Guillaume d’Orange, le marquis au court nez/Le Charroi de Nîmes

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Anonyme
Traduction par W. J. A. Jonckbloet.
P. N. Van Kampen (p. 131-162).

III.

LE CHARROI DE NÎMES.

I.


La cour plénière.


On était en Mai, au temps où les bois renouvellent leur feuillage, les prés reverdissent et les oiseaux chantent leurs agréables et douces mélodies. Le comte Guillaume revenait de chasser dans une forêt où il avait passé plusieurs jours. Il avait tué deux jeunes cerfs et trois mulets d’Espagne étaient chargés de venaison de moindre dimension. Quatre flèches étaient passées à sa ceinture et il portait à la main son arc d’aubier. Il était accompagné de quarante gentilshommes, tous fils de comte ou de baron fieffé, qui depuis peu avaient reçu l’accolade. Ils tenaient des faucons sur le poing et faisaient mener leurs meutes avec eux.

Ils rentrèrent à Paris par le petit pont, et le comte Guillaume, qui était noble et bon, fit porter la venaison à l’hôte chez qui il était descendu.

Sur sa route il rencontra son neveu Bertrand, et lui demanda :

— Seigneur neveu, d’où venez-vous ?

— Je vous dirai tout, lui répondit Bertrand. Je sors du palais, où je suis resté trop longtemps. J’y ai vu et entendu bien des choses. Notre empereur a gratifié ses barons de fiefs : tel a reçu une terre, tel autre un château ou un bourg, un troisième une ville, d’après son mérite. Mais vous et moi, mon oncle, nous avons été oubliés. Je ne m’en soucie pas pour moi, qui ne suis qu’un bachelier ; mais pour vous, monseigneur, qui êtes si vaillant, qui avez tant de fois payé de votre personne en veillant la nuit et en jeûnant le jour.

Un étrange sourire passa sur les traits de Guillaume.

— N’y pensez plus, mon neveu, dit-il. Allez prestement à l’hôtel et faites-vous armer ; moi j’irai parler à Louis.

Pendant que Bertrand exécute ses ordres, le comte poursuit sa route vers le palais. Il descend de cheval sous l’olivier touffu et monte les degrés de marbre. En marchant il frappe du pied les dalles avec tant de force que les lacets de ses souliers en cuir de Cordoue se rompent. Tous ceux qui le voient, sont effrayés de sa mine sévère.

Lorsque le roi l’aperçut, il se leva pour le saluer et l’invita à s’asseoir.

— Je n’en ferai rien, Sire, dit Guillaume ; mais j’ai deux mots à vous dire.

— Faites-le comme vous l’entendez, répondit le roi. Il me semble que vous venez me chercher querelle.

— Louis, Sire, je n’ai jamais cherché à entrer dans le lit des veuves, ou à deshériter des enfans ; mais je t’ai servi les armes à la main comme il sied à un homme. Pour toi j’ai soutenu bien des combats, dans lesquels j’ai tué maint noble guerrier. Le péché en est resté sur moi ; car quels qu’ils fussent, c’étaient des créatures de Dieu. Que le Seigneur ait leurs âmes et qu’il me pardonne !

— Monseigneur Guillaume, se hâta de dire le roi, je vous supplie, ayez quelque patience. Après l’hiver vient l’été ; un de ces jours quelqu’un de mes pairs mourra, je vous promets de vous donner toute sa terre et sa femme, si vous voulez l’épouser.

À ces mots la fureur de Guillaume ne fit qu’augmenter.

— Dieu miséricordieux, fit-il, qu’un pauvre bachelier, qui n’a rien pour soi-même, rien à offrir à autrui, doit attendre longtemps. Il me faut nourrir mon cheval, et je ne sais où prendre la provende. Il a bien du chemin à faire, celui qui attend la richesse de la mort d’autrui !

Sire, la crainte seule que mes pairs ne me tinssent pour traître m’a retenu en votre service. Il y a plus d’un an que le puissant Gaifier, le duc de la Pouille, m’a fait offrir le quart de ses états ou même la moitié, si je voulais épouser sa fille. Et maître d’une province de cette étendue, j’eusse pu guerroyer contre le roi de France.

Ces paroles mirent le roi en grande colère ; il fit une réponse qu’il eût mieux fait de garder pour lui, car elle augmenta le mal en enflammant leur colère réciproque.

— Seigneur Guillaume, fit-il, il n’y a personne au monde, ni Gaifier, ni qui que ce soit, qui osât prendre un de mes hommes à son service bientôt sans être puni par la mort, la prison ou l’exil.

— Dieu, s’écria le comte, qu’on nous traite mal ! On ne nous permet pas même de nous plaindre ! Puissé-je être honni, si je vous sers davantage.

Et s’adressant aux hommes de sa suite,

— Mes amis, dit-il, allez prestement à l’hôtel, faites-vous armer, et chargez les bagages sur les chevaux de somme. L’indignation m’ordonne de quitter la cour. Si nous restions auprès du roi pour notre pain de chaque jour, il pourrait croire qu’il a sur nous un droit.

Aussitôt ses compagnons lui obéirent et quittèrent la salle.

Guillaume, pour être mieux entendu, monta sur une bûche du foyer et s’appuya des coudes sur son arc d’aubier, avec tant de force qu’il se brisa ; les éclats en volèrent au plafond et retombèrent sur la tête du roi, auquel il adressa avec véhémence ces paroles :

— Dorénavant on comptera pour rien mes services, mes batailles et mes combats singuliers.

Cependant, seigneur roi, as-tu oublié le combat mortel que je livrai pour toi sous les murs de Rome ? C’est là que je combattis l’émir Corsolt, l’homme le plus fort de toute la terre. De son épée il me donna un coup si rude sur le heaume, qu’il en fit voler l’or et les pierreries et me brisa le nasal qui devait garantir la figure. La lame pénétra jusque dans mon nez, que je dus retenir en place de mes deux mains. J’en suis resté défiguré après qu’un chirurgien malhabile me l’eut redressé. Que Dieu le maudisse ! Pour cela l’on m’appelle Guillaume au court nez ; et mes pairs m’ont méprisé pour cette cicatrice.

Je fis abjurer au roi Galaffre ses erreurs, et c’est tout ce que j’y gagnai, sauf le bon cheval du vaincu.

Roi Louis, tu es le fils de l’empereur Charles, le meilleur souverain qui jamais portât les armes, le plus honorable et le plus juste. Eh bien ! te souviens-tu du combat du gué de Pierrelatte, où je fis prisonnier Dagobert, qui ne voulait pas te reconnaître ? Je le vois là-bas, affublé de ses grandes peaux de martre ; s’il nie ce que je viens de dire, que le blâme du mensonge retombe sur moi !

