Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 2/Chapitre 6

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Traduction par Irène Paskévitch.
Hachette (2p. 370-387).
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Partie 2


CHAPITRE VI

I

Koutouzow, ayant accepté le commandement en chef des armées, se souvint du prince André et le manda au quartier général.

Ce dernier arriva à Czarevo-Saïmichtché le jour même où Koutouzow passait pour la première fois les troupes en revue. Il s’arrêta dans le village, s’assit sur un banc devant la porte de la maison du prêtre, et attendit « Son Altesse », ainsi que tous appelaient aujourd’hui le général en chef. Dans les champs, derrière le village, retentissaient des fanfares militaires, couvertes par de formidables acclamations en l’honneur du nouveau commandant. À dix pas du prince André, deux domestiques militaires de la suite de Koutouzow, dont l’un remplissait les fonctions de courrier et l’autre celles de maître d’hôtel, profitaient du beau temps et de l’absence de leur maître pour prendre le frais. À ce moment arriva à cheval un lieutenant-colonel de hussards : il était de petite taille, brun de teint et portait d’énormes moustaches et d’épais favoris ; à la vue du prince André il s’arrêta, et lui demanda si c’était bien là que Son Altesse était descendue et si on l’attendait bientôt.

André lui répondit qu’il ne faisait point partie de l’état-major du prince, et qu’il n’était là que depuis quelques minutes. Le hussard s’adressa alors à l’un des domestiques ; le domestique répondit à sa question avec cet air dédaigneux qu’affectent d’ordinaire les gens des commandants en chef en s’adressant à des officiers subalternes.

« Qui ? Son Altesse ? Elle sera ici tout à l’heure. Que demandez-vous ? »

Le lieutenant-colonel sourit dans sa moustache à ce ton impertinent, descendit de cheval, jeta la bride à son planton et s’approcha de Bolkonsky, qu’il salua.

Bolkonsky lui rendit son salut, et lui fit place à côté de lui sur le banc.

« Vous aussi, vous attendez le commandant en chef ? lui demanda le nouveau venu. On le dit accessible, c’est bien heureux ! poursuivit-il en grasseyant… Autrement, si on avait encore affaire aux mangeurs de saucisses, ce serait la mer à boire ; ce n’est pas pour rien que Yermolow a demandé à être compté parmi les Allemands. Espérons que les Russes auront maintenant voix au chapitre. Le diable seul sait où l’on voulait en venir avec toutes ces retraites… Avez-vous fait la campagne ?

— Non seulement j’ai eu le plaisir de la faire, répliqua le prince André, mais aussi de perdre, grâce à elle, tout ce que j’avais de plus cher, mon père, qui vient de mourir de chagrin, sans compter ma maison et mon bien… Je suis du gouvernement de Smolensk.

— Ah ! vous êtes sans doute le prince Bolkonsky… Charmé de faire votre connaissance. Je suis le lieutenant-colonel Denissow, plus connu sous le nom de Vaska Denissow, » dit le hussard, en serrant cordialement la main au prince André, et en le regardant avec un affectueux intérêt. « Oui, je l’avais appris, dit-il d’un ton plein de sympathie… C’est bien là une guerre de Scythes, ajouta-t-il en reprenant, après un court silence, le fil de ses pensées. Tout cela peut être parfait, mais pas pour celui qui paye les pots cassés… Ah ! vous êtes le prince André Bolkonsky ? je suis vraiment bien aise de faire votre connaissance, » répéta-t-il, en hochant la tête avec un triste sourire, et en lui serrant de nouveau la main.

Le prince André connaissait Denissow par ce que lui en avait dit Natacha. Cette réminiscence, en réveillant en lui les pénibles pensées qui, dans ces derniers mois, commençaient à s’effacer de son esprit, lui fit de la peine et du plaisir à la fois. Il avait éprouvé depuis lors tant d’autres secousses morales, — l’abandon de Smolensk, sa visite à Lissy-Gory, la nouvelle de la mort de son père, — que ses anciens souvenirs ne revenaient plus aussi souvent à sa mémoire, et il sentit qu’ils avaient perdu de leur douloureuse intensité. Pour Denissow aussi, le nom de Bolkonsky évoquait un passé lointain et poétique, la soirée où, après le souper et la romance de Natacha, il avait, sans savoir comment, fait une déclaration à cette fillette de quinze ans. Il sourit en songeant à son roman et à son amour, et reprit aussitôt le thème qui seul l’intéressait et le passionnait aujourd’hui : c’était un plan de campagne que, durant la retraite, il avait composé, étant de service aux avant-postes. Il l’avait présenté à Barclay de Tolly, et comptait le soumettre également à Koutouzow. Son plan était fondé sur les considérations suivantes : la ligne d’opération des Français étant beaucoup trop étendue, il fallait, tout en les attaquant de front pour les empêcher d’avancer, rompre leurs communications. « Ils ne peuvent soutenir une aussi grande ligne d’opérations, se disait-il, c’est impossible !… Qu’on me donne 500 hommes, et je me fais fort de l’enfoncer… parole d’honneur ; il n’y a qu’un moyen d’en venir à bout… la guerre de partisans, et pas autre chose ! »

Denissow s’était levé pour mieux exposer son projet avec sa vivacité accoutumée, lorsqu’il fut interrompu par les cris et les hourras qui partaient de la plaine, plus violents que jamais, et se confondaient avec la musique et les chants, qui se rapprochaient de plus en plus. Un bruit de chevaux se fit au même moment entendre à l’entrée du village.

