La Morale en bâton
LA MORALE EN BATON
Guignol.
Madelon, sa femme.
Gnaffron, savetier.
Gonnivet, rentier.
Place publique : À gauche, la maison de Guignol.
Scène PREMIÈRE
Revoir mon Lyon ! Je pleure comme un veau !… Revoir ma rue du Plat, où j’étais autrefois si bien dans mon assiette !… Pendant cette longue absence, si les édifices se sont embellis, les hommes ne sont pas rajeunis… De mes bons camarades, plus d’un sans doute manque à l’appel ; et, dans ces quartiers transformés, comment retrouver ?… Si j’avais au moins sous la main mon bravo, mon bon serviteur Guignol, si dévoué… mieux que personne il me renseignerait ; mais lui-même qu’est-il devenu ?
Scène II
- « Montons à Saint-Just, bombanciers…
- Montons aux Quatr’Colonnes… » Gonnivet
Cette voix ! je ne me trompe pas… Gnaffron…
Mais, oui, Gnaffron, savetier, regrolleur, médecin de la chaussure humaine. Tiens, mais, bargeois, laissez-moi donc vous reluquer… C’est-y pas à m’sieur Gonnivet, l’ex-patron de…
Ton cousin Guignol ! Où est-il ?
Mort !
Si jeune !… Ah !
Quand je dis mort… c’est enterré que je veux dire.
Comment ?
Il est marié…
Quoi ?…
Avec une chipie, une traquoire, un rhinocéros de femme qui mène mon pauvre Guignol par l’endroit qui reniffle, lui fait balier la chambre, vider les équevilles, écumer la soupe, torcher le môme… et qui le bat… comme plâtre.
Elle le bat ? Ah ! ah ! ah ! je voudrais bien voir ça… Tiens, va me le chercher, dis-lui que je l’attends à mon hôtel, rue Ecorche-Bœuf, 9.
Oh ! pour ça, non, merci ; allez-y vous-même, sa tigresse de Madelon me tirerait les yeux…
Bargeois, donnez-moi-n’en tout d’suite.
Tiens !… ma racine, c’est cette canne… elle peut se remplacer au besoin par un manche à balai.
Ah ! ah ! ah ! compris, bargeois, j’y cours, et je vous rapporte mon Guignol mort ou vif ! Ah ! ah !
Je vous attends tous deux à déjeuner ; tu sais, à mon hôtel…
Rue Ecorche-Bœuf, 9… ma payse y tient la Souillarde.
À bientôt ! (Il sort.)
Scène III
Oui, à bientôt !… Il m’a toujours botté, c’bargeois-là ! N’importe, c’est pas commode… la cousine Madelon est dans le cas de m’arracher une dent (Se reprenant), je voulais dire un œil !… Essayons ! (Il appelle en frappant, ) Guignol !
Qui donc que chapote ?
Il y est ! Bon…
Ah ! c’est toi, Pille-Rot, vaurien, que viens dérangeasser mon homme !
La mergère !… tenons-nous bien… (Adoucissant sa voix.) Je… je venais, cousine, pour vous inviter à manger en famille une petite friture aux Charpennes.
Elle donne dans le pont ! Ah ! ah ! au dessert nous la plantons là, et je file avec mon Guignol.
Brigand ! canaille ! four-à-chaux ! trouble-paix des ménages ! (Elle le frappe.) Tiens ! tiens !
Là ! là ! je déménage ! (À part.) Effet de la racine… mais je reviendrai ! (Il disparaît un instant.)
Scène IV
Pendard ! traine-grolles ! scélérat d’homme ! reviens-y ! (Se calmant.) Avec tout ça, ne laissons pas mon pauvre bibi à rien faire, pendant que je vais prendre chez l’espicière du coin un verre d’eau d’arquebuse pour me remettre le cœur. (Appelant.) Guignol !
Femme !
Je sors pour un m’ment… te rapetasseras mon casaquin, te mettras de piccarlats sous la soupe.
Oui, femme !
T’oublieras pas de couper de melettes pour la pâtée à minet, et si tu es bien sage, je t’apporterai de bugnes en rentrant.
Oui, femme ! (Madelon sort.)
Scène V
Partie !… bon ! la coquine ! elle m’a aplati le coque'nichon… As pas peur ! cousine, je te revaudrai ce porron-la ! (Il appelle.) Guignol !
Gnaffron ! c’est toi… escanne-toi vite ! si Madelon te voyait…
Descends toujours, panosse ! j’ai à te dire…
Que ! quoi ?
Que ton ancien bargeois…
Gonnivet ?
Il revient du Mexique !
Oh ! Gnaffron ! vrai ! te l’as vu ?