Mais avant ce service je t’en rendis un bien autre. Quand Charlemagne voulut te faire sacrer roi, et que la couronne fut mise sur l’autel, tu n’osas te lever pour l’aller prendre. Les Français virent que tu ne valais guère, et ils voulaient faire de toi un prêtre ou un chanoine ; et dans l’église même de Marie-Madeleine, le comte Ernaut, soutenu par sa puissante famille, voulut s’approprier la couronne. Je m’y opposai ; d’un coup de poing je l’abattis sur la dalle, ce qui m’attira la haine de tous ses parents. Puis je m’avançai, aux yeux de toute la cour, des archevêques et des patriarches, je pris la couronne… et tu l’emportas sur ta tête.

Tu ne t’es guère souvenu de ce service, lorsque tu fis sans moi le partage de tes terres.

Sire Louis, ne te souvient-il plus du Breton orgueilleux qui vint te braver en ta cour ? Tu n’as nul droit sur la France, dit-il devant tes vassaux rassemblés. En ton empire il n’y eut pas un seul baron, mon empereur, qui osât dire oui ou non. Moi, je me rappelai ce qu’on doit à son seigneur légitime ; j’eus le courage de le combattre, et je finis par le vaincre et le proclamer félon. Plus tard je te sauvai d’un péril plus éminent encore, quand je tuai le fils de Richard qui en voulait à ta couronne et à ta vie. Cet acte de fidélité me jeta dans un péril extrême, lorsqu’en revenant de Saint-Michel-du-Mont, je rencontrai le vieux Richard, le père de l’orgueilleux Acelin ; ils étaient seize et je n’avais que deux compagnons. Je tirai l’épée et je me défendis comme il sied à un chevalier ; j’en tuai dix, et à leur barbe j’abattis leur seigneur que je mis en tes mains ; depuis il est mort dans ta grande tour.

Tu t’es peu souvenu de ce service, lorsque sans moi tu distribuas tes terres.

Roi, souviens-toi de Guy l’Allemand qui, lors de ton voyage à Rome, vint te disputer la France et la Bourgogne, ta couronne et ta cité de Laon. Je me battis avec lui, je lui enfonçai ma lance dans le corps, et je le jetai dans le Tibre en pâture aux poissons. Souviens-toi de ce qui se passa ensuite sous les murs de Rome.

Moi-même je fis tendre ton pavillon et je te servis à souper. Après que tu eus mangé, je te demandai la permission de me retirer et tu me l’accordas volontiers, croyant que j’allais me reposer sous ma tente après les fatigues du combat livré à Gui. Mais je fis monter à cheval deux mille chevaliers et je me mis en embuscade dans un bosquet de lauriers derrière ton camp, pour veiller sur toi. Tu ne daignas pas faire bonne garde contre ceux de Rome, et les voilà, au nombre de quinze mille, arrivant au galop dans le camp, coupant les cordes de ta tente, abattant ton pavillon, mettant la main sur les nappes et jetant à droite et à gauche les plats de ta table. Je vis culbuter ton sénéchal et la garde à ta porte, et toi, tu fuyais à pied, errant dans la foule comme un chien qui a peur, et criant à tue-tête : „Bertrand, Guillaume, venez, secourez-moi.”

Alors, seigneur roi, j’eus pitié de toi ; j’attaquai l’ennemi qui était bien supérieur en nombre, et nous fîmes prisonniers plus de trois cents chevaliers bien montés. Je vis leur chef se cachant derrière un pan de mur. Je le reconnus bien à son heaume resplendissant, à la pierre précieuse qui brillait sur son nasal ; je lui portai un tel coup de ma lance que je l’abattis sur le cou de son cheval. „Grâce,” cria-t-il ; „chevalier, ne me tue pas, si tu es Guillaume !” J’eus pitié de lui, je te l’amenai et depuis tu es maître de Rome. Tu es puissant, et moi je suis peu estimé.

Je t’ai tant servi, que je suis devenu chauve, et je n’y ai pas gagné la valeur d’un denier, je ne suis pas même décemment vêtu....

Louis, Sire, qu’est devenue ta sagesse ! On avait coûtume de dire que j’étais ton ami, que j’étais toujours à cheval, par voie et par chemin pour ton service. Mais que je sois damné, si j’y ai gagné quelque chose, pas même un clou dans mon écu, à moins de compter les coups de lance de mes ennemis. J’ai tué des milliers de Turcs mécréants ; mais par Celui qui trône dans les cieux ! je passerai de leur côté. Tu feras ce que tu voudras, je te retire mon amitié.

Mon Dieu ! j’ai tué tant de braves jeunes gens, j’ai fait pleurer bien des mères, je porterai toujours le fardeau de ce péché, et tout cela pour le service de ce mauvais roi de France, et je n’y ai pas même gagné la valeur d’un fer de lance !

— Seigneur Guillaume, répondit Louis, par l’apôtre saint Pierre ! il y a encore soixante de vos pareils à qui je n’ai rien donné ou rien promis.

— Seigneur roi, tu en as menti. Il n’y en a pas dans toute la Chrétienté ; il n’y a que toi qui portes couronne, au-dessus de qui je ne veux pas m’estimer. Mais prends ceux dont tu parles, fais les descendre chacun à son tour dans ce pré, armés et à cheval : si je ne te les tue pas tous et d’autres encore, j’abandonne tout droit à un bénéfice. Et toi-même, viens-y, si tu en as envie.

À ces mots le roi baissa la tête sur sa poitrine, et après quelques moments de silence lui dit :

— Seigneur Guillaume, je vois bien que vous êtes plein de colère.

— C’est vrai, répondit le comte, et il en est de même de tous mes parents. C’est là le sort de tout homme qui sert un mauvais seigneur : plus il fait, moins il gagne. De jour en jour sa position empire.

— Seigneur Guillaume, dit le roi, plus qu’aucun baron de ma cour vous m’avez défendu et servi par amour ; avancez-vous vers moi, je vous ferai un beau don. Prenez la terre du preux comte Foucon ; trois mille compagnons suivront votre bannière.

— Je n’en ferai rien, Sire. Le noble comte a laissé deux enfants, qui sauront bien gouverner sa terre. Donnez-m’en une autre, je ne me soucie pas de celle-ci.

— Si vous ne voulez pas prendre ce fief aux enfants, acceptez la terre d’Auberi-le-Bourguignon, et épousez sa belle-mère, Hermensant de Thuringue, la plus noble femme qui goûta jamais du vin. Trois mille chevaliers armés seront à votre service.

— Je n’en ferai rien, Sire. Le noble comte a laissé un fils ; il s’appelle Robert, mais il est encore bien petit et n’est pas encore en état de porter les armes ; si Dieu lui fait la grâce de devenir grand et fort, il saura bien gouverner tout son héritage.

— Si vous ne voulez pas de l’héritage de cet enfant, prenez donc la terre du marquis Bérenger, qui vient de mourir, et épousez sa veuve. Deux mille chevaliers bien armés vous suivront sur de bons coursiers, sans qu’il vous en coûte un denier.