« C’est lui ! » s’écria un cosaque qui se tenait à l’entrée de la maison.

Bolkonsky et Denissow se levèrent et se dirigèrent vers la porte où se trouvait une escouade de soldats : c’était la garde d’honneur, et ils aperçurent à l’autre bout de la rue Koutouzow monté sur un petit cheval bai, s’avançant vers eux suivi d’un nombreux cortège de généraux. Barclay de Tolly, également à cheval, marchait à côté de lui, et une foule d’officiers criant hourra caracolaient autour d’eux. Les aides de camp de Koutouzow s’élancèrent en avant, le dépassèrent et entrèrent les premiers dans la cour de l’habitation. Le commandant en chef talonnait avec impatience son cheval fatigué, qui s’était mis à aller l’amble sous son poids, et il saluait à droite et à gauche en portant la main à sa casquette blanche, bordée de rouge et sans visière. S’arrêtant devant la garde d’honneur, composée de beaux grenadiers, décorés et chevronnés pour la plupart, qui lui présentèrent aussitôt les armes, il garda un instant le silence en les examinant d’un regard scrutateur. Une expression ironique passa sur son visage, et, se tournant vers les officiers et les généraux qui l’entouraient, il haussa légèrement les épaules.

« Et dire cependant, murmura-t-il avec un geste d’étonnement, que c’est avec de pareils gaillards qu’on se retire devant l’ennemi !… Au revoir, messieurs ! ajouta-t-il en entrant par la grande porte et en effleurant le prince André et Denissow.

— Hourra ! hourra ! » criait-on derrière lui.

Koutouzow s’était singulièrement épaissi et alourdi depuis la dernière fois que le prince André l’avait vu, mais son œil blanc, sa cicatrice et l’expression ennuyée de sa physionomie étaient toujours les mêmes. Une étroite courroie passée en sautoir laissait pendre un fouet sur sa capote militaire. En entrant dans la cour, il poussa un soupir de soulagement, comme un homme heureux de se reposer après s’être donné en spectacle. Puis il retira de l’étrier son pied gauche, en se renversant pesamment en arrière, et, fronçant les sourcils, il le ramena avec peine sur la selle, plia le genou, et se laissa glisser en gémissant dans les bras des cosaques et des aides de camp qui le soutenaient. Une fois sur ses pieds, il jeta de son œil à moitié fermé un regard autour de lui, aperçut le prince André, sans toutefois le reconnaître, et fit en se balançant quelques pas en avant. Arrivé au perron de la maison, il toisa de nouveau le prince André, et, comme il arrive souvent aux vieillards, il lui fallut quelques secondes pour mettre enfin un nom sur cette figure qui l’avait frappé tout d’abord.

« Ah ! bonjour, prince, bonjour, mon ami… allons, viens ! » dit-il avec effort, en montant péniblement les marches, qui craquaient sous son poids. Déboutonnant ensuite son uniforme, il s’assit sur un banc, et lui dit :

— Et ton père ?

— J’ai reçu hier la nouvelle de sa mort, » répondit brièvement le prince André.

Koutouzow le regarda d’un air surpris et effrayé, se découvrit et se signa :

« Que la paix soit avec lui ! Que la volonté de Dieu s’accomplisse sur nous tous ! »

Un profond soupir s’échappa de sa poitrine : « Je l’aimais, je l’estimais, reprit-il après un moment de silence, et je prends une part sincère à ta douleur ! »

Il embrassa le prince André et le tint longtemps serré contre sa grosse poitrine. André remarqua que les lèvres gonflées de Koutouzow tremblaient, et qu’il avait les yeux pleins de larmes.

« Viens, viens chez moi, nous causerons, » dit-il, et il essayait de se lever en s’appuyant des deux mains sur le banc, lorsque Denissow, aussi hardi en face de ses chefs qu’en face de l’ennemi, monta résolument les marches du perron et s’avança vers lui, en dépit des observations des aides de camp. Koutouzow, toujours appuyé sur ses deux mains, le regardait s’approcher avec impatience. Denissow se nomma, et lui déclara qu’il avait à communiquer à Son Altesse une affaire de haute importance, pour le bien de la patrie ! Koutouzow croisa ses mains sur son ventre d’un air de mauvaise humeur, et répéta nonchalamment : « Pour le bien de la patrie, dis-tu ? Qu’est-ce que ça peut être ?… Parle ! » Denissow rougit comme une jeune fille ; cette rougeur forma un étrange contraste avec son épaisse moustache et son visage aviné et vieilli. Il n’en entama pas moins, sans broncher, l’exposition de son plan, dont le but était de couper la ligne de l’ennemi entre Smolensk et Viazma : il connaissait la localité sur le bout du doigt, car il l’habitait ; la chaleur et la conviction qu’il mettait dans ses paroles faisaient ressortir les avantages de sa combinaison. Koutouzow, les yeux baissés, regardait à terre, en jetant parfois un coup d’œil furtif vers la cour de l’izba voisine, comme s’il s’attendait de ce côté à quelque chose de désagréable. En effet, un général en sortit bientôt avec un gros portefeuille sous le bras et se dirigea vers lui.

« Qu’y a-t-il ? demanda Koutouzow au beau milieu du plaidoyer de Denissow. Vous êtes prêt ?

