Guignol entre deux airs

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GUIGNOL ENTRE DEUX AIRS

Pochade en un acte.

PERSONNAGES

GUIGNOL, cherchant fortune.

BOIT-SANS-SOIF, sergent.

GROSMINET, rentier.

SERINGARD, docteur.

TRINQUEFORT, cabaretier.

LAFLEUR, domestique.

Un carrefour : À gauche, un cabaret ; à droite, maison bourgeoise.



Scène PREMIÈRE

GROSMINET, SERINGARD
grosminet

Seringard, mon cher docteur, tu nous laisses dans des transes…

seringard

Sois tranquille, Grosminet, le marmot n’arrivera que cette nuit, et je cours lui prendre un lapin pour nous régaler au baptême.

grosminet

Te mettre en chasse dans un moment pareil !

seringard
J’ai promis à Saignolet, mon confrère… D’ailleurs, suis bien mes ordonnances… Y n’y a pas de danger.— Surtout pas de bruit… ton épouse a besoin de repos…
Grosminet

Eh ! le moyen d’avoir la paix dans ce carrefour !… Le matin, des marchands qui beuglent ; à midi, des chanteurs qui braillent ; toute la nuit, des cris de pochards…

Seringard

Bah ! l’on paye une chopine à l’ivrogne, on jette vingt sous au troubadour, on achète un bibelot au marchand, et l’on se débarrasse de tous ces importuns.

Grosminet

Ce Seringard est un homme de ressources. (Il rit.)

Seringard, avec suffisance.
Dam ! quand on est docteur, bachelier, licencié, et qu’on s’appelle Seringard !!!… Au revoir !
Grosminet

Songe au lapin… (Se reprenant.) Songe à ma femme !

Seringard

À tantôt ! (Il sort.)


Scène II

Grosminet, Seul.

Pas moyen de se fâcher avec ce cher docteur ! Il fait croquer à ses malades plus de gibier que de pilules… Quant à ses prescriptions, allons donner mes ordres en conséquence. (Il rentre chez lui.)


Scène III

Le sergent boit-sans-soif, à la cantonade.
Demi-tour à gauche, arrche !… Entrez là, les enfants… (Appelant.) Holà ! père Trinquefort, cabaretier du diable ! holà !
Trinquefort, accent alsacien.
Quoi qu’il y affre, sergent ?
Le sergent
Cinq couverts ! et soigne le liquide ! nous arrosons quatre galons ce soir ! C’est un festin suporbificochicococandard et lucullien qu’il nous faut…
Trinquefort

Ya ! sergent, fufu zen lécherez le barbe… Ah ! ah ! (Il rit.)

Le sergent

Je vous suis… (Ils entrent au cabaret.)


Scène IV

Guignol, seul, puis le sergent

En voilà une cassine !… Ce matin, vers les sept heures, je roupillais sus ma surpente, quand voilà le patron que chapote : pan ! pan ! — « Guignol ! veux-tu descendre ? » — « Eh ! j’suis pas marchand de cendres ! » — Là-dessus, le voilà que monte et que me tiripille, et que me dessampille, et que m’empogne par mon sarcifis, et que me fait débarouler que je m’en suis cogné le melon sur la cadette… Je me rebiffe… il me donne mon compte en deux temps, v’lan ! à coups de grolles, que c’est une manière peu chenuse de régler un domestique… si bien que du depuis je me lentibardanne les mains ballantes avec les six liards d’économie que je conserve là pliés dans une patte. — Ah ! bah ! comme dit le cousin Gnaffron : « Vive la joie et les mattefains !… » (Chantant à tue-tête.)

« Allons aux Brotteaux,

Ma Mia Jeanne,

Allons aux Brotteaux

Car il fait bo bo bo bo »


Le sergent, lui mettant la main sur la bouche…

Eh ! l’ami !

Guignol

Quoi qu’y gnia, la Croûte ?

Le sergent

Pourquoi m’appelles-tu la Croûte ?

Guignol

Vous m’appelez bien la Mie. (Ils rient.)

Le sergent

Ce farceur-là me boite ! (À Guignol.) Tu as un gosier de merle… continue… chante… voilà cinq francs pour ta séance.

Guignol

Cinque francs ! nom d’un rat ! c’est canant tout de même. Oh ! oui, je chanterai…

Le sergent

Et si ton pharynx il s’enrouille, tu viendras boire un coup avec les camarades… Allons, chaud ! chaud ! quelque chose de bellicochoquenosof. (Il rentre.)

Guignol

Tout ce que vous voudrez, sergent… Cinque francs ! qu’est-ce que je vais leur roucouler ? (Fredonnant.) « Marie, tremp’ton pain (bis). » — Non : « Au clair de la lune… » — Nom d’un rat ! c’est pas ça ! Ah ! j’y suis… (Il chante à gorge déployée.)

« AIR : Si Napoléon revenait.
Debout à côté son métier
Que pincetait sa façure,
Ça qu’il dit la chose est bien dure
De travailler à si bas prix…
(criant)
Ce n’est pas… qu’y oye à remonder
Les bou bou bou…

Scène V

Guignol, Lafleur
Lafleur, lui clôt la bouche avec la main.

Dites-donc, vous ! si vous nous faisiez le plaisir d’aller brailler plus loin. (Il le pousse.)

Guignol, se rebiffant.

Quoi qui me veut, ce gone-là ?