La colère remonta au cœur du comte, et haussant la voix, il dit :

— Voyez donc, nobles chevaliers, comment notre légitime seigneur Louis garantit bien leurs possessions à ceux qui le servent de bon cœur. Je vous raconterai l’histoire du marquis Bérenger. Il était de la vallée de Riviers. Il tua un comte, et il ne put parvenir à faire sa paix avec les parents du défunt. Il se sauva à Laon, et se jeta aux pieds du roi, qui le reçut à sa cour et lui donna un fief et une noble épouse. Le marquis le servit longtemps et sans jamais manquer à son devoir. Puis il avint que le roi fit la guerre aux Sarrasins ; dans un combat merveilleusement rude il fut abattu de son cheval, et n’y serait jamais remonté, quand le marquis Bérenger survint. Voyant son seigneur entouré de toute part et en grand danger, il accourut au grand galop, brandissant son épée étincelante. Bientôt, comme un sanglier parmi les chiens, il eut fait un espace libre autour de lui, et descendant de son cheval, il l’offrit à son seigneur. Il lui tint l’étrier, et le roi monta et s’enfuit comme un lévrier peureux. C’est ainsi que le marquis Bérenger resta au millieu des ennemis. À l’endroit même, nous le vîmes tuer et couper en morceaux, et nous ne pûmes le secourir. — Un noble héritier lui a survécu, le petit Bérenger. Bien mauvais celui qui voudrait traîtreusement faire du tort à cet enfant ; par Dieu ! plus mauvais qu’un renégat félon. — Le roi veut me donner son fief ; je n’en veux pas. Et prêtez bien l’oreille. Je veux vous avertir d’une chose ; par l’apôtre qu’on implore à Rome, il n’y a en France si hardi chevalier, s’il accepta la terre du jeune Bérenger, qui ne perde la tête de cette épée.

Les chevaliers qui appartenaient au jeune Bérenger, le remercièrent à grands cris ; il y en avait cent, qui tous s’inclinèrent devant lui et lui embrassèrent les genoux.

— Seigneur Guillaume, reprit le roi, entendez ce que je vais vous dire. Puisqu’il ne vous appartient pas de prendre ce fief, je vous jure par Dieu, que je vous donnerai un don qui vous mettra au-dessus de tout le monde, si vous savez l’exploiter sagement. Je vous offre le quart des revenus de toute la France : le quatrième denier des abbayes et des marchés, des cités et des archevêchés, des vilains et des chevaliers, des demoiselles et des dames mariées ; le quart des chevaux de mes écuries, le quart des deniers de mon trésor ; le quart de tout mon royaume enfin, voilà ce que je vous offre.

— Non, Sire, répondit Guillaume, je n’accepterais pas cette offre pour tout l’or du monde, puisque tous vos barons diraient : „voyez comme l’orgueilleux marquis Guillaume a dépouillé son seigneur légitime ; il lui a pris la moitié de son royaume, pour laquelle il ne lui paie aucune redevance ; on peut bien dire qu’il lui a rogné ses moyens d’existence.”

— Si vous refusez encore ce bénéfice, dit le roi, par saint Pierre ! je ne sais que vous offrir en ce royaume.

— Sire, reprit Guillaume, n’en parlons plus. Quand il vous plaira, vous me donnerez assez de châteaux et de terres.






II.


Le fief d’Espagne.


À ces mots il sortit et descendit les marches tout bouillant de colère. Au bas de l’escalier il rencontra Bertrand, qui lui demanda ce qui lui était arrivé.

— Je suis resté trop longtemps en ce palais, répondit-il, je me suis mis en colère et je me suis disputé avec Louis, parce qu’après l’avoir longtemps servi, il ne m’a rien donné.

— Dieu vous punira, dit son neveu. On ne doit pas presser son seigneur légitime ; mais on doit lui obéir, l’honorer et le défendre envers et contre tous.

— Tu as beau dire. Il m’a malmené ; j’ai usé ma vie à le servir, je n’y ai pas gagné la valeur d’un œuf pelé ! — Par la force de mon bras je l’ai porté au trône et l’y ai maintenu, et voilà qu’il m’offre un quart de la France, évidemment pour me déshonorer en me payant mes services avec de l’argent. Mais par l’apôtre qu’on invoque à Rome ! j’ai envie de lui abattre la couronne de la tête ; je l’y ai mise, je l’en ôterai.

— Monseigneur, reprit Bertrand, vous ne parlez pas comme un gentilhomme. Vous ne devez pas menacer votre seigneur légitime, mais au contraire veiller sur son honneur et le défendre.

— Tu as raison, beau neveu. On doit toujours rester loyal ; c’est le commandement de Dieu, qui doit nous juger.

Bertrand, qui était un homme de grand sens, lui dit :

— Oncle Guillaume, retournons de suite au palais et allons parler au roi. Il m’est venu en l’esprit un don qu’il pourrait vous faire.

— Qu’est-ce que cela pourrait être, fit le comte ?

— Je vais vous le dire. Demandez-lui la marche d’Espagne, avec Tortolose et Portpaillart-sur-mer, et la bonne cité de Nîmes et Orange qui a tant de renom. S’il vous donne cela, vous n’aurez pas à l’en remercier, puisqu’il n’en a jamais été maître et qu’il n’a jamais eu à sa solde un chevalier de ce pays. Il peut bien vous donner cette terre, sans que son royaume en soit grevé.

À ces mots Guillaume sourit.

— Neveu, dit-il, tu es né sous une bonne étoile. Moi aussi, j’y avais déjà pensé ; mais avant d’agir, je voulais prendre conseil de toi.

Ils se prirent par la main, montèrent les degrés du palais et entrèrent dans la salle où se tenait le roi. Louis se leva pour le saluer et lui offrit une place à ses côtés.

— Je n’en ferai rien, Sire, lui dit le comte. Si je suis revenu, c’est pour vous demander un don dont je me suis avisé.

— Que Dieu soit béni ! répondit le roi. Si vous désirez château ou cité, bourg, ville ou donjon, cela vous sera octroyé de plein gré. La moitié de mes états, si vous la demandez, je vous l’accorderai ; car je vous ai toujours trouvé fidèle, et sans vous je ne serais pas roi de France.

Guillaume sourit en répondant :

— Un tel don ne sera jamais requis par moi. Mais je vous demande la marche d’Espagne, avec Tortolose et Portpaillart-sur-mer, Nîmes et Orange. Donnez-moi cette marche ; la terre sera à moi, les trésors à vous, et vous y gagnerez mille chevaliers pour votre armée. Donnez-moi Nîmes et, Dieu aidant, j’en chasserai le mécréant Otrant, qui a tué tant de Français, qui en a tant dépouillés de leurs domaines. Voilà la terre que je vous demande : Nîmes avec ses grandes tours pointues, et Orange la cité redoutable, et le Nîmois avec ses prés le long du Rhône.

— Que Dieu nous soit en aide ! dit le roi. Un seul homme serait maître de tout cela !

— Laissez-moi partir, reprit le comte ; j’ai hâte d’arriver pour en chasser la maudite race païenne.

— Seigneur Guillaume, dit Louis, écoutez-moi. Cette terre ne m’appartient pas, je ne puis vous la donner. Elle est au pouvoir des Sarrasins, de Clariel d’Orange et de son frère Acéré, d’Otrant de Nîmes et de plusieurs autres. Le roi Thibaut, qui a épousé la belle Orable, la sœur de l’émir, en est suzerain. Je crains bien que, quand vous les aurez tous sur les bras, vous ne parveniez jamais à vous rendre maître de ce pays. Mais restez dans ce royaume, et je vous en donnerai la moitié ; vous aurez Chartres et me laisserez Orléans et la suzeraineté, c’est tout ce que je demande.