— Oui, Altesse, » répondit le général.

Koutouzow hocha mélancoliquement la tête, comme s’il voulait dire qu’il était impossible à un seul homme de suffire à tout, et continua à écouter le hussard.

« Je vous donne ma parole d’honneur de bon officier, disait Denissow, que je romprai les lignes de communication de Napoléon ! »

Koutouzow l’interrompit :

« Kirylle Andréïèvitch, de l’intendance, est-il ton parent ?

— C’est mon oncle, répliqua Denissow.

— Nous étions amis, reprit gaiement Koutouzow. Bien, très bien, mon ami, reste ici à l’état-major !… Demain nous reparlerons de cela. » Le saluant d’un signe de tête, il se détourna, et tendit la main vers les papiers que lui apportait Konovnitzine.

« Votre Altesse ne serait-elle pas mieux dans une chambre ? demanda un général de service : il y a des plans à revoir et des papiers à signer. »

Un aide de camp parut au même moment sur le seuil de la maison, et annonça que l’appartement était prêt pour recevoir le commandant en chef. Celui-ci fronça le sourcil à cet avis, car il ne voulait y entrer qu’après avoir expédié toute sa besogne.

« Non, dit-il, faites-moi apporter ici une petite table, et toi, ne t’en va pas, » ajouta-t-il en se tournant vers le prince André.

Pendant que le général de service faisait son rapport, le frou-frou d’une robe de soie arriva jusqu’à eux par la porte entre-bâillée de la maison. Le prince André regarda et aperçut une femme, jeune, jolie, habillée de rose, et coiffée d’un mouchoir de soie mauve ; elle tenait un plateau. L’aide de camp de Koutouzow expliqua tout bas au prince André que c’était la maîtresse du logis, la femme du prêtre, dont le mari avait déjà reçu Son Altesse avec la croix à la main, et qui tenait à lui souhaiter la bienvenue avec le pain et le sel.

« Elle est très jolie, » ajouta l’aide de camp avec un sourire.

Koutouzow, que ces derniers mots avaient frappé, se retourna. Le rapport du général de service avait pour objet principal de critiquer la position prise à Czarevo-Saïmichtché, et Koutouzow lui prêtait la même attention distraite qu’il avait prêtée à Denissow, et sept ans auparavant aux discussions du conseil militaire, la veille de la bataille d’Austerlitz. Il n’écoutait que parce qu’il avait des oreilles, et qu’elles entendaient malgré lui et malgré le petit morceau de câble de vaisseau[1] qu’il portait dans l’une d’elles. On voyait du reste qu’il n’était surpris ni intéressé par rien, qu’il savait d’avance ce qu’on pourrait lui raconter, et qu’il se contentait de le subir jusqu’au bout, comme on subit un Te Deum d’action de grâces. Denissow lui avait dit des choses sensées et sages, le général de service lui en disait d’autres encore plus sensées et encore plus sages, mais Koutouzow dédaignait le savoir et l’intelligence : ce n’était pas là, à son avis, ce qui trancherait le nœud de la situation, c’était quelque chose d’autre, complètement en dehors de ces deux qualités. Le prince André suivait attentivement l’expression de sa physionomie, qui marqua d’abord l’ennui, puis la curiosité éveillée par le frou-frou de la robe, et enfin le désir d’observer les convenances. Il était évident que, s’il témoignait du dédain pour le patriotisme intelligent de Denissow, c’est qu’il était vieux et qu’il avait l’expérience de la vie. Il ne prit qu’une seule disposition, concernant les maraudeurs. Le général de service présenta à sa signature l’ordre aux chefs de corps de payer une indemnité pour les dégâts commis par les soldats, à la suite des plaintes d’un propriétaire dont ils avaient saccagé l’avoine encore verte. Koutouzow serra les lèvres et secoua la tête.

« Au feu, au feu ! s’écria-t-il, Une fois pour toutes, mon ami, jette toutes ces balivernes dans le poêle ! Qu’on coupe le blé, qu’on brûle le bois tant qu’on voudra ! Je ne l’ordonne, ni ne l’autorise mais il n’est en mon pouvoir ni de l’empêcher, ni d’indemniser les gens… Lorsqu’on fend le bois, les copeaux volent… à la guerre comme à la guerre ! »

Il parcourut encore une fois le rapport :

« Oh ! dit-il, cette minutie allemande ! »


II

« C’est tout, n’est-ce pas ? » ajouta-t-il après avoir signé le dernier papier ; alors, se levant avec effort, en redressant son gros cou tout plissé, il se dirigea vers la porte de la maison.

La femme du prêtre, rouge d’émotion, saisit à la hâte le plat sur lequel étaient le pain et le sel, et, faisant une profonde révérence, s’approcha de Koutouzow, qui cligna des yeux, lui caressa le menton et la remercia.

« La jolie femme ! dit-il. Merci, merci, ma belle ! »

Tirant de son gousset quelques pièces d’or qu’il déposa sur le plateau :

« Te trouves-tu bien ici ? » lui demanda-t-il en entrant dans la chambre qui lui était préparée, et en précédant la maîtresse du logis toute souriante.

L’aide de camp engagea le prince André à déjeuner avec lui ; une demi-heure plus tard, Koutouzow le fit demander. André le trouva étendu dans un fauteuil, l’uniforme déboutonné, lisant un roman français, les Chevaliers du Cygne, de Mme de Genlis.

