Gustave/03

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C. O. Beauchemin et Fils (p. 18-24).

CHAPITRE III

la chapelle au jardin. — le signe de la croix.


C’était par une belle soirée d’automne, le soleil, achevant sa carrière, semblait s’ensevelir dans les eaux calmes du lac Champlain, qu’il couvrait d’une nappe d’or toute resplendissante. Les nuages, bordés de teintes rougeâtres et dorées, se berçaient mollement dans les airs ; les petits oiseaux entonnaient leur hymne du soir, en gazouillant, une dernière fois, leurs chants mélodieux avant de se réfugier dans leurs nids. Bientôt le bruit du jour fut suivi d’un silence profond, interrompu seulement par le bruit sourd et mélancolique des chutes “Winooski,” situées en arrière de la ville.

Gustave, quoique jeune encore, avait appris à comprendre ce langage mystérieux de la nature, cet appel éloquent au repos et à la prière.

— Quelle délicieuse soirée, dit-il à sa sœur. Si tu le veux, chère Alice, nous allons dresser une petite chapelle et nous ferons notre prière ensemble.

— Oh ! oui, répondit Alice, commençons tout de suite.

Pendant qu’Alice cueille des fleurs et en fait un bouquet, Gustave se met à croiser les branches des vignes pour en former une niche de verdure. Après l’avoir complétée, il prend le bouquet de sa sœur et le place au milieu ; puis, prenant une image de la sainte Vierge qu’il avait dans son livre, il la met au-dessus. Choisissant ensuite les plus belles fleurs, il les dispose de manière à former une couronne au-dessus de l’image et une auréole autour de la niche.

Joyeux de leur succès, les deux enfants allaient se mettre à genoux, lorsque leur mère, qui les avait épiés pendant leur travail, s’approche d’eux à leur insu. Son premier mouvement est celui de la colère, et elle s’avance pour les punir ; mais une pensée salutaire l’arrête… elle hésite ; elle ne peut s’empêcher d’admirer la petite chapelle entourée de grappes et de fleurs ; son cœur maternel est touché du plaisir qu’éprouvent ses enfants, et elle n’ose les troubler dans leur bonheur. Cependant la haine ou le dégoût pour tout ce qui est catholique s’empare d’elle, d’un bond elle se précipite au milieu d’eux, saisit Alice qu’elle tire brusquement à elle ; de sa main restée libre, elle enlève le bouquet sur lequel était placée l’image et renverse le tout sur le sable de l’allée.

— Chère maman, s’écrie Alice d’un ton suppliant, laissez-moi donc prier avec mon frère. Ah ! si vous saviez combien me sont douces les prières que je fais avec lui, et…

— Tais-toi, petite méchante, et toi, Gustave, si je te surprends encore à faire partager à ta sœur la pratique de pareilles folies, tu te souviendras de moi.

Gustave qui, en voyant tomber son image, s’était empressé de la ramasser, répondit à sa mère avec douceur :

Chère mère, cette image et cette petite chapelle sont pourtant plus belles que cette statue indécente placée au milieu du jardin ; cependant vous ne l’avez pas jeté par terre.

— Viens, Alice, dit madame Dumont confuse et tout interdite par cette observation de son fils.

Tout en s’éloignant, elle ne pouvait écarter le remords qu’elle avait subitement éprouvé en voyant tomber cette image et les fleurs inoffensives qui l’entouraient. Distraite, elle arrachait tantôt une plante, tantôt une autre et, n’osant détourner la vue de peur de rencontrer le regard de son fils, elle prit le parti de rentrer à la maison.

Chemin faisant, l’image et les fleurs se présentaient à son imagination troublée, comme pour lui reprocher sa conduite à l’égard de ses enfants.

Qu’est-ce que cela signifie ? se dit-elle, je n’ai fait que mon devoir en empêchant ma fille de se livrer à des pratiques d’idolâtrie, et… pourtant… pourquoi ce remords que j’éprouve ? Non… ce n’est pas un remords… c’est une faiblesse de ma part. Après tout ce n’est qu’une… oui… ce n’est qu’une image de papier, c’est une superstition qui veut s’emparer de moi, et il me faut chasser ces sombres idées de mon esprit.

Dès qu’elle fut entrée à la maison, elle fit connaître à son époux ce qui venait de se passer.

M. Dumont lui fit des éloges et lui dit :

— Dieu te bénira, chère épouse, pour les efforts que tu fais afin d’empêcher nos enfants de se livrer à des superstitions et à des actes d’idolâtrie ; je te félicite et je t’approuve de tout mon cœur.

Gustave, après avoir ramassé son image et les fleurs, en fait un bouquet dans le dessein de le faire présenter à sa mère par Alice. Ces fleurs, pensait-il, témoins de l’insulte faite à l’image de Marie, pourront peut-être, dans leur langage, parler à maman mieux que moi-même.

En entrant à la maison, il voit, au regard sévère de son père, que celui-ci avait eu connaissance de toute l’affaire. Au souper, il prend sa place et, suivant sa coutume, il fait le signe de la croix, et récite à voix basse le « bénédicité. »

— Arrête-toi, lui dit M. Dumont d’un ton irrité, ne fais plus cela en ma présence, je te le défends.

— Pourquoi donc, cher père ?

— Parce que c’est mal, c’est une pratique superstitieuse suivie seulement par les papistes.