— Non, Sire, je ne veux pas que les barons de ce pays puissent dire, que je vous ai dépouillé de votre bien.

— Noble chevalier, fit le roi, que vous importe un injuste reproche ?

— Je n’en ferai rien, pour tout l’or du monde. Je ne cherche pas à abaisser votre dignité ; au contraire, je voudrais l’augmenter par mon épée ; vous êtes mon seigneur, ainsi je ne dois pas vous faire de tort.

Mais voici ce qui m’est arrivé.

J’ai fait un pélerinage à Saint-Gilles ; un courtois chevalier me donna l’hospitalité ; il me fit dîner et eut soin de ma monture. Après le dîner il monta à cheval pour aller faire une promenade dans les prés avec les gens de sa maison. Je voulais le suivre, mais sa femme mit la main sur les rênes de mon cheval, me fit rentrer mystérieusement dans la maison, et me conduisit à l’étage supérieur. Je n’y compris rien. Elle tomba à mes genoux, et je crus qu’elle me demandait de l’amour. Si j’avais pu l’appréhender, je ne serais pas allé avec elle pour un millier de livres. „Femme, que me veux-tu ?” lui demandai-je. Et elle me répondit : „Pitié, noble chevalier, pour l’amour de Dieu qui se laissa crucifier, ayez pitié de ce pays !” Elle me fit mettre la tête à la fenêtre, et je vis le pays rempli de mécréants brûlant les villes et violant les couvents, ruinant les chapelles et détruisant les clochers, martyrisant les femmes chrétiennes. La pitié envahit mon cœur, et je pleurai d’attendrissement. Aussi fis-je serment à Dieu et à saint Gilles, que je venais d’implorer, que je retournerais dans cette terre pour secourir les malheureux, et que j’amènerais autant d’hommes que j’en pourrais enrôler.

— Seigneur Guillaume, dit le roi, c’est avec chagrin que je vous vois refuser une partie de ma terre ; mais avancez vers moi et je ferai ce que vous désirez.

Puis ôtant un des ses gants, il le lui tendit, en disant :

— Prenez l’Espagne, je vous la donne par ce gant ; mais à telle condition, que s’il vous y survient malheur ou embarras, je ne serai pas obligé de vous porter secours.

— Je ne demande pas mieux, dit Guillaume, sauf un secours en sept ans.

— Je vous l’octroie, répondit le roi. Vous pouvez compter sur moi.

Le comte regarda autour de lui, et vit à ses côtés ses deux neveux Guibelin et Bertrand, les fils de Bernard de Brebant. Il leur dit :

— Avancez. Vous êtes mes amis et mes proches parents ; placez-vous devant le roi, et recevez avec moi le gant par lequel le fief que je demande, m’est octroyé ; vous en partagerez avec moi le profit et les embarras.

Un sourire nerveux vint effleurer les lèvres de Guibelin et il dit tout bas :

— Je causerai bien du chagrin à mon oncle.

Le comte Bertrand, qui avait les yeux sur lui, l’entendit cependant, et lui dit à l’oreille :

— Tu n’en feras rien ; ton vaillant oncle le prendrait mal.

— Et que m’importe ? répondit le jeune homme. Je suis trop jeune, je n’ai que vingt ans, je ne puis encore endurer ces grandes fatigues.

À ces paroles son père, qui avait tout entendu, est transporté de fureur. Il lui donne un formidable coup de poing, en lui disant :

— Misérable, c’est moi que tu rends malheureux. Je te traînerai devant le roi, et par saint Jacques ! si tu ne reçois pas le gant avec Guillaume, tu feras connaissance avec mon épée, et pas un chirurgien ne pourra te guérir et te sauver la vie. Va chercher fortune, puisque tu n’as rien, comme j’ai fait, moi, dans ma jeunesse ; car je te jure que tu n’auras pas un gant plein de mes biens ; je les distribuerai à qui je voudrai.

Les deux jeunes gens montèrent sur une table, pour recevoir, à la vue de tout le monde, le don symbolique, et Guibelin s’écria à haute voix :

— J’ai été battu par mon père, mais par saint Jacques ! les Sarrasins me le paieront. Ils peuvent dire qu’ils sont entrés dans une mauvaise année, car ils mourront par centaines et par milliers.

Guillaume aussi monta sur une table, et élevant la voix il s’adressa aux assistants, et leur dit :

— Entendez-moi, nobles hommes de France. Par Dieu ! je puis me vanter d’avoir un domaine plus étendu que trente de mes pairs n’en possédent. Mais il n’est pas encore conquis. Je dis donc aux pauvres bacheliers, qui n’ont que des chevaux boiteux et des vêtements déchirés, si jusqu’ici ils n’ont rien gagné à servir, s’ils veulent courir avec moi les chances de la guerre, je leur donnerai deniers et biens, chevaux d’Espagne, châteaux, terres et donjons, pourvu qu’ils m’aident à conquérir le pays et à y rétablir la religion de Dieu. Et aux pauvres écuyers je dis la même chose, et d’ailleurs ils seront armés chevaliers.

À ces paroles tous s’écrièrent :

— Seigneur Guillaume, pour Dieu ! hâtez-vous. Celui qui n’a pas de cheval pour vous suivre, ira à pied.

Chevaliers et écuyers accoururent de toutes parts, et s’armèrent comme ils purent. Bientôt trente mille hommes furent prêts ; ils jurèrent au comte qu’ils ne lui feraient pas défaut au besoin, dût-on leur couper les membres.

Le comte alla prendre congé du roi, qui lui souhaita la bénédiction de Dieu.

— Allez, dit-il, soyez heureux dans vos exploits, et que Dieu vous ramène sain et sauf.

Le comte se mit en route, entouré de plusieurs nobles chevaliers.

Le vieil Aymon, le voyant monter à cheval, dit au roi :

— Ah ! Sire, que vous voilà trompé.

— Comment l’entendez-vous, demanda le roi.

— Je vous le dirai, Sire. Guillaume le guerrier vous quitte, et il emmène avec lui tant de chevaliers, la fleur de la France, dont il vous prive ; si une guerre surgissait, vous ne sauriez vous défendre. Et je pense bien qu’il reviendra à pied, et que tous ses compagnons seront réduits à mendier.

— Vous le calomniez, répondit Louis. Guillaume est un brave chevalier ; il n’y en a pas de meilleur sur terre. Il m’a bien servi, et j’espère bien que le glorieux Jésus l’en récompensera en lui faisant conquérir l’Espagne.

Cette conversation fut entendue par un chevalier appelé Gautier de Toulouse. Lorsqu’il entendit dire du mal de Guillaume, la colère le prit ; et s’élançant hors de la salle, il courut vers le comte et l’arrêta en le saisissant par l’étrier et par la bride de son cheval.

