Guide du bon sens/Le bon sens et la liberté
V
LE BON SENS ET LA LIBERTÉ
Le bon sens n’est pas l’ennemi de la liberté : on n’est l’ennemi d’un fantôme que si l’on ignore qu’il soit un fantôme ; et don Quichotte ne se bat contre les moulins à vent que parce qu’il ne sait pas que ce sont des moulins à vent. Tout au plus dira-t-on que, s’étant aperçu tout à coup qu’ils sont des moulins à vent, il s’entêterait alors à les démolir pour l’erreur où ils l’avaient entraîné, et pour empêcher qu’à l’avenir il risquât de renouveler son erreur et de les prendre encore pour ce qu’ils ne sont pas.
Les moulins à vent existent, la liberté aussi : le bon sens voudrait seulement t’empêcher de la prendre, comme eux, pour ce qu’elle n’est pas.
La liberté agit sur les hommes comme le vent sur les moulins ; mais pas plus que les moulins, elle ne les transforme en géants. Être libre, c’est être libre de faire ce que je veux ; la liberté est toujours fonction de ma volonté. C’est ce qui permet d’imaginer un prisonnier beaucoup plus libre que son geôlier, si le prisonnier ne veut pas sortir de sa prison, à l’heure même où le geôlier, retenu par les exigences de son service de geôlier, souhaiterait le plus ardemment d’aller faire un tour en ville.
En nous enseignant à ne vouloir que des choses raisonnables, le bon sens nous donne la clé la meilleure pour être libre.
Sans doute, toutes les choses raisonnables ne sont pas toujours possibles, de même qu’il arrive de se trouver en présence de possibilités parfaitement déraisonnables. Mais ce que le bon sens t’enseigne, c’est que, pour qu’un souhait soit raisonnable, la première condition est qu’au même instant il ne soit pas impossible à réaliser.
Il y a au contraire un idéal de liberté, en quelque sorte négatif, qui consiste à souhaiter les choses, non pour le bien qu’on en attendrait, mais dans la mesure où on les sait, précisément et au même instant, irréalisables. Ce ne sont pas choses que l’on souhaite faire, mais que, simplement, on souhaite pouvoir faire, étant entendu que, si l’on pouvait les faire, il est infiniment probable qu’on ne les ferait pas. Quand il a été question d’autoriser certains commerçants, les pharmaciens par exemple, ou les coiffeurs, à fermer leur boutique le dimanche, si tu demandais aux protestataires les plus véhéments : — Avez-vous accoutumé d’utiliser, le dimanche, les soins du coiffeur ?
— Point ! je me rase moi-même ! — ou à cet autre : — Sans doute avez-vous à suivre quelque traitement minutieux et impérieux ?
— Point ! je ne crois ni aux médecins, ni aux remèdes !…
Mais ceux-là considéraient comme une atteinte grave au principe même de leur liberté, que fût ainsi restreinte la liberté, dont ils n’usaient jamais, d’aller ou de ne pas aller le dimanche, comme les autres jours, chez le pharmacien ou chez le coiffeur.
Et la liberté du coiffeur, et la liberté du pharmacien, de fermer sa boutique à sa volonté, suivant ses propres commodités ?
Il est remarquable que c’est toujours au nom de la liberté que seront supprimées le plus grand nombre de libertés ; et il semble bien que tous les hommes ne sauraient être libres, du moins de la même façon et ensemble.
Jadis, mon professeur de gymnastique nous interdisait, en eussions-nous ressenti le plus urgent besoin, de nous moucher sur les rangs ; son argument était que ceci constituerait un spectacle ridicule de voir quarante élèves tirer au même instant leur mouchoir de leur poche, et que, s’il en autorisait un à se moucher, il serait bien obligé d’accorder pareille autorisation aux trente-neuf autres ; en vain lui eût-on objecté qu’il semblait peu vraisemblable qu’un même besoin de se moucher prît au même instant précis l’unanimité de la classe ; cet homme de principe et de devoir n’en eût point voulu démordre, et c’est ainsi qu’un seul élève n’était pas laissé libre de se moucher quand il en avait besoin, pour ne pas attenter à la liberté de se moucher que ne songeaient pas à réclamer, mais que n’auraient pu exercer les trente-neuf autres.
C’est une grande duperie de la part d’un gouvernement quel qu’il soit d’annoncer avec fracas dans ses déclarations, ses professions de foi et programmes, qu’il assurera la liberté de tous les citoyens. La liberté de tous est faite d’un morceau de la liberté de chacun ; le propre du gouvernement est précisément d’agencer, d’organiser tous ces morceaux de liberté individuelle, mais pour cela, et d’abord, d’en opérer le morcellement, de les prendre, de les confisquer au bénéfice de la communauté.