Lafleur

Gone toi-même !… Ma bourgeoise est malade, et tu vas te taire.

Guignol

On me paye pour chanter, je chante.

Lafleur

Et combien te paye-t-on ?

Guignol

Douze francs six sous ! C’est pour rien.

Lafleur

Tiens, voilà quinze francs ! que je ne t’entende plus. (Il rentre.)

Guignol

Après tout, puisqu’il aboule… et que sa bourgeoise est malade… je vas me coller une sourdine.

(Se dodinant sur la bande.)
« Do, do, dormez, poulette,
Do, do, dormez, poulot ! »

Scène VI

Guignol, le sergent

Le sergent

Mille millions de milliards ! te moques-tu de moi ?

Guignol

Du tout, sergent, j’étais en train de fredonner :

« Do, do, dormez, poulette,
Do, do, dormez, poulot… »
Le sergent

Tu me prends pour une poule d’eau ! Ah ! çà, mais, as-tu reçu cinque francs pour roucouler ?

Guignol

Oui, mais on m’en donne vingt-cinq pour ronfler.

Le sergent

Vingt-cinq francs ! Quelque farceur qui me gouaille, mille milliards !… Voilà trente francs, vas-y à tire larigot (portant la main à son sabre), sinon !… (Il le menace.)

Guignol

Permettez… ne badinons pas avec le machin qui coupe. (À part.) Trente francs !… on va vous dégoiser ça, sergent.

Le sergent
Et en mesure, arrrche. (Il sort en solfiant.)
« Zut mi sol zut !… »

Scène VII

Guignol, Lafleur
Guignol, répétant.

Zut !… (chantant).

« La Pernelle se lève,
La tra. la déra la, la trala la, la déra la !…
La Pernette se lève
Trois heures avant le jour (bis)
…our !… »
(Lafleur parait ; il lui frappe un coup sur le dos à chaque mesure.)
Lafleur

En voilà un ours !… assommant(il lui prend son bâton et le frappe), tiens !

Guignol, même jeu.

Attrape !…

Lafleur

Cessons ce jeu… vous êtes, à ce que je vois, un troubadour qui tient mieux une trique que ses promesses. Il me semble pourtant que j’ai payé votre silence…

Guignol

Vingt-cinq francs ! Benoni… ; mais puisque l’autre m’en a redonné trente-cinq pour bêler !… bêêê !…

Lafleur

Voilà cinquante francs… va te coucher, ou je te… (Il le menace et sort un instant.)

Guignol
Sufficit ! je tape de l’œil(Il se couche sur la bande et ronfle bruyamment. Le sergent, qui le guette, arrive armé d’un bâton.)

Scène VIII

LES MÊMES, puis GROSMINET
Le sergent

Peloton ! garde à vos !

Guignol, se dodinant.

Je vas t’en flanquer du peloton.

Le sergent

Apprêtez vos… armes !… joue !

Guignol, fredonnant sans bouger.
« Il vont se percer le plan,
V’ly v’lan rantanplan tirelire en plan…
Le sergent, le frappant.

Pan, pan, pan ! Chanteras-tu ?… z-une….

Guignol, se débattant.

Oui, sergent.

« À peine au sortir de l’enfance »
Lafleur, avec un bâton ; il le frappe.

Te tairas-tu… ? deux.

Guignol

Aïe ! je me tus…

Le sergent, même jeu

Chante ! (Il le frappe.)

Lafleur

Dors !

Guignol

Aïe !… Est-ce que vous prenez mon cottivet pour une enclume ?

Le sergent

Chante !

Lafleur

Dors !

Guignol

Chante ! dors ! à la parfin ça va finir. (Il saisit l’un des bâtons et tape ses deux adversaires.)

Lafleur

À la garde !

Le sergent

La garde elle a payé le concert.

Grosminet, tout joyeux

Oui, chantez, chantons tous, mes amis… je suis le plus heureux des pères !

Tous

Madame Grosminet ?

(Seringard accourt.)

Scène IX

LES MÊMES, SERINGARD
Seringard

Me voilà !…, ouf !… j’arrive à temps… Eh bien ! ta femme ?

Grosminet

C’est fait, mon vieux, c’est fait !

Seringard

Et que te donne-t-elle ?

Grosminet

Un gros garçon ! un gaillard qui vous a une voix… (On entend crier le moutard.)

Guignol

C’est mon élève !

Seringard

Mes félicitations cordiales, mon cher… bien qu’il n’ait pas daigné m’attendre… je ne l’ai pas oublié… (Montrant sa chasse.)

tous

Un lapin !

Seringard

De garenne… que nous allons croquer en gibelotte…

Grosminet

En l’arrosant de pas mal de bouteilles (À Guignol), et du bon…

Guignol
J’en suis, pour le rata !
Grosminet

Vous en êtes tous ! Je veux que tout le quartier soit en joie.

Guignol, au public.
AIR : Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.
Je viens d’trouver, pour un gone sans place,
Un genr’ d’emploi qui me va joliment…
Messieurs, Mesdam’s, si Guignol ne vous lasse.
Par un bravo faites-lui compliment
Afin qu’il sache, en face du parterre.
Ce qu’à présent il peut encor tenter :
Doit-il se taire et ronfler pour vous plaire ?
Doit-il chanter… pour vous mieux enchanter ? (bis).
Tous reprennent ensemble le dernier vers.
Le rideau tombe.