— Monseigneur, lui dit-il, vous êtes un bon chevalier ; mais au palais on ne vous prise pas un denier.

— Qui dit cela ? demanda-t-il, et sa fierté se révolta.

— Il est de mon devoir de ne vous rien cacher. C’est le vieil Aymon, qui veut donner de vous une mauvaise opinion au roi.

— Il le paiera cher, reprit le comte. Si Dieu me fait la grâce de revenir, je lui ferai couper tous les membres, ou il sera pendu ou noyé.

— Ne menacez pas, lui dit Gautier. Tel homme menace qui ne vaut pas un denier. Je vous demande une seule chose ; récompensez-le selon le service qu’il vous a rendu. C’est ici que vous devez commencer la guerre, puisqu’il est le premier qui se met contre vous.

— Par mon chef ! vous dites vrai, reprit le comte.

Gautier lui tient l’étrier, et il descend de cheval ; puis ils montent les degrés du palais en se tenant par la main.

Quand le roi aperçut le comte, il se leva et se jeta à son cou, en lui disant :

— Seigneur Guillaume, vous manque-t-il quelque chose ? Vous faut-il de l’or ou de l’argent que je puisse vous donner ? Vos désirs seront satisfaits sur l’heure.

— Grand merci, Sire, répondit Guillaume. J’ai tout ce qu’il me faut. Je ne viens que pour vous faire cette prière : ne placez jamais votre confiance en un misérable.

Puis, regardant autour de lui, il vit le vieil Aymon à l’autre bout de la salle. Et s’adressant à lui, il lui dit ces paroles injurieuses :

— Misérable, infâme, que Dieu confonde ton chef ! Pourquoi t’ingénies-tu à médire d’un homme noble, lorsqu’en ma vie je ne t’ai fait de mal ? Tu fais tout ce que tu peux pour me calomnier ; mais par saint Denis ! avant que tu sortes d’ici, je te le ferai payer cher.

Puis rejetant son manteau en arrière, il s’élança vers lui, le saisit par les cheveux de la main gauche, et de l’autre lui asséna sur la nuque un coup, qui lui brisa l’os, et le jeta mort à ses pieds. Alors il prit le cadavre par la tête et Gautier de Toulouse par les jambes, et ils le lancèrent par la fenêtre dans le verger, où il alla frapper un pommier qui se cassa en deux.

— Bon voyage ! crièrent-ils, misérable calomniateur ! Dorénavant la médisance ne te rapportera pas un denier.

Puis s’adressant au roi, Guillaume lui dit :

— Roi Louis, ne prêtez pas l’oreille aux méchants ni aux calomniateurs. Votre père ne les aima jamais. Moi, je pars pour l’Espagne, qui vous appartiendra, si je puis la conquérir.

— Allez, beau sire, dit le roi, que Dieu vous conduise. Que Jésus protége vos exploits, afin que je vous revoie sain et sauf.




III.


Le Charroi.


Le comte Guillaume à la fière tournure partit, et avec lui maint gentilhomme, parmi lesquels ses neveux Bertrand et Guibelin.

Ils mènent avec eux trois cents chevaux de somme, chargés en partie de calices d’or, de croix, d’encensoirs, de missels, de psautiers et de riches tissus, afin de pourvoir au service divin dans le pays des mécréants.

D’autres chevaux emportent des chaudrons et des trépieds, des crocs, des tenailles, des broches et des nappes, afin de pouvoir préparer le dîner dans le pays ravagé.

Ils font leurs adieux à la France et traversent la Bourgogne, le Berry et l’Auvergne. Arrivant un soir aux cols des montagnes ils s’arrêtent et font dresser les tentes.

Bientôt les feux sont allumés et l’on se met à l’œuvre pour préparer le souper.

Guillaume est dans son pavillon ; soudain il soupire et des larmes sont dans ses yeux. Bertrand le regarde avec étonnement.

— Mon oncle, lui dit-il, pourquoi vous lamentez-vous ? Êtes-vous une femme qui pleure son veuvage ?

— Je pense à bien autre chose, mon neveu. Tous ces chevaliers vont dire : „voyez comme ce Guillaume au fier maintien a mal agi envers son seigneur naturel, qui voulait lui donner la moitié de son royaume ; mais il fut si outrecuidant qu’il ne lui en sut nul gré, et préféra l’Espagne sur laquelle il n’avait aucun droit.” — Je ne verrai jamais quatre personnes ensemble sans croire qu’ils ne tiennent des propos sur mon compte.

— Mon oncle, répondit Bernard, ne vous préoccupez pas de cela, et ne vous affligez pas ; l’avenir est dans la main de Dieu. Demandez l’eau et allons souper.

— Vous avez raison, dit le comte, et il ordonna à ses trompettes de corner l’eau. On se mit à table, et on leur servit du sanglier, des grues, des canards et des paons épicés en quantité. Et quand ils eurent copieusement soupé, les écuyers ôtèrent les nappes, les chevaliers se couchèrent, et dormirent jusqu’à la pointe du jour.

En remontant à cheval les chevaliers demandèrent au comte :

— Monseigneur, quelles sont vos intentions ? De quel côté comptez-vous aller ?

— Vous êtes bien pressés d’arriver, leur dit-il. Nous commencerons par aller à Brioude, pour témoigner notre respect aux reliques et à la Sainte Vierge, et pour y déposer nos offrandes, afin que toute la Chrétienté prie pour nous.

Ils se mirent en route, traversèrent Ricordane et ne se reposèrent qu’au Pui. À Brioude le comte fit ses dévotions dans l’église, et déposa sur l’autel trois marcs d’argent, trois pièces de drap d’or et trois tapis précieux. L’offrande de ses chevaliers dépassa tout ce qu’on vit depuis.

En sortant de l’église Guillaume dit à ses hommes :

— Barons, faites attention à ce que je vais vous dire. Nous voici sur la frontière de l’ennemi ; dorénavant nous ne rencontrerons que des Sarrasins ; prenez donc vos armes et montez sur vos destriers. Je vous livre le pays dans lequel nous allons entrer ; c’est à vous à vous en rendre maîtres avec l’aide de Dieu.

Ils endossent leurs hauberts et lacent les heaumes étincelants ; ils ceignent les épées aux poignées incrustées d’or et montent sur les destriers fougueux ; puis ils pendent à leur cou les forts écus et prennent en mains les lances niellées. Ils sortent de la ville en bon ordre, l’oriflamme en tête, et prennent le chemin de Nîmes.

Bertrand, le preux, est à l’avant-garde, et avec lui Gautier de Termes, Guibelin et l’Écossais Gilemer. Guillaume lui-même conduit le corps d’armée principal.

À peine avaient-ils fait quatre lieues, qu’ils rencontrèrent un vilain qui venait de Saint-Gilles, où il avait fait son commerce. Il conduisait une charrette traînée par trois bœufs qu’il venait d’acheter. Comme le sel était cher dans son pays, il en avait emporté un grand tonneau tout plein ; ses trois enfants étaient assis sur le tonneau et jouaient à la billette en mangeant leur pain. Cette vue fit rire les Français qui n’avaient autre chose à faire.

