Guignol entre deux airs
GUIGNOL ENTRE DEUX AIRS
GUIGNOL, cherchant fortune.
BOIT-SANS-SOIF, sergent.
GROSMINET, rentier.
SERINGARD, docteur.
TRINQUEFORT, cabaretier.
LAFLEUR, domestique.
Un carrefour : À gauche, un cabaret ; à droite, maison bourgeoise.
Scène PREMIÈRE
Seringard, mon cher docteur, tu nous laisses dans des transes…
Sois tranquille, Grosminet, le marmot n’arrivera que cette nuit, et je cours lui prendre un lapin pour nous régaler au baptême.
Te mettre en chasse dans un moment pareil !
Eh ! le moyen d’avoir la paix dans ce carrefour !… Le matin, des marchands qui beuglent ; à midi, des chanteurs qui braillent ; toute la nuit, des cris de pochards…
Bah ! l’on paye une chopine à l’ivrogne, on jette vingt sous au troubadour, on achète un bibelot au marchand, et l’on se débarrasse de tous ces importuns.
Ce Seringard est un homme de ressources. (Il rit.)
Songe au lapin… (Se reprenant.) Songe à ma femme !
À tantôt ! (Il sort.)
Scène II
Pas moyen de se fâcher avec ce cher docteur ! Il fait croquer à ses malades plus de gibier que de pilules… Quant à ses prescriptions, allons donner mes ordres en conséquence. (Il rentre chez lui.)
Scène III
Ya ! sergent, fufu zen lécherez le barbe… Ah ! ah ! (Il rit.)
Je vous suis… (Ils entrent au cabaret.)
Scène IV
En voilà une cassine !… Ce matin, vers les sept heures, je roupillais sus ma surpente, quand voilà le patron que chapote : pan ! pan ! — « Guignol ! veux-tu descendre ? » — « Eh ! j’suis pas marchand de cendres ! » — Là-dessus, le voilà que monte et que me tiripille, et que me dessampille, et que m’empogne par mon sarcifis, et que me fait débarouler que je m’en suis cogné le melon sur la cadette… Je me rebiffe… il me donne mon compte en deux temps, v’lan ! à coups de grolles, que c’est une manière peu chenuse de régler un domestique… si bien que du depuis je me lentibardanne les mains ballantes avec les six liards d’économie que je conserve là pliés dans une patte. — Ah ! bah ! comme dit le cousin Gnaffron : « Vive la joie et les mattefains !… » (Chantant à tue-tête.)
Ma Mia Jeanne,
Allons aux Brotteaux
Car il fait bo bo bo bo »
Eh ! l’ami !
Quoi qu’y gnia, la Croûte ?
Pourquoi m’appelles-tu la Croûte ?
Vous m’appelez bien la Mie. (Ils rient.)
Ce farceur-là me boite ! (À Guignol.) Tu as un gosier de merle… continue… chante… voilà cinq francs pour ta séance.
Cinque francs ! nom d’un rat ! c’est canant tout de même. Oh ! oui, je chanterai…
Et si ton pharynx il s’enrouille, tu viendras boire un coup avec les camarades… Allons, chaud ! chaud ! quelque chose de bellicochoquenosof. (Il rentre.)
Tout ce que vous voudrez, sergent… Cinque francs ! qu’est-ce que je vais leur roucouler ? (Fredonnant.) « Marie, tremp’ton pain (bis). » — Non : « Au clair de la lune… » — Nom d’un rat ! c’est pas ça ! Ah ! j’y suis… (Il chante à gorge déployée.)
- Debout à côté son métier
- Que pincetait sa façure,
- Ça qu’il dit la chose est bien dure
- De travailler à si bas prix…
- Ce n’est pas… qu’y oye à remonder
Scène V
Dites-donc, vous ! si vous nous faisiez le plaisir d’aller brailler plus loin. (Il le pousse.)
Quoi qui me veut, ce gone-là ?
Gone toi-même !… Ma bourgeoise est malade, et tu vas te taire.
On me paye pour chanter, je chante.
Et combien te paye-t-on ?
Douze francs six sous ! C’est pour rien.
Tiens, voilà quinze francs ! que je ne t’entende plus. (Il rentre.)
Après tout, puisqu’il aboule… et que sa bourgeoise est malade… je vas me coller une sourdine.
Do, do, dormez, poulot ! »
Scène VI
Guignol, le sergent
Mille millions de milliards ! te moques-tu de moi ?
Du tout, sergent, j’étais en train de fredonner :
Do, do, dormez, poulot… »
Tu me prends pour une poule d’eau ! Ah ! çà, mais, as-tu reçu cinque francs pour roucouler ?
Oui, mais on m’en donne vingt-cinq pour ronfler.
Vingt-cinq francs ! Quelque farceur qui me gouaille, mille milliards !… Voilà trente francs, vas-y à tire larigot (portant la main à son sabre), sinon !… (Il le menace.)
Permettez… ne badinons pas avec le machin qui coupe. (À part.) Trente francs !… on va vous dégoiser ça, sergent.
Scène VII
Zut !… (chantant).
La tra. la déra la, la trala la, la déra la !…
La Pernette se lève
Trois heures avant le jour (bis)
…our !… »
En voilà un ours !… assommant… (il lui prend son bâton et le frappe), tiens !
Attrape !…
Cessons ce jeu… vous êtes, à ce que je vois, un troubadour qui tient mieux une trique que ses promesses. Il me semble pourtant que j’ai payé votre silence…
Vingt-cinq francs ! Benoni… ; mais puisque l’autre m’en a redonné trente-cinq pour bêler !… bêêê !…
Voilà cinquante francs… va te coucher, ou je te… (Il le menace et sort un instant.)
Scène VIII
Peloton ! garde à vos !
Je vas t’en flanquer du peloton.
Apprêtez vos… armes !… joue !
V’ly v’lan rantanplan tirelire en plan…
Pan, pan, pan ! Chanteras-tu ?… z-une….
Oui, sergent.
Te tairas-tu… ? deux.
Aïe ! je me tus…
Chante ! (Il le frappe.)
Dors !
Aïe !… Est-ce que vous prenez mon cottivet pour une enclume ?
Chante !
Dors !
Chante ! dors ! à la parfin ça va finir. (Il saisit l’un des bâtons et tape ses deux adversaires.)
À la garde !
La garde elle a payé le concert.
Oui, chantez, chantons tous, mes amis… je suis le plus heureux des pères !
Madame Grosminet ?
Scène IX
Me voilà !…, ouf !… j’arrive à temps… Eh bien ! ta femme ?
C’est fait, mon vieux, c’est fait !
Et que te donne-t-elle ?
Un gros garçon ! un gaillard qui vous a une voix… (On entend crier le moutard.)
C’est mon élève !
Mes félicitations cordiales, mon cher… bien qu’il n’ait pas daigné m’attendre… je ne l’ai pas oublié… (Montrant sa chasse.)
Un lapin !
De garenne… que nous allons croquer en gibelotte…
En l’arrosant de pas mal de bouteilles (À Guignol), et du bon…
Vous en êtes tous ! Je veux que tout le quartier soit en joie.
- Je viens d’trouver, pour un gone sans place,
- Un genr’ d’emploi qui me va joliment…
- Messieurs, Mesdam’s, si Guignol ne vous lasse.
- Par un bravo faites-lui compliment
- Afin qu’il sache, en face du parterre.
- Ce qu’à présent il peut encor tenter :
- Doit-il se taire et ronfler pour vous plaire ?
- Doit-il chanter… pour vous mieux enchanter ? (bis).
Le rideau tombe.