« Assieds-toi, lui dit Koutouzow en glissant un couteau à papier entre les pages du livre et en le mettant de côté. C’est bien triste, bien triste, mais rappelle-toi, mon ami, que je suis pour toi un second père ! »

Le prince André lui raconta ce qu’il savait des derniers moments de son père, et lui dépeignit l’état dans lequel il avait trouvé Lissy-Gory.

« À quoi nous ont-ils amenés ! » dit soudain Koutouzow d’une voix émue, en songeant à la situation de son pays ; « mais le moment viendra… » reprit-il avec colère, et, ne voulant pas continuer ce sujet qui l’émouvait, il ajouta : « Je t’ai fait venir pour te garder auprès de moi.

— Je remercie Votre Altesse, répondit le prince André, mais je ne vaux plus rien pour le service dans les états-majors. »

Koutouzow, qui remarqua le sourire dont il accompagnait ces paroles, le regarda d’un air interrogateur.

« Et d’ailleurs, poursuivit Bolkonsky, je tiens à mon régiment ; je me suis attaché aux officiers, je crois que mes hommes ont de l’affection pour moi et j’aurais du chagrin à m’en séparer. Si je refuse l’honneur de rester auprès de votre personne, croyez bien que… »

Une expression bienveillante, spirituelle et légèrement railleuse passa en ce moment sur la grosse figure de Koutouzow, qui l’interrompit en disant :

« Je le regrette, tu m’aurais été utile, mais tu as raison ! Ce n’est pas ici que nous avons besoin d’hommes ; si tous les conseillers, ou prétendus tels, servaient comme toi dans les régiments, ça vaudrait beaucoup mieux… Je me souviens de ta conduite à Austerlitz… Je te vois encore avec le drapeau à la main ! »

À ces paroles une fugitive rougeur, causée par la joie, illumina la figure du prince ; Koutouzow l’attira à lui, l’embrassa, et André put voir que ses yeux étaient de nouveau humides. Il savait que le vieillard avait la larme facile, et que la mort de son père le portait naturellement à lui témoigner une sympathie et un intérêt tout particuliers ; cependant l’allusion le flatta, et lui fit un plaisir extrême.

« Suis ton chemin, à la garde de Dieu !… Je sais qu’il est celui de l’honneur !… Tu m’aurais été bien utile à Bucharest, reprit-il après un moment de silence : je n’avais personne à envoyer… Oui, ils m’ont accablé de reproches là-bas, et pour la guerre et pour la paix… et pourtant tout a été fait à son heure, car tout vient à point à qui sait attendre. Là-bas aussi, les conseillers pullulaient tout comme ici… Oh ! les conseillers ! Si on les avait écoutés, nous n’aurions pas conclu la paix avec la Turquie, et la guerre durerait encore ! Kamensky serait perdu, s’il n’était mort… lui qui avec 30 000 hommes prenait d’assaut les forteresses !… Prendre une forteresse n’est rien, mais mener à bonne fin une campagne, voilà le difficile. Pour en arriver là, il ne suffit pas de livrer des assauts et d’attaquer. Ce qu’il faut avoir, c’est « patience et longueur de temps ». Kamensky a envoyé des soldats pour prendre Roustchouk, et moi, en n’employant que le temps et la patience, j’ai pris plus de forteresses que lui, et j’ai fait manger aux Turcs de la viande de cheval… Crois-moi, ajouta-t-il en secouant la tête et en se frappant la poitrine, les Français aussi en tâteront, crois-en ma parole !

— Il faudra pourtant accepter une bataille ? dit le prince André.

— Sans doute il le faudra, si tous le désirent, mais, je te le répète, rien ne vaut ces deux soldats qui s’appellent le temps et la patience ; ceux-là arriveront à tout, mais les conseillers n’entendent pas de cette oreille, voilà le mal ! Les uns veulent une chose, les autres une autre ! Que faire ?… que faire, je te le demande ?… répéta-t-il, comme s’il attendait une réponse, et ses yeux brillaient et s’éclairaient d’une expression profonde et intelligente… Je te dirai, si tu veux, ce qu’il y a à faire et ce que je fais. Dans le doute, mon cher, abstiens-toi, poursuivit-il en scandant ces paroles. Eh bien, adieu, mon ami, rappelle-toi que je partage ta douleur, et cela de tout cœur ; je ne suis pour toi ni le prince ni le commandant en chef, je te suis un père ! Si tu as besoin de quelque chose, viens à moi. Adieu, mon ami ! » Et il l’embrassa.

Le prince André n’avait pas encore franchi le seuil de la chambre, que Koutouzow, harassé de fatigue, poussa un soupir, se laissa choir dans son fauteuil, et reprit tranquillement la lecture des Chevaliers du Cygne.

