre service, il a fallu que sa sœur refusât mon frère, » se disait-elle, en entrevoyant le doigt de Dieu dans cet enchaînement de circonstances, et en caressant tout bas l’espoir que ce bonheur, à peine entrevu, pourrait un jour devenir une réalité !

Elle aussi avait fait une douce impression sur Rostow, et lorsque ses camarades, qui avaient eu vent de ses aventures, se permirent de le taquiner en le complimentant sur ce qu’en allant chercher du foin il avait eu le talent de découvrir une des plus riches héritières de Russie, il se fâcha sérieusement ; mais au fond du cœur il s’avouait qu’il ne pouvait désirer ni faire rien de mieux que d’épouser la sympathique princesse Marie. Ce mariage ne ferait-il pas le bonheur de ses parents et le sien, — il le sentait instinctivement, — celui de la douce créature qui le considérait comme son sauveur !… Et, d’un autre côté, ne trouverait-il pas dans sa magnifique fortune le moyen de rétablir celle de son père ?… Mais alors que deviendraient Sonia, et le serment qu’il lui avait fait ? C’était précisément ce souvenir qui l’irritait, lorsqu’on le plaisantait sur son excursion à Bogoutcharovo.


  1. En français dans le texte. (Note du trad.)
  2. En français dans le texte. (Note du trad.)
  3. Une dessiatine vaut 1 hectare 092. (Note du trad.)
  4. Commissaire de police du district. (Note du trad.)