Le comte Bertrand l’arrêta et lui adressa la parole.

— Dis-nous, vilain, de quel pays es-tu ?

— Je vous dirai la vérité, répondit-il. Par Mahomet ! je suis de Laval-sur-Cler. Je viens de Saint-Gilles, où j’ai fait mon commerce, et je m’en retourne chez moi pour rentrer mes blés. Si Mahomet me les a conservés, j’en aurai à foison, car j’en ai beaucoup semé.

— Tu as parlé comme un sot, reprirent les Français, pensant que Mahomet soit un Dieu, qu’il te donne la richesse, le froid en hiver et la chaleur en été. Tu aurais mérité qu’on te coupât tous les membres.

Sur ce, Guillaume étant arrivé, écarta ses hommes et demanda au voyageur :

— Eh ! vilain, sur ta foi, je te somme de me répondre : as-tu été à Nîmes, la forte cité ?

— Oui monseigneur ; ils voulaient m’y faire payer le péage, mais j’étais trop pauvre, et à la vue de mes enfants ils m’en dispensèrent.

— Vilain, conte-moi l’état de la ville.

— Je suis à-même de vous satisfaire, répondit-il. Deux grands pains y coûtent un denier ; partout ailleurs ils en valent trois. Et si elle n’a pas empiré depuis, je puis bien dire que la qualité en est bonne.

— Fou, dit Guillaume, ce n’est pas là ce que je veux savoir. Parle-moi des chevaliers sarrasins de la ville, du roi Otrant et de ses hommes.

— Quant à cela, je n’en sais rien, dit le vilain, et je ne veux pas vous faire de mensonge.

Parmi ceux qui assistaient à ce dialogue se trouvait le chevalier Garnier, homme aussi ingénieux que brave. En voyant la charrette et les bœufs, il lui vint une idée qu’il communiqua aussitôt au comte.

— Monseigneur, fit-il, celui qui aurait mille tonneaux, comme celui que je vois sur cette charrette, s’il les remplissait d’hommes d’armes, et les conduisait à Nîmes, il pourrait prendre la ville par ce moyen.

— Par mon chef ! dit Guillaume, vous dites vrai ; et je le ferai, si mes hommes veulent y consentir.

Le vilain est arrêté. On lui donne à dîner : du pain, du vin pur et épicé. Cependant le comte fait mander ses barons, qui accourent à son appel.

— Barons, leur dit-il, celui qui aurait mille forts tonneaux, comme celui que vous voyez sur cette charrette, pleins de chevaliers armés, et les conduirait à Nîmes, il y entrerait sans coup férir.

— C’est vrai, répondirent-ils. Seigneur comte, exécutez votre pensée. Il y a assez de charrettes en ce pays ; et dans le pays de Ricordane, que nous avons traversé, il y a des bœufs : mettez-les en réquisition.

Guillaume, content de l’adhésion de ses barons, fit rebrousser chemin à ses gens. Dans toute la Ricordane on se rendit maître des bœufs, des charrettes et des tonneaux. Les paysans furent contraints de bien cercler les tonneaux et d’affermir les charrettes ; et Bertrand, qui fut chargé de la surintendance, tint peu compte de leurs plaintes ; plus d’un qui osa murmurer eut les yeux crevés ou fut pendu.

Quelle activité ! Ici l’on garnit les tonnes de cercles nouveaux, là on répare des charrettes grandes et petites ; plus loin les chevaliers se placent dans les tonneaux. On les munit de grands mailets, pour s’en servir à défoncer les tonneaux quand, à Nîmes, ils entendront sonner le cor du chef.

Dans d’autres tonneaux on met les lances et les écus, cachés sous des double-fonds.

Quand tout fut prêt, Bertrand changea de costume. Il mit une cotte de bure enfumée, et se chaussa de grands souliers en cuir de bœuf de couleur vermeille et avec des entailles sur le pied.

— Dieu ! dit-il, j’en aurai bientôt les pieds écorchés.

En entendant ces mots Guillaume partit d’un éclat de rire.

— Neveu, dit-il, faites avancer les bœufs dans cette vallée.

— Vous parlez en pure perte, répondit Bertrand, j’ai beau les piquer et les fouetter, je ne parviens pas à leur faire hâter le pas.

Le comte en rit de plus belle. Mais Bertrand eut du malheur ; il ne savait pas le premier mot de son nouveau métier, ce qui fut cause que sa charrette s’écarta du chemin et s’enfonça dans la fange jusqu’aux moyeux. Bertrand devint fou de colère ; il s’avança dans la boue et tâcha de soulever la roue avec ses épaules ; il s’écorcha la face sans y parvenir. Quand son oncle vit cela, il se mit à le railler sur son peu d’aptitude pour le métier qu’il avait embrassé. Cela n’accrut pas la bonne humeur du conducteur.

Dans le tonneau qu’il dirigeait, étaient enfermés Gilbert de Falaise, Gautier de Termes et l’Écossais Gilemer ; ils s’impatientèrent et crièrent à Bertrand d’avoir soin de ne pas les verser.

Enfin on marcha. Ceux qui conduisaient les chariots, avaient de grandes bourses pendues à leurs ceintures ; ils étaient montés sur des mulets et de mauvais chevaux de trait. Ils avaient l’air de pauvres gens, et vus au grand jour on aurait refusé de trafiquer avec eux.

Le comte Guillaume lui-même endossa une gonnelle de bure du pays et fourra ses jambes dans de larges chausses de couleur foncée, terminées par des souliers de cuir de bœuf. Une ceinture, comme en portent les gens du pays, lui serrait la taille, un couteau dans une assez belle gaine y était suspendu. Un bonnet de gros drap formait sa coiffure. Il montait une bien pauvre jument, les étriers de la selle étaient aussi vieux que ses éperons rouillés, qui pouvaient bien avoir servi trente ans.

On passe le Gard à gué. On y laisse deux mille hommes d’armes, pour empêcher les vilains d’aller répandre dans le pays le secret des marchandises contenues dans les tonneaux.

On se sert des aiguillons, on pique, on frappe, on fait du chemin ; les voilà à Nocène, puis à Lavardi, d’où l’on a tiré la pierre pour bâtir les tours de Nîmes.

Ceux de la ville, tout en vaquant à leurs affaires, les remarquèrent ; piqués de curiosité ils s’adressèrent à celui qui semblait le maître, et lui demandèrent quelles marchandises il apportait.

— Des draps de soie, leur répondit-on, des étoffes précieuses de toutes couleurs, pourpres, écarlates, vertes et d’un beau brun ; des lances, des hauberts, des heaumes brunis, des écus, des épées.

— Vous apportez de grandes richesses, dirent les païens ; allez vous pourvoir d’un sauf-conduit.

Les Français chevauchent par monts et par vaux jusqu’à ce qu’ils soient arrivés à Nîmes. Ils font entrer leurs charrettes sous la porte, l’une après l’autre et se serrant de près.