Chose étrange et inexplicable, cet entretien eut sur le prince André une action calmante ; il retourna à son régiment, rassuré sur la marche générale des affaires et confiant en celui qui les avait en main. L’absence de tout intérêt personnel chez ce vieillard, qui n’avait plus, en fait de passions, que l’expérience, résultat des passions, et chez qui l’intelligence, destinée à grouper les faits et à en tirer les conclusions, était remplacée par une contemplation philosophique des événements, le rassurait ; et il emporta avec lui la conviction qu’il serait à la hauteur de sa mission : il n’inventera ni n’entreprendra rien, mais il écoutera et se rappellera tout, il saura s’en servir au bon moment, n’entravera rien d’utile, et ne permettra rien de nuisible. Il admet quelque chose de plus puissant que sa volonté, la marche inévitable des faits qui se déroulent devant lui ; il les voit, il en saisit la valeur, et sait faire abstraction de sa personne, et de la part qu’il y prend. Il inspire de la confiance, parce que, malgré le roman de Mme de Genlis et ses dictons français, on sent battre en lui un cœur russe ; sa voix a tremblé lorsqu’il a dit : « À quoi nous ont-ils amenés ? » et lorsqu’il les a menacés « de leur faire manger du cheval » ! C’était ce sentiment patriotique, ressenti par chacun à un degré plus ou moins grand, qui avait puissamment contribué à faire nommer Koutouzow général en chef, malgré la violente opposition de la camarilla ; et une approbation unanime et nationale avait confirmé ce choix d’une façon éclatante.


III

Après le départ de l’Empereur, Moscou reprit le train ordinaire de sa vie journalière, il rentra complètement dans ses habitudes, et l’entraînement des derniers jours ne parut plus qu’un songe. Au milieu du silence qui succédait aux clameurs de la veille, personne n’eut plus l’air de croire à la réalité du danger qui menaçait la Russie, et de penser que parmi ses enfants les membres du club Anglais étaient les premiers prêts à tous les sacrifices. Un seul témoignage de l’exaltation générale produite par la présence de l’Empereur se manifesta cependant aussitôt après : ce fut la mise à exécution de la demande d’hommes et d’argent, qui, en revêtant une forme légale et officielle, devint par suite inévitable.

L’approche de l’ennemi ne rendit point les Moscovites plus sérieux : ils envisagèrent au contraire leur situation avec une légèreté croissante, ainsi qu’il arrive souvent à la veille d’une catastrophe. Il s’élève alors dans l’âme, en effet, deux voix également puissantes : l’une prêche sagement la nécessité de se rendre bien compte du danger imminent et des moyens de le conjurer ; l’autre, plus sagement encore, trouve qu’il est trop pénible d’y songer, puisqu’il n’est pas donné à l’homme d’éviter l’inévitable, et qu’il est dès lors plus simple d’oublier le danger et de vivre gaiement jusqu’au moment où il arrive. Dans l’isolement, c’est la première des voix qu’on écoute, tandis que les masses obéissent à la seconde, et les Moscovites en offrirent un nouvel exemple, car jamais on ne s’était tant amusé à Moscou que cette année-là.

On lisait et l’on discutait les dernières affiches de Rostoptchine, comme on discutait les bouts-rimés de Vassili Lvovitch Pouschkine. L’en-tête de ces affiches représentait le cabaret d’un certain barbier, nommé Karpouschka Tchiguirine, ancien soldat et bourgeois de la ville, qui, ayant entendu, soi-disant, raconter que Bonaparte marchait sur Moscou, s’était campé d’un air colère sur le seuil de sa boutique, et avait tenu à la foule un discours plein d’injures contre les Français. Dans ce discours, admiré par les uns et critiqué par les autres au club Anglais, il assurait entre autres que les choux dont les Français se nourriraient les gonfleraient comme des ballons, que la kascha[2] les ferait crever, que le stchi[3] les étoufferait ; qu’il n’y avait parmi eux que des nains, et qu’une femme pourrait en lancer trois en l’air d’un seul coup avec une fourche. On disait aussi au club que Rostoptchine avait renvoyé de Moscou tous les étrangers, sous prétexte qu’il se trouvait parmi eux des espions et des agents de Napoléon, et l’on citait à cette occasion les bons mots du général gouverneur à l’adresse des expulsés. « Rentrez en vous-mêmes, entrez dans la barque et n’en faites pas une barque à Caron[4]. » On disait encore que tous les tribunaux avaient été transportés hors de la ville, et l’on ajoutait à cette nouvelle la plaisanterie de Schinchine assurant que, pour ce fait seul, les habitants de Moscou devaient une vive reconnaissance au comte Rostoptchine. On disait enfin que le régiment promis par Mamonow coûterait à ce dernier 800 000 roubles, que Besoukhow en dépenserait davantage pour le sien, et que ce qui lui faisait le plus d’honneur dans ce sacrifice, c’est qu’il endosserait l’uniforme, marcherait à la tête de ses hommes et se laisserait admirer gratis par qui voudrait.

« Vous n’épargnez personne, » disait Julie Droubetzkoï à Schinchine, en ramassant et en serrant entre ses doigts fluets et garnis de bagues un petit tas de charpie qu’elle venait de faire. Elle donnait une soirée d’adieu, car elle quittait Moscou le lendemain… « Besoukhow est ridicule, poursuivit-elle en français, mais il est si bon, si aimable !… Quel plaisir trouvez-vous à être si caustique ?

— À l’amende ! » s’écria un jeune homme habillé en milicien, que Julie appelait « son chevalier » et qui l’accompagnait à Nijni. Dans sa coterie, comme dans beaucoup d’autres, on s’était donné le mot pour ne plus parler français, et, chaque fois qu’on manquait à cet engagement, on payait une amende, qui allait grossir les dons volontaires.

« Vous payerez double ! dit un littérateur russe, car vous venez de faire un gallicisme.