— Mais, papa, il y a deux mois que je suis avec vous, et vous ne m’avez pas empêché de…

— Le fait de l’avoir toléré jusqu’à présent, dit M. Dumont en l’interrompant, ne m’oblige pas à le tolérer davantage ; je manquerais à mon devoir de père si je te laissais pratiquer un acte d’idolâtrie ; c’est un grand mal.

— Un mal, dites-vous ? pourrais-je vous demander, cher père, sur quoi ou sur quelle autorité vous vous appuyez pour prouver votre assertion ?

— Je m’appuie sur la Bible, et sur l’usage des premiers chrétiens, qui n’ont jamais pratiqué de folies semblables.

— Des folies semblables ! répète Gustave, veuillez donc me dire où est la folie dans un acte qui représente la passion de Notre-Seigneur par un signe, un acte qui par les paroles que nous répétons, nous prévient de faire toutes nos actions au nom de Dieu le Père, notre créateur, de Dieu le Fils, notre Rédempteur, de Dieu le Saint-Esprit qui nous a sanctifiés. Vous me pardonnerez si je me permets de vous dire que je suis vraiment surpris de vous entendre vous appuyer en cela sur la Bible et sur l’usage des premiers chrétiens : c’est une erreur !…

— Ce n’est pas une erreur, cet acte n’a jamais été pratiqué par les premiers chrétiens ; il n’en est pas fait mention dans la Bible, et les glorieux pères du protestantisme le condamnèrent comme étant une invention romaine, un signe d’hypocrisie en tout point semblable à ceux que les païens font pendant leurs cérémonies.

— Il me semble, intervint madame Dumont, qu’il vaudrait mieux attendre que Gustave fût assez âgé pour juger par lui-même, avant de lui interdire des actes qu’il considère comme bons. Je suis loin de les approuver, mais laisse-le grandir et étudier, et je n’ai pas le moindre doute qu’il ne dédaigne et regrette ces erreurs.

— Tu ne devrais pas intervenir, Louise, lorsque je fais défense à mon fils de se livrer à ces folies, répliqua M. Dumont surpris, car c’était la première fois que son épouse se permettait de le contrarier. N’as-tu pas fait pareille défense tout à l’heure dans le jardin ? n’as-tu pas même jeté image et fleurs aux quatre vents ? et loin de te contrarier, je t’ai félicitée de ta conduite.

C’en était trop pour madame Dumont ; non seulement l’image et les fleurs, sans cesse présentes à son esprit, lui causaient des remords, mais son époux lui-même venait à son tour l’accabler davantage. Elle fut sur le point de quitter la table ; se redressant, cependant, elle répondit avec hauteur :

— Tu peux l’avertir ou lui démontrer ses folies, mais ne serait-ce point user de cette « influence indue sur la jeunesse, » que, en chaire, tu as condamnée avec tant de force et de chaleur il n’y a pas longtemps, que de lui défendre la pratique de sa religion

— Je ne lui ai pas défendu de faire le signe de la croix ailleurs qu’en ma présence, dit M. Dumont piqué au vif. Qu’il agisse à sa guise lorsqu’il est seul, mais devant moi, je ne le veux pas, cela m’offense.

— Je ne pensais pas, dit Gustave, vous offenser en faisant ce signe que vous avez fait vous-même pendant plus de trente ans, cher père ; un signe qui fut fait même avant Jésus-Christ.

— C’est faux, dit M. Dumont, et je défie de me prouver ce que tu viens de dire.

— Puisque vous me le permettez, je vais vous fournir les preuves que vous me demandez.

Se levant de table, Gustave se rend à la bibliothèque et revient avec quatre volumes qu’il dépose devant lui. Ouvrant alors son catéchisme de controverse, il trouve la page désirée et présente à son père deux des volumes en disant :

— Tenez, papa, voici Milner, ministre protestant et écrivain distingué, qui déclare que « le signe de la croix était d’un usage universel pendant les cinq premiers siècles de l’Église. Voici encore Mosheim, autre écrivain protestant, et renommé pour son exactitude comme historien, qui dit la même chose. Ensuite dans cet autre volume que voici, je vois que saint Cyprien a dit : N’ayons pas honte de confesser celui qui a été crucifié pour nous, et que le signe de la croix soit fait sur le front avec la main droite.

Un peu plus loin, je lis ces paroles du grand Tertulien. Signons-nous du signe de la croix sur le front, lorsque nous sortons de la maison ou que nous y entrons en nous habillant, en nous chaussant, en allant au bain, en nous mettant à table, en nous couchant et en nous levant.

— Vous voyez bien, papa, que, dès les premiers siècles, l’on faisait le signe de la croix.

— Et même plus souvent que les catholiques ne le font aujourd’hui, dit madame Dumont en souriant.

— Ces hommes pouvaient se tromper, dit M. Dumont ; quant à moi, je ne m’en rapporte qu’à la Bible et elle n’en fait pas mention.

— Pardon, mon père, la Bible en fait mention à plusieurs reprises. Voici la première, tenez, prenez votre Bible, mon catéchisme me renvoie au chapitre 17 de l’Exode, versets 9, 10, 12 et 13.

M. Dumont ouvre la Bible et se met à lire : Et Moïse dit à Josué : Choisis tes guerriers, sors et combats contre Amalec ; demain, je serai au sommet de la colline, ayant la verge de Dieu dans ma main. Et le lendemain, Moïse, Aaron et Hur montèrent sur le sommet, et Moïse se tenait les deux bras élevés pendant que Josué combattait contre Amalec