bookGueule-Rouge, 80 chevauxMaurice LeblancL’Auto1904-06-01ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1226-229
Gueule-Rouge, 80-Chevaux
III
AGONIES
On eût dit que la ville entière s’était
concentrée sur la jolie promenade dont
elle a le si juste orgueil, la ville entière
et les milliers d’étrangers qui affluent de
toutes parts, amoureux de sa beauté, de
son luxe, de la mer bleue qui la décore,
du merveilleux soleil qui la baigne aux
4ristes jours d’hiver.
C’était la grande semaine d’automobile.
Ce jour-là se disputaient les épreuves du
kilomètre et du mille, sur la longue route
qui suit la courbe harmonieuse de la
baie,
D’un côté, adossées à la mer, se succédaient
les tribunes. De l’autre, contre les
hôtels, la foule était massée, noire, grouillante,
contenue par une mince palissade
à claire-voie, que des soldats gardaient
de place en place.
Du tumulte, de la joie, des rires, des
exclamations, du mouvement, des allées.
et venues, et puis des minutes de silence,
pas un geste, la vie est comme suspendue…
c’est la course qui se poursuit, une
automobile qui passe.
Est-ce bien une automobile ? On ne
peut distinguer aucune ligne précise, aucun
détail de forme. On voit une chose
qui passe, voilà tout, une chose vague,
de couleur indéterminée.
On n’a pas l’impression qu’elle roule,
qu’elle est adhérente à la terre, mais
qu’elle se meut à une certaine distance
du sol. Et de là vient qu’on ne redoute
pas trop un écart de cette chose,
tellement il semble qu’elle est indépendante
de celui qui la conduit, de ce fragile
petit être dont le cerveau pourrait
si facilement se détraquer et la main se
raidir. Non, lui-même n’est qu’une partie
de la chose, esclave comme elle, dirigé
comme elle, et tout cela obéit à une
volonté extérieure, à la puissance primitive
qui l’a lancé comme le canon lance
l’obus, et qui, de loin, le maintient, par
des lois mathématiques, dans une direction
rigoureuse, inflexible, dont il ne lui
est pas permis de s’écarter.
On penserait plutôt, si l’on avait le
loisir de penser, à la possibilité d’une explosion.
À tel point déterminé de son
vol, ou par suite d’accident, la chose
éclaterait, comme éclate l’obus. Et l’angoisse
nous étreint. Il va se produire un
événement, une catastrophe. Il n’est pas
admissible que rien ne se produise…
Mais rien ne s’est produit, ni cette fois
ni les autres. On respire plus à l’aise. Le
programme s’interrompt un instant. Il y
a de la joie encore, et des rires, et des
exclamations. À l’extrémité des tribunes,
une musique joue un air d’allégresse.
Des officiels se promènent sur la route
soigneusement goudronnée, couleur d’asphalte.
Et{out à coup, une rumeur lointaine…
Le bourdonnement des voix s’apaise…
On se regarde. C’est le silence anxieux,
qui précède l’orage, quand un peu de
vent s’élève et remue les feuilles des arbres.
Qu’y a-t-il ? Quelqu’un sait peut_être ?
On devine un mouvement du côté
de l’Ouest, à l’endroit où la foule est
moins compacte, et où les gens peuvent
voir ce qui se prépare en dehors de la
fête… la menace du danger… le danger…
mais quoi ? On entend un grondement…
Soudain un grand cri, puis des cris
encore, des personnes qui se sauvent…
et puis une voix plus perçante qui domine
le tumulte… Gueule-Rouge !
Et une chose arrive, un éclair sillonne
l’espace, une masse rouge jaillit, s’enfonce,
pénètre au cœur même de la foule…
⁂
Cette fois l’obus a dévié, l’écart s’est
produit à gauche, l’obstacle de chair a
été éventré, creusé par le boulet. Le trou
est fait, énorme, affreux, ravin de sang
encombré de cadavres, grouillant de
blessés, où l’on agonise, où l’on hurle de
douleur, où l’on gémit, où l’on meurt.
Et tout au bout, Gueule-Rouge se cabre,
s’efforce, mord, heurte un mur et
s’écrase.
Gueule-Rouge ! elle est là, inerte, inoffensive.
On se précipite. Près d’elle un
être ignoble se débat, le front crevé d’une
large entaille d’où le sang coule. Il se
crispe et se tord sur lui-même dans des
convulsions, Et sa plainte est un rire, un
rire de fou.
On cherche à le saisir, Mais désespérément
il S’accroche à Gueule-Rouge, il la
flatte, il la caresse, il l’entoure de ses
deux bras, et dans un dernier sursaut de
vie, avec des ricanements et des hoquets,
il bégaie :
— C’est moi, oui, Caïn de Caorches…
C’est moi, Gueule-Rouge… la bête… le
Monstre. Ah ! ce qu’on a ri tous deux !
Les hommes, les femmes, les enfants, on
les visait… on tirait… pan… ça se cassait
comme des pipes… En a-t-on cassé,
hein, Gueule-Rouge ?… Ah ! il le fallait,
il fallait tuer… tout le monde devait mourir,
n’est-ce pas ?… Régine était bien
morte… ma Régine à moi… Ah ! me
rappelle… c’était hier, vous savez… ce matin… il y a un grand hêtre sur la
route… près de la butte… le voyez-vous
là-bas… il barre le chemin… Et Régine
est là, entre les dents de Gueule-Rouge…
Pauvre Régine !… Et moi je vais tout doucement
pour la voir mourir… pour l’entendre
mourir… tout doucement… Voilà
le hêtre… le voilà !… Ah ! j’entends la
tête qui craque… je sens la tête qui craque…
Régine… ma Régine…