— J’ai péché et je paye, dit Julie, pour avoir employé le mot « caustique » ; quant aux gallicismes, je n’en réponds pas, je n’ai ni assez d’argent ni assez de temps pour imiter le prince Galitzine et prendre comme lui des leçons de russe. Ah ! mais le voilà, dit-elle. Quand on parle du soleil, — et elle allait citer le proverbe en français, lorsque, s’arrêtant court, elle se mit à rire et le traduisit en russe : — Vous ne m’attraperez plus !… — Nous parlions de vous, continua-t-elle en se retournant vers Pierre ; nous disions que votre régiment serait sans contredit plus beau que celui de Mamonow, ajouta-t-elle avec cette facilité de mensonge particulière aux femmes du monde.

— De grâce, ne m’en parlez pas, dit Pierre en lui baisant la main et en s’asseyant à ses côtés, si vous saviez comme il m’ennuie !

— Vous le commanderez en personne, bien certainement ? — poursuivit Julie en lançant au milicien un regard moqueur. Mais ce dernier n’y répondit pas : la présence de Pierre et sa bienveillante bonhomie mettaient toujours un terme aux moqueries dont il était l’objet.

— Oh non ! — dit-il en éclatant de rire à la question de Julie, et en avançant son gros corps : — Les Français auraient trop beau jeu, et puis je craindrais de ne pouvoir me hisser à cheval ! »

Leur causerie, qui effleurait tous les sujets, tomba sur la famille Rostow.

« Savez-vous, dit Julie, que leurs affaires sont tout à fait dérangées ? Le comte est un imbécile : les Razoumovsky lui ont proposé d’acheter la maison et le bien de Moscou, et l’affaire traîne en longueur parce qu’il en demande un prix trop élevé.

— Il me semble pourtant, dit quelqu’un, que la vente va être conclue, quoique ce soit, à l’heure qu’il est, une vraie folie d’acheter des maisons.

— Pourquoi ? demanda Julie ; croyez-vous que Moscou soit en danger ?

— Mais alors pourquoi partez-vous ?

— Moi ? voilà qui est étrange… Je pars parce que tout le monde s’en va, et puis je ne suis ni une Jeanne d’Arc ni une amazone !

— Si le comte Rostow, reprit le milicien, sait s’arranger, il pourra liquider toutes ses dettes… C’est un brave homme, mais un pauvre sire… Qu’est-ce qui les retient ici si longtemps ? Je les croyais partis pour la campagne.

— Nathalie s’est complètement remise, n’est-il pas vrai ? demanda Julie en s’adressant à Pierre avec un malicieux sourire.

— Ils attendent leur fils cadet, qui est entré au service comme cosaque, et qui a été envoyé à Biélaïa-Tserkow ; on l’a maintenant inscrit dans mon régiment… Le comte serait parti malgré cela, mais la comtesse n’y consent pas avant d’avoir revu son fils.

— Je les ai rencontrés, il y a trois jours, chez les Arharow. Nathalie est fort embellie et de très bonne humeur, reprit Julie… Elle a chanté une romance… Comme tout s’efface vite chez certaines personnes !

— Qu’est-ce qui s’efface ? » demanda Pierre, dépité.

Julie sourit.

« Vous savez fort bien, comte, que les chevaliers comme vous ne se rencontrent que dans les romans de Mme de Souza.

— Quels chevaliers ? je ne comprends pas, dit Pierre en rougissant.

— Oh ! oh ! comte, ne me dites pas cela, tout Moscou connaît l’histoire ; je vous admire, ma parole d’honneur !

— À l’amende ! à l’amende ! s’écria le milicien.

— Bien ! bien ! repartit Julie impatientée, on ne peut donc plus causer à présent… mais vous le savez, comte, vous le savez…

— Je ne sais rien, dit Pierre de plus en plus irrité.

— Et moi, je me rappelle fort bien que vous étiez au mieux avec Natacha, tandis que ma préférée a toujours été Véra, cette chère Véra !

— Non, madame, reprit Pierre sans changer de ton, je n’ai point assumé le rôle de chevalier de la comtesse Rostow : il y a un mois que je ne les ai vus.

— Qui s’excuse s’accuse, — répondit Julie en souriant et en jouant avec la charpie, mais elle changea aussitôt de sujet, afin d’avoir le dernier mot : — Devinez qui j’ai rencontré hier soir… La pauvre Marie Bolkonsky ! Elle a perdu son père, le saviez-vous ?

— Non, vraiment, mais où demeure-t-elle ? je serais heureux de la voir !

— Tout ce que je sais, c’est qu’elle part demain pour leur terre dans les environs, et qu’elle y emmène son neveu.

— Comment est-elle ?

— Très affligée ! Mais devineriez-vous qui l’a sauvée ? c’est tout un roman !… Nicolas Rostow ! On l’avait entourée, on allait la tuer après avoir blessé ses gens, lorsqu’il s’est jeté dans la mêlée et l’a tirée d’affaire !

— C’est un vrai roman, reprit le milicien, et l’on dirait que cette débandade générale est inventée à plaisir pour marier les vieilles filles, Catiche d’abord, et la princesse Marie ensuite.

— Je suis convaincue d’une chose, dit Julie, c’est qu’elle est un peu amoureuse du jeune homme.

— Vite, vite, une amende ! s’écria de nouveau le milicien.