Il n’y eut qu’un cri parmi la ville : „voilà de riches marchands du pays des Chrétiens ; ils apportent des marchandises comme nous n’en avons jamais vues ; mais elles sont cachées dans des tonneaux.”

Le roi Otrant entendit la nouvelle ; il descendit les degrés de son palais avec son frère Harpin — ensemble ils gouvernaient la bonne cité — et ils se rendirent au marché, accompagnés de trois cents de leurs hommes.

Cependant Guillaume s’est avancé jusqu’à la place ; il y trouve un bloc de marbre vert qui lui sert à descendre de cheval. Il prend sa bourse, l’ouvre, y plonge la main et en retire une grande poignée de bons deniers. Il demande le receveur du droit de sauf-conduit ; parce que, dit-il, il ne voudrait pour rien au monde qu’on lui fit du mal.

— N’ayez pas peur, lui dirent ceux qui l’entouraient ; quiconque vous outragerait, fût-il de la plus haute noblesse, nous le pendrions au premier arbre venu.

Pendant qu’ils causaient ainsi, voilà qu’arrivent les rois Harpin et Otrant, demandant à voir le marchand, dont toute la ville parle déjà.

— Le voici, dirent plusieurs voix, c’est ce cavalier à la haute stature, au grand bonnet et à la longue barbe, celui qui commande aux autres.

Otrant l’appela et lui dit :

— D’où êtes-vous, beau marchand ?

— Sire, nous sommes d’Angleterre, de la noble cité de Cantorbéry.

Êtes-vous marié, mon ami ?

— Oui, et j’ai dix-huit enfants ; la plupart sont en bas âge, deux seulement sont hommes ; l’un s’appelle Bègue et l’autre Sorant ; et la preuve, c’est que les voilà.

Et il leur désigna du doigt Guibelin et Bertrand, ses neveux, les fils de Bernard de Brebant.

— Vos fils seraient de bien beaux hommes, répondirent-ils, s’ils savaient seulement s’habiller convenablement.

Le roi Otrant lui demanda son nom à lui.

— Tiacre, répondit-il.

— C’est un nom qui sonne mal. Mais enfin, frère Tiacre, que nous apportez-vous ?

— Des draps d’or, de riches taffetas, des tissus d’Orient, de couleur écarlate, verte et d’un beau violet ; ensuite des hauberts, des heaumes, des lances et de bons écus, des épées étincelantes aux gardes incrustées d’or.

— Vous ferez de bonnes affaires, dit Otrant.

— Attendez donc, seigneur, répondit Guillaume, je ne vous ai pas encore nommé les choses les plus précieuses.

— Qu’est-ce donc ?

— De l’encre et du souffre, de l’encens, du vif argent, de l’alun, de la cochenille, du poivre, du safran, des pelleteries, de la basane, des cuirs de Cordoue, et des peaux de martre, dont on a souvent grand besoin.

Otrant sourit de contentement et tous les Sarrasins se montrèrent extrêmement joyeux.

— Ami Tiacre, dit Otrant, il me semble que vous êtes bien riche, ayant besoin de tant de charrettes pour apporter vos bonnes choses ici. J’espère bien que vous m’offrirez un joli cadeau, ainsi qu’aux autres jeunes chevaliers ; cela ne vous fera pas de tort.

— Beau sire ! lui répondit le comte, prenez patience. Je ne quitterai pas la ville aujourd’hui ; elle est bonne et je compte m’y arrêter quelque temps. Demain, avant le coucher du soleil, je vous ferai tant donner de mon avoir, que le plus fort d’entre vous aura de la peine à porter ce que je lui destine.

Et les païens de s’écrier :

— Marchand, tu es un noble homme. Tu es fort libéral, du moins en paroles ; demain nous saurons si tu l’es de fait.

— Certes, répondit-il, plus que vous ne pensez. Jamais je n’ai trompé personne, et je vous jure que j’ai toujours gaiment abandonné à mes amis tout ce qui est à moi.

Puis s’adressant à l’un de ses hommes :

— Tous mes chariots sont-ils entrés, demanda-t-il ? Et sur la réponse affirmative, il les fit passer dans les rues et les rangea sur les plus larges places, afin de ne pas être encombré au moment d’agir. L’entrée du palais s’en trouva tellement obstruée que les Sarrasins avaient de la peine à y entrer.

Le roi Otrant ne lâcha pas son interlocuteur ; il lui demanda où il avait gagné ses richesses, dans quel pays il vivait habituellement ?

— La réponse est facile, dit Guillaume. Tout ce que je possède, je l’ai acquis dans la douce France, et d’ici je compte passer dans la Calabre, la Fouille, et en Sicile ; puis je remonterai par la terre romaine et la Toscane, pour entrer en Allemagne jusqu’en Hongrie. Plus tard je reviendrai de ce côté pour visiter la partie de l’Espagne qu’on appelle la Galice, et par le Poitou et la Normandie je gagnerai l’Angleterre, l’Écosse et le pays de Galles. Mon bureau de change est à Venise.

— Tu n’as vu pas mal de pays, dirent les païens, il est tout naturel que tu sois riche.




IV.


Ville gagnée.


Cependant le roi Otrant se mit à le regarder avec attention, quand il l’entendit discourir si savamment. Il remarqua alors la bosse sur son nez, ce qui lui fit penser à Guillaume au court nez, le fils d’Aymeric de Narbonne. Il tressaillit, et son émotion fut si grande, qu’il faillit tomber à la renverse. Il déguisa son trouble, et d’une voix câline lui dit :

— Frère Tiacre, qui vous a fait cette grande bosse que vous avez sur le nez ? Répondez-moi franchement, car elle me rappelle le redoutable Guillaume au court-nez, qui m’a tué tant des miens. Plût à Dieu et à Tervagant que je le tinsse en mon pouvoir, comme je vous tiens vous ; il se balancerait bien vite au vent, pendu haut et court, ou il serait brûlé vif, à la honte des siens.

À ces paroles Guillaume rit de bon cœur, et dit au roi :

— Je vous raconterai volontiers l’histoire que vous me demandez. Quand j’étais jeune et sans avoir, je me mis à voler et à tromper les gens. Je devins très-habile à ce métier, et je n’avais pas mon pareil pour couper les bourses et les aumônières bien fermées. Enfin je fus puni par de plus forts que moi ; des marchands que j’avais dévalisés me crevèrent le nez et puis m’abandonnèrent à la grâce de Dieu. Depuis ce temps-là j’ai quitté ce métier, pour choisir celui qui m’a rendu riche, comme vous voyez.

— Tu as bien fait, dit le roi ; la potence n’est pas faite pour toi.

Cependant le sénéchal du roi (il avait nom Barré), ayant à apprêter le dîner, voulut passer à la cuisine pour s’assurer que le feu était allumé ; mais il trouva l’entrée du palais si encombrée qu’il lui fut impossible d’entrer. Cela le mit en colère. Il courut au roi Harpin et lui dit :

— Prince, ce vilain qui est entré dans la ville ne nous cause que de l’embarras ; il nous a tellement encombré l’entrée de votre palais, qu’il est impossible d’y entrer ou d’en sortir. Si vous voulez m’en croire, nous lui jouerons un mauvais tour, puisqu’il refuse de rien donner de ses immenses richesses ni à vous ni à qui que ce soit. Faites tuer ses bœufs, nous les apprêterons pour le dîner.