Gouverner, c’est ordonner ; voyez-vous un commandant de troupe qui tiendrait ce langage à ses hommes :
— Soldats ! vous êtes libres : à droite par quatre !… Ce n’est pas plus au commandant d’insister auprès des soldats qu’il commande, et à l’instant qu’il les commande, sur leur qualité d’hommes libres, qu’à un gouvernement quel qu’il soit, je le répète, de se réclamer de la liberté.
Une consigne, fût-elle librement consentie, n’en est pas moins une consigne, et que celui à qui l’on ordonne de s’y soumettre ne soit pas libre, nous n’avons même pas besoin d’interroger le bon sens là-dessus : qui se charge de nous renseigner et y suffira, c’est Monsieur de la Palisse.
Notons, en passant, et nous y reviendrons, que Monsieur de la Palisse est toujours d’accord avec le bon sens, et que d’avoir trop évidemment raison, qui est son cas, n’empêche pas que l’on ait raison : mais la raison, d’ailleurs, est-elle jamais trop évidente ? Est-elle jamais si évidente ?
Il n’y a pas plus de liberté absolue que de mouvement perpétuel ; et de même que celui qui prouve le mouvement en marchant, encore faut-il qu’avant de marcher il ait été immobile, nous ne concevons guère la liberté que par rapport à la privation de la liberté : la liberté, c’est moins de faire telle ou telle chose que de ne pas être empêché de la faire.
En d’autres termes, nous connaissons surtout la liberté par ses restrictions et par ses limites.
C’est seulement le captif que nous entendons s’écrier à sa sortie de prison, du moins dans les romans d’aventures : — « Libre !… enfin libre !… je suis libre !… » Et il est fort probable que le passant qui, dans la rue, se targuerait ainsi de sa liberté, proclamant de même : « Je suis libre !… », provoquerait l’étonnement inquiet des autres passants, et une méfiance singulièrement attentive de la part des sergents de ville.
On ne remarque pas que l’on est libre ; l’important est de se sentir libéré.
Et même, cette liberté que l’on appelait de vœux si ardents tant que l’on en était privé, et qui vous apparaissait alors tout auréolée de promesses, de possibilités merveilleuses, combien de fois aura-t-on pu constater que celui qui l’avait enfin ou obtenue ou retrouvée semblait en être presque embarrassé ?
À l’Exposition Universelle de 1889, une reconstitution ingénieuse et pittoresque de la Bastille comportait cette attraction, bien propre à séduire et réjouir les libres citoyens français, qui se targuent d’être les héritiers des grands libérateurs de 89, et qui en voyaient l’annonce rédigée en ces termes alléchants :
— « Tous les jours, à trois heures, évasion de Latude. » Ayant fait la connaissance du jeune garçon, qui, le visage orné d’une longue barbe blanche, figurait le célèbre et symbolique prisonnier, et s’évadait ainsi chaque jour à trois heures de son odieux cachot devant un public nombreux et charmé, je sus sa hâte quotidienne, non moins régulière que son évasion, de quitter aussitôt sa grande barbe fort incommode, et d’aller rejoindre dans un café voisin une petite amie avec laquelle il attendait l’heure du dîner en jouant au jacquet.
Celui-là savait exactement pourquoi il s’évadait, et la liberté lui présentait des buts certains et précis : la grande barbe, la petite amie. Mais il était moins un évadé qu’un fonctionnaire…
À la différence de son successeur de 1889, je suis persuadé que le véritable Latude, et avec lui la plupart de ses compagnons, dont les cachots s’ouvrirent à la date désormais célèbre du 14 juillet, étaient beaucoup moins fixés, en accueillant leur liberté, sur l’emploi qu’ils en pourraient faire.
On pense toujours à ce chien attaché qui jappe furieusement en tirant sur sa chaîne, et s’efforce à des bonds désordonnés ; et les gens qui passent, inquiets, dans son voisinage, se disent que, si la chaîne venait à casser, ce serait terrible ; la chaîne casse ; les gens s’enfuient frappés d’épouvante, — cependant que le chien, avec, au cou, son morceau de chaîne brisée, hésite, demeure immobile, et se contente de pousser les sourds grognements, non plus de la bête qui s’apprête à bondir, mais de celle, décontenancée, qui ne sait pas où aller.
Ces hésitations participent d’ailleurs de cette même incertitude que nous apportons le plus généralement aussi bien à préciser notre pensée qu’à formuler un vœu ; il y a en nous des tas de souhaits et d’appétits en puissance, qui, plus longtemps et plus fortement ils ont été contraints, et moins, rendus libres enfin de se satisfaire, ils en paraîtront pressés.