— Mais comment aurais-je pu, s’il vous plaît, dire cela en russe ? »


IV

En rentrant chez lui, Pierre trouva sur une table les deux dernières petites affiches du comte Rostoptchine : dans l’une il niait avoir défendu aux habitants de quitter la ville, comme on en faisait courir le bruit. Il engageait donc les dames de la noblesse et les femmes des marchands à ne pas s’éloigner, car, disait-il, ce sont toutes ces fausses nouvelles qui causent la panique, et je réponds sur ma vie que le scélérat n’entrera pas à Moscou ! Cette déclaration fit clairement comprendre à Pierre, pour la première fois, que les Français y viendraient assurément. La seconde affiche disait que notre quartier général était à Viazma, que le comte Wittgenstein avait battu l’ennemi, et que ceux qui désiraient s’armer trouveraient à l’arsenal un grand choix de fusils et de sabres à prix réduits. Cette dernière proclamation n’avait plus le ton de persiflage habituel aux discours que l’on prêtait à Tchiguirine, le barbier orateur. Pierre se dit, à part lui, que l’orage qu’il appelait de tous ses vœux, malgré l’effroi qu’il lui inspirait, s’approchait à pas de géant : « Que faire ? se demandait-il pour la centième fois… Entrer au service et rejoindre l’armée, ou bien attendre sur place ? » Il étendit la main et prit un jeu de cartes sur la table : « Faisons une patience ! Si elle réussit, cela voudra dire… Qu’est-ce que cela voudra dire ? » se demandait-il en mêlant les cartes, et en levant les yeux au ciel pour y chercher une solution. Il n’avait pas eu encore le temps de la trouver, que la voix de l’aînée des trois princesses, la seule qui demeurât chez lui, depuis le mariage des cadettes, se fit entendre derrière la porte.

« Entrez, ma cousine, entrez ! lui cria Pierre… Si la patience réussit, se dit-il, je partirai pour l’armée !

— Mille excuses, mon cousin, de vous déranger à cette heure ; mais il faut prendre une décision. Tout le monde quitte Moscou, le peuple se soulève, il se prépare quelque chose d’effroyable… pourquoi restons-nous ?

— Mais au contraire, ma cousine, tout me semble aller à merveille ! répondit Pierre sur le ton de plaisanterie qu’il avait adopté avec elle, afin d’éviter l’embarras que lui causait toujours son rôle de bienfaiteur.

— Comment, à merveille ? Où voyez-vous donc cela, je vous prie ? Pas plus tard que ce matin, Varvara Ivanovna m’a raconté les exploits de nos troupes, cela leur fait honneur… mais ici le peuple se mutine et n’écoute personne… témoin ma femme de chambre qui devient insolente ! On nous battra bientôt ; si cela continue ainsi, on ne pourra plus sortir, et… et ce qu’il y a de plus grave, c’est que les Français vont arriver à coup sûr… Pourquoi les attendre ? Je vous en supplie, mon cousin, donnez vos ordres pour qu’on me conduise au plus tôt à Saint-Pétersbourg, car je ne saurais rester ici et me soumettre au pouvoir de Bonaparte !

— Mais quelles folies, ma cousine ! Où prenez-vous vos nouvelles : au contraire…

— Je ne m’inclinerai pas, je vous le répète, devant votre Bonaparte ; les autres sont libres d’agir comme bon leur semble, et si vous ne voulez pas vous occuper de moi…

— Mais comment donc ! je vais préparer votre départ. »

La princesse, irritée de n’avoir personne à qui s’en prendre, s’assit sur le bord d’une chaise, en murmurant entre ses dents.

« Vos rapports sont faux, continua Pierre : la ville est calme, et il n’y a pas de danger… Lisez plutôt ! » Et il lui montra l’affiche.

« Le comte écrit que l’ennemi n’entrera pas à Moscou, il en répond sur sa vie !

— Oh ! votre comte ! s’écria la vieille demoiselle avec colère, c’est un hypocrite, un misérable, c’est lui qui pousse le peuple à l’émeute. N’est-ce pas lui qui, dans ses sottes affiches, a promis honneur et gloire à celui qui empoignerait par le toupet n’importe qui et le fourrerait au violon ? Est-ce assez bête ? Et voilà le résultat de ses belles paroles ! Varvara Ivanovna a failli être tuée par le peuple pour avoir parlé français dans la rue.

— N’y a-t-il pas là un peu d’exagération ? Il me semble que vous prenez les choses trop à cœur, » dit Pierre, qui continuait à étaler ses cartes.

La patience réussit, et cependant il ne rejoignit pas l’armée, et resta à Moscou, qui se dépeuplait tous les jours, à attendre, dans une indécision pleine à la fois de satisfaction et de terreur, l’effroyable catastrophe qu’il pressentait. La princesse le quitta le lendemain même. L’intendant en chef vint annoncer à Pierre que l’argent demandé pour équiper le régiment ne pourrait être fourni qu’au moyen de la vente d’un de ses biens, et lui représenta que cette fantaisie le mènerait à sa ruine »

« Vendez-le, répondit Pierre en souriant : je ne peux pas revenir sur une parole donnée ! »