— Apportez-moi un gros maillet, dit Harpin. On remit au roi un maillet de fer, avec lequel il terrassa Baillet et puis Lonel, les deux timoniers du premier chariot, et donna ordre de les écorcher aussitôt et de les porter à la cuisine pour les faire rôtir. Il pense en régaler ses Sarrasins, mais avant qu’ils en aient goûté un seul morceau, le roi paiera cher son acte brutal. Un Français qui avait tout vu, courut à Guillaume, et sans que les mécréants se doutassent de rien, lui dit à l’oreille :

— Par ma foi, monseigneur, il nous est arrivé un malheur. On vient de tuer deux bœufs du charroi, les plus beaux que nous eussions, ceux qui avaient appartenu au bonhomme que nous rencontrâmes. Ils étaient attelés au premier chariot, celui sur lequel est le tonneau dans lequel sont Gilbert de Falaise, Gautier de Termes et l’Écossais Gilemer, et qui était sous la conduite de votre neveu Bertrand.

La colère fit bouillir tout le sang du comte ; cependant il affecta un air tranquille et demanda tout bas :

— Qui a fait cela ? Prends garde de me tromper.

— Sur ma foi, monseigneur, vous pouvez m’en croire, c’est Harpin le mécréant.

— Pourquoi diable ? fit Guillaume.

— Je vous jure par Dieu, que je n’en sais rien.

— Par saint Denis, mon patron ! murmura Guillaume entre ses dents, il le paiera cher, et pas plus tard qu’aujourd’hui.

En ce moment les Sarrasins qui l’entourent en foule, sur l’ordre de Harpin, commencent à l’injurier et à se moquer de lui. On lui cherchait querelle.

Le roi Otrant lui-même se mit à dire :

— Eh ! vilain que Dieu maudisse, pourquoi ne portes-tu, ni toi ni un des tiens, une seule pelisse ? On te ferait meilleur accueil, si tu étais mieux vêtu.

— Je m’en soucie comme d’une alize, répondit Guillaume ; mes gens ne seront habillés à neuf que quand nous serons revenus chez ma femme qui attend impatiemment notre retour.

Harpin de son côté l’agaçant de plus belle, reprit :

— Que Mahomet t’écrase, vilain ! Pourquoi portes-tu de si gros souliers de cuir de vache ? Et ta robe et tout ton habillement pourquoi sont-ils si usés ? Tu me fais l’effet d’un homme bien chiche.

Et marchant à lui, il lui tira sa barbe comme s’il avait voulu en arracher au moins cent poils. Le comte Guillaume devint livide de rage et murmura entre ses dents :

— Tu vas voir pourquoi je porte ces gros souliers de cuir de vache et cette mauvaise robe ; je te ferai connaître Guillaume Bras-de-fer, le fils d’Aymeric de Narbonne. Si tu t’étais douté de mon vrai nom, tu ne m’aurais pas tiré par la barbe. Cela te portera malheur, par l’apôtre saint Jacques !

Puis montant tout-à-coup sur un gros bloc de pierre, il s’écria d’une voix tonnante :

— Païens félons, que Dieu vous confonde tous ! Vous m’avez assez raillé, injurié et traité de marchand et de vilain. Je ne suis pas marchand et je ne m’appelle ni Raoul ni Tiacre. Par l’apôtre saint Pierre ! vous saurez bientôt ce que contiennent ces tonneaux. Et toi Harpin, lâche infâme, qui osas toucher à ma barbe, sache le bien qu’on ne dînera ni ne soupera, avant que tu ne me l’aies payé.

Au même instant il avance la main gauche, le saisit par les cheveux et le tire à lui, puis levant sa main droite, au large poing, il lui en donne un si terrible coup, qu’il lui fracasse le crâne et le jette mort à ses pieds.

Les païens en fureur poussent de hauts cris :

— Larron, traître, tu ne peux nous échapper, par Mahomet ! une mort terrible t’attend ; tu seras brûlé vif et ta cendre jetée aux vents. Tu te repentiras d’avoir mis la main sur le roi Harpin.

Le croyant seul et sans défense les païens l’attaquèrent de tous côtés. Mais le comte emboucha son cor et en tira trois notes, le signal convenu. Quand les chevaliers cachés dans les tonneaux l’entendirent, ils défoncèrent leurs prisons et sautèrent dehors, l’épée à la main, en criant „Monjoie !”

Ils s’élancent dans les rues environnantes et un combat terrible commença. Les païens coururent s’armer et défendirent bien leur vie. Un des hommes de Guibelin amena des chevaux aux siens, ce qui mit les Français en état de faire un grand carnage des païens. Le combat devint de plus en plus terrible ; on ne vit que lances en pièces et hauberts démaillés, que Sarrasins sanglants encombrant les rues, et la terre trempée de sang.

Enfin Otrant, craignant d’être tué, se met à fuir ; le comte Guillaume le suit de près et, au haut de l’escalier du palais, le saisit par son manteau en lui disant :

— Otrant, je suis le justicier de la race maudite qui ne croit pas en Dieu ; quand je mets la main sur l’un d’eux, il ne lui reste que la honte à boire. Je te le dis, l’heure de ta mort a sonné. Si tu voulais croire en Jésus, le fils de la Vierge, au moins ton âme serait sauvée ; si tu ne renies pas tes faux Dieux, qui ne valent pas une alize, tu ne sauveras pas grand’chose de ta tête.

— Je ne suivrai que l’inspiration de mon cœur, répondit Otrant ; il me dit de ne pas abjurer ma foi.

Guillaume, ivre de rage, le traîne par tous les degrés jusqu’en bas.

Les Francs crièrent en se moquant du malheureux :

— Otrant, dis un seul mot et tu auras, avant de mourir, un répit de deux jours !

Le comte Guillaume s’écria d’une voix de stentor :

— Malheur à celui qui l’y engagera trop !

On le jeta par la fenêtre ; avant qu’il touche le sol, il était mort. Et après lui on en jeta des centaines, qui tous eurent les côtes et les bras brisés.

Voilà comment les Français se rendirent maîtres de la cité, des hautes tours et des salles pavées. Ils y trouvèrent du vin et du froment en grande quantité ; si la ville était attaquée, en sept ans on ne la prendrait pas par la famine.

Du haut de la tour Guillaume fit sonner un oliphant pour avertir les chevaliers restés dehors ; ils montèrent à cheval sans retard et coururent à Nîmes tout pleins de joie. Les vilains n’étaient pas moins réjouis, puisque, à leur demande, on leur rendit leurs charrois et leurs bœufs, et on les paya bien par dessus le marché.

Ils s’en retournèrent chez eux et répandirent bientôt par toute la France la nouvelle que le comte Guillaume s’était rendu maître de Nîmes.

Quand le roi Louis l’apprit, il en fut bien aise et en rendit grâces à Dieu et la Vierge Marie.