Si bien vu, qu’il veut te voir, qu’il m’envoie te chercher.
Mais Madelon !…
Je lui ai dit comme elle t’arrange…
Que qu’il a répondu ?
Il s’est tordu les côtes en se moquant de toi.
Gnaffron, la critique est aisée, et l’art…
L’art de redevenir un zigue, quand on a une femme cariâtre comme la tienne, consiste à lui administrer…
De quoi ?
Une certaine racine que le père Gonnivet a rapportée de la Mère Rique…
Ça se prend-il en infusion ?
Je connais ça !… oui, mais te sais, Gnaffron, que le docteur m’a bien recommandé de ne pas remoucher Madelon, à cause de ses crises de nerfles et de ses évanouissances…
Laisse donc… y a des paroles pour la faire digérer. Par exemple, une supposition… Madelon arrive, tu lui expliques que tu veux-t-aller voir ton ancien maître. Elle crie ; toi, te lui dis tranquillement : « Femme, connais-tu la racine de la Mère Rique ?… »
Ah ! femme, connais-tu la racine de la Mère Rique ?
Bien !… Elle recrie… alors, toi, avec un petit balancement comme ça, te lui dis : « Femme, voilà la racine de la Mère-Rique. »
La Mère-Rique, et sur ce ?…
Il se peut qu’elle te tape… alors, tu l’y réponds avec un grrrand balancement : « Tiens, prends un peu de racine de la Mère-Rique. » (Frappant Guignol). Pan, pan.
T’appuies trop !
C’est pour te faire entrer la chose.
Sois tranquille, Gnaffron, te vas voir… (Apercevant Madelon.) Madelon ! Nom d’un rat ! si elle allait…
Eh ! vas donc, Benoni ! maintenant que te sais les paroles, songe que Gonnivet nous atteint, et que je me cache là pour voir comment que te vas t’y prendre. (Il se blottit derrière la coulisse.)
Scène VI
Merci bien, voisine ! (Apercevant Guignol) Comment ! toi ici ; on ne peut donc pas sortir un m’ment sans que te fasses des tiennes ! pour sûr que ton ouvrage n’est pas faite… Où que t’allais comme ça ?
Femme, j’allais me bambaner.
Te bambaner sans moi, pendart ! qui t’a permis ?
Femme, connais-tu la racine de la Mère-Rique ?
Ta Mère-Rique, dis-lui qu’elle vienne me parler.
Femme, voilà la racine.
Il me menace ! ah ! touche-moi donc, tiens ! (Elle le soufflette.)
Femme, prends donc un peu de racine… Pan ! pan ! (Il la frappe.)
Au meurtre ! à l’assassin ! Ah ! mes nerfles, mes nerfles ! Ah ! ah ! (Elle tombe sur la bande).
Chapote, Guignol, ça c’est bon pour les nerfes.
Ah ! c’est toi ! traîne-grolle, matevet, rien que vaille. (Elle parvient à s’emparer du bâton et frappe des deux côtés.)
Tiens-bon ! Guignol… t’es fichu si te cannes.
Si te me bassines encore, te va voir.
Tiens !
Ah ! t’as pas encore assez mangé de racine (il la frappe).
Bravo !…
Aïe ! aïe ! je me trouve mal. (Elle tombe et se redresse aussitôt contre Gnaffron.) C’est toi que me vaut ça… houe !
Nous voulons donc encore de cette petite racine ?
Non, mon chéri, mon bijou, assez, merci, je ne prendrai plus rien.
C’est bon, alors… je vas revoir le papa Gonnivet.
Va ! va ! mais ne rentre pas tard !
C’est toi que vas rentrer, et vivement… et que tout soit prêt pour quand je reviendrai. (Il la pousse.)
Ah ! gredin !
Madelon !
Je rentre !… je rentre… (Fausse sortie.)
Scène VII
Un instant ! je vois que ma racine a produit son effet.
Ah ! patron !
Quoi ! c’est vous qui…
Madelon ! (Madelon reste coite).
Oui, c’est moi, qui, avec une brillante fortune, ai rapporté cette racine efficace, à la portée de toutes les bourses.
Je la prêterai dans le quartier.
Benoît ! te gagnerais gros à la louer aux voisins.
Ne vous plaignez pas, Madelon, rien ne va droit dans un ménage, quand ce n’est pas le maître qui commande… et vous me bénirez bientôt du service que je vous ai rendu en vous guérissant d’une maladie… qui fait souffrir, hélas ! bien des femmes… Et pour signer notre traité de paix, suivez-nous… c’est moi qui régale.
Vive le pa’pa Gonnivet !