La ville était déserte. Julie était partie, ainsi que la princesse Marie ; de toutes ses connaissances intimes, les Rostow seuls étaient encore là, mais Pierre ne les voyait plus. Il eut alors l’idée, pour se distraire, d’aller dans un village des environs, à Vorontzovo, pour y examiner un énorme aérostat construit sous la direction de Leppich, par ordre de Sa Majesté, et destiné à servir contre l’ennemi, pour aider à sa défaite. Pierre savait que l’Empereur avait particulièrement recommandé l’inventeur et l’invention aux soins du comte Rostoptchine en ces termes :

« Aussitôt que Leppich sera prêt, composez-lui pour sa nacelle un équipage d’hommes sûrs et intelligents et dépêchez un courrier au général Koutouzow pour l’en prévenir. Je l’en ai déjà avisé. Recommandez, je vous prie, à Leppich de faire bien attention à l’endroit où il descendra la première fois, pour qu’il n’aille pas se tromper et tomber dans les mains de l’ennemi. Il est indispensable qu’il combine ses mouvements avec le général en chef. »

En revenant de Vorontzovo, Pierre vit une grande foule sur la place des exécutions : il s’arrêta et descendit de son droschki. On venait de passer par les verges un cuisinier français, accusé d’espionnage. Le bourreau détachait du gibet le condamné, un gros homme à favoris roux, en bas gros-bleu et en habit vert, qui gémissait piteusement. Son compagnon d’infortune, maigre et pâle, attendait son tour ; à en juger par leurs physionomies, ils étaient bien réellement Français. Pierre, terrifié et aussi pâle qu’eux, se fraya un chemin à travers la cohue de bourgeois, de marchands, de paysans, de femmes, de fonctionnaires de tout rang, dont les regards suivaient avec une attention avide le spectacle qu’on leur offrait. Ses questions réitérées et pleines d’une curiosité anxieuse n’obtinrent aucune réponse.

Le gros homme fit un effort, se souleva, haussa les épaules et essaya, mais en vain, de se montrer stoïque, en passant les manches de son habit : ses lèvres tremblèrent convulsivement, il éclata en sanglots, et pleura avec colère de sa propre faiblesse, comme pleurent les hommes à tempérament sanguin. La foule, silencieuse jusque-là, se mit aussitôt à crier, comme pour étouffer le sentiment de pitié qui s’éveillait en elle.

« C’est le cuisinier d’un prince ! disait-on.

— Eh ! dis donc, « moussiou, » on voit que la sauce russe est trop forte pour un palais français, elle t’agace les dents, hein ? » dit un employé de chancellerie tout ridé ; et il regardait autour de lui pour voir l’effet de sa plaisanterie. Les uns se mirent à rire ; les autres, les yeux rivés sur le bourreau qui déshabillait l’autre patient, suivaient ses mouvements avec terreur.

Pierre poussa un rugissement sourd, ses sourcils se froncèrent, et, se détournant brusquement, il rebroussa chemin en articulant des paroles inintelligibles. Il remonta en droschki, et ne cessa durant le trajet d’être agité par des soubresauts convulsifs et de pousser des exclamations étouffées.

« Où vas-tu ? s’écria-t-il tout à coup, s’adressant à son cocher.

— Vous m’avez ordonné de vous mener chez le général gouverneur ?

— Imbécile, idiot ! vociféra Pierre : je t’ai dit d’aller à la maison !… Il faut partir, partir sans retard, aujourd’hui même, » ajouta-t-il entre ses dents.

Cette exécution au milieu d’une foule curieuse avait produit sur lui une telle impression, qu’il s’était décidé à quitter immédiatement Moscou.

Revenu chez lui, il ordonna à son cocher d’envoyer sur l’heure ses chevaux de selle à Mojaïsk, où se trouvait l’armée ; pour leur donner de l’avance, il remit son départ au lendemain.

Le 24, Pierre quitta Moscou dans la soirée. En arrivant, quelques heures plus tard, au relais de Perkhoukow, il apprit qu’une grande bataille avait été livrée : on racontait qu’à Perkhoukow même la terre tremblait du bruit de la canonnade, mais personne ne put lui dire de quel côté était restée la victoire (c’était le combat de Schevardino). Pierre arriva à Mojaïsk au point du jour.

Toutes les maisons étaient occupées par les troupes ; dans la cour de l’auberge, il trouva son domestique et son cocher, qui l’attendaient, mais de chambres, point : elles étaient toutes pleines d’officiers, et les troupes ne cessaient de défiler. De tous côtés on ne voyait que fantassins, cosaques, cavaliers, fourgons de bagages, caissons et bouches à feu. Pierre s’empressa de continuer sa route. Plus il s’éloignait de Moscou, plus il pénétrait dans cet océan de troupes, plus il se sentait envahi par une agitation inquiète et par cette satisfaction intime qu’il avait éprouvée pendant le séjour de l’Empereur à Moscou, lorsqu’il s’était agi de se décider à un sacrifice ! Il sentait, à ce moment, que tout ce qui constitue d’habitude le bonheur, le confort de la vie, les richesses, la vie elle-même, était bien peu de chose en comparaison de ce qu’il entrevoyait, d’une façon assez vague, il est vrai, et qu’il n’essayait même pas d’analyser. Sans se demander ni pour qui, ni pourquoi, le fait du sacrifice en lui-même lui faisait éprouver une jouissance indicible.


fin du deuxième volume.


  1. Remède usité en Russie contre les maux de dents. (Note du trad.)
  2. En français dans le texte. (Note du trad.)
  3. En français dans le texte. (Note du trad.)
  4. En français dans le texte. (Note du trad.)