Nous sommes tous pareils au petit mendiant, que l’on voit stationner, avec des yeux d’admiration et d’émouvante convoitise, devant la vitrine du pâtissier ; une fée passe, ou quelque personne sensible, qui prend par la main le petit mendiant, entre avec lui dans la pâtisserie, et, s’approchant du prodigieux étalage, l’invite à choisir tous les gâteaux qu’il lui plaira, « financiers », ou « religieuses », tartes aux fruits ou à la frangipane, éclairs ou babas.
Et le petit garçon qui rêvait, il y a un instant, d’avaler toute la boutique, on dirait qu’il n’osera même plus se décider à manger un seul gâteau…
Ce n’est pas le tout d’être libre, il s’agit d’exercer sa liberté. Aussi bien, qu’est-ce au juste qu’un homme libre ?
On répond : — Un homme libre n’obéit qu’à sa conscience et à ses instincts !
Conscience, ou instincts, c’est donc qu’il obéit tout de même.
Tu n’es pas libre de manger les pommes du voisin ; qui t’en empêche ? D’abord les gendarmes ; ta conscience ensuite, à supposer qu’il n’y eût pas de gendarme ; ou ta conscience d’abord, et les gendarmes ensuite, si, mieux que les gendarmes, voire en leur absence, ta conscience t’interdit de prendre ce qui appartient à autrui.
Mais les gendarmes fussent-ils absents et ta conscience défaillante, il y aura toujours ceci pour t’empêcher de manger les pommes du voisin : c’est que tu n’aimes pas les pommes, ou que, les aimant, tu crains de t’en rendre malade.
La liberté n’a donc rien d’instinctif en nous, puisque nos instincts eux-mêmes peuvent s’opposer les premiers à son exercice.
L’exercice de la liberté ne s’appelle-t-il pas couramment une jouissance ? On se plaît à dire que l’on jouit de la liberté. C’est bien ce qui prouve qu’il y faut toute une organisation préliminaire, et c’est précisément le fait de l’éducation et de la civilisation qui, en nous imposant tout un ensemble de lois, nous laisse la faveur insigne, nous procure le plaisir supérieur, de transgresser ces lois ou de leur échapper.
La liberté apparaît ainsi la grande jouissance des gens bien élevés, et l’on ne se sent vraiment un homme libre que dans une société civilisée.
Seul l’enfant qui a des parents attentifs à le surveiller, et une gouvernante assommante mais empressée, apprécie la liberté de marcher pieds nus dans le ruisseau ; l’enfant qui est élevé sans surveillance, l’enfant élevé dans le ruisseau, connaît cette liberté, mais ne l’apprécie pas ; il en use trop pour que l’on puisse prétendre qu’il la goûte.
On veut représenter l’homme civilisé comme chargé de chaînes : au premier rang de ces chaînes, si l’on peut dire, il porte, en effet, un faux col, une cravate, un pantalon…
Par ailleurs, cependant, tous les explorateurs vous le diront : il n’est pour l’homme sauvage, c’est-à-dire que nous n’avons pas encore civilisé à notre manière, il n’est jouissance comparable à celle de mettre un faux col, de mettre une cravate, même dût-il ne mettre rien d’autre en guise de vêtement.
Sans doute existe-t-il d’autres formes de la liberté, que d’être libre de mettre ou de ne pas mettre une cravate, de mettre ou de ne pas mettre un faux col. Je continue à affirmer que la liberté devrait être considérée comme un bloc, et qu’à l’égard du bon sens, il n’y a pas des libertés, celle-ci et puis celle-là, il n’y a qu’une liberté qui les contient toutes.
Sinon, ces libertés, prises chacune séparément, rappellent ces petites boîtes japonaises, de bois laqué ou de paille tressée, destinées à s’emboîter (c’est bien ici le mot), à s’emboîter si parfaitement les unes dans les autres, et qui s’y emboîtent, en effet ; quand toutes les boîtes sont ainsi placées, on ne pourra plus se servir d’aucune, on constatera qu’il n’y a plus moyen de rien enfermer dedans, qu’elles sont devenues, chacune et dans l’ensemble, complètement inutilisables ; il ne reste qu’une jolie boîte, ingénieusement agencée, et qui ne peut servir à rien.
J’ai grand’peur qu’il n’en soit de la Liberté (avec un grand L) comme de la plus grande des boîtes japonaises dans laquelle toutes les autres se viendront placer, subtile invention, précieuse réussite, à condition qu’elle-même et toutes les autres boîtes soient vides…
Une des formes de liberté à laquelle nous nous flattons de tenir le plus, pour laquelle nous nous déclarons prêts à aller en prison, qui est un étrange aboutissement de la liberté, ou à dresser des barricades contre ceux qui ne pensent pas comme nous, c’est la liberté de penser.
Il faudrait d’abord être sûr que notre pensée peut être libre d’évoluer dans notre cerveau, autrement que les aiguilles sur le cadran d’une montre, qui effectuent, en effet, librement, toutes seules, le tour du cadran, à condition que l’on n’ait pas oublié de remonter la montre, à condition aussi qu’aucune poussière ne se glisse dans le mécanisme, qu’aucun choc ne fausse le ressort.
Et qu’importe, au demeurant, que ces aiguilles tournent ou ne tournent pas, s’il n’y a pas ou si nous ne voyons pas les indications du cadran auxquelles correspond leur course ?
Sous la réserve de la liberté de notre volonté elle-même, qui est un tout autre problème, nous sommes toujours libres de penser ce que nous voulons ; où les difficultés commencent et les choses se gâtent, c’est quand il s’agit d’exprimer ce que nous pensons, et surtout de traduire nos pensées par des actes.
Celui qui obéit à un ordre et n’en pense pas moins, à condition d’obéir en silence peut bien penser tout ce qu’il voudra, en effet ; il est seulement souhaitable pour sa liberté qu’il n’accompagne pas son acte d’obéissance d’une parole de protestation d’ailleurs platonique : — « Je n’en pense pas moins !… » Pour en penser ou moins, ou plus, qu’aura-t-il besoin de le dire ?
Mais si la consigne est de se taire, c’est donc que je ne suis pas libre ? Tu es libre de penser, encore une fois, mais non de parler ; et si consigne il y a, c’est le bon sens qui te la donne, le bon sens ami de la liberté, mais d’une liberté qui signifie quelque chose, et qui serve à quelque chose, bref qui ne soit pas uniquement une attitude dont on étonne le public, une formule creuse que l’on fait sonner.
Ce mot de liberté, on affecte de le prononcer et on le prononce neuf fois sur dix d’un air provocant, avec un accent de révolte. Si tu n’es pas libre, crois-tu que ce soit le plus sûr moyen de le devenir ? Et si tu es libre, je ne vois pas qu’il y ait là de quoi tant crier et te vanter.
La vérité est que tu n’es jamais libre, mais l’esclave d’un simulacre de liberté. Cette liberté, dès que tu t’imagines la tenir, ton premier soin ne sera-t-il pas de lui imposer des défenseurs, avec ordre de la défendre ? Non seulement il sera défendu de l’attaquer, mais défense même de n’en point user à son gré : tu n’es pas libre de ne pas être libre sous le règne de la liberté ; l’expression suffisamment te l’indique : la liberté règne…
À force de répéter que la liberté est le plus grand des biens, on finit par le croire, sans se rendre compte que c’est encore une habitude qu’on a prise. Et quand on dit que l’on prend une habitude, c’est l’habitude qui vous prend.
Comment pouvons-nous parler de liberté, nous qui vivons prisonniers, esclaves de l’habitude, et de toutes les habitudes, les plus absurdes, les plus saugrenues ? Commençons donc par secouer le joug de l’habitude, avant d’exalter la liberté !…
Ces apôtres de la liberté, qui remplissent le Café du Commerce, demande-leur de renoncer à l’habitude de se réunir au café, à telle heure dite, demande-leur de renoncer à l’habitude d’y boire tel nombre de bocks, d’y fumer tel nombre de pipes, en s’affirmant des citoyens libres !…
Habitudes d’esprit, habitudes de langage, l’habitude s’immisce dans toutes nos façons de penser, de parler, nous ne faisons plus rien sans elle, elle est la plus forte, — et quand nous croyions l’avoir perdue, nous en être débarrassés, comme elle est habile à réapparaître, comme elle excelle à nous ressaisir !
D’être restés pendant plus de quatre ans, que dura la Grande Guerre, à nous coiffer de calots, de bérets, de képis, de casques, mais plus de chapeaux hauts de forme, nous pensions bien qu’après la victoire, l’habitude serait perdue à jamais de cette coiffure ridicule et incommode…
Hélas ! nous n’aurons pas été longtemps avant de constater que ce but de guerre semblait décidément irréalisable.
Nous avons assisté au lamentable abandon de bien d’autres buts de guerre plus graves, et sans doute n’avions-nous pas fait la guerre pour tuer l’habitude du chapeau haut de forme.
Pour secouer la tyrannie de l’habitude qui rend toute liberté dérisoire et impossible, il n’est pas besoin d’un général vainqueur, et le Bon Sens y suffirait, si nous nous laissions éclairer, convaincre et conduire par lui.
En attendant, libre aux Américains d’imaginer que la Liberté éclaire le monde ; qui peut éclairer le monde, ce n’est pas la Liberté, mais, seul, le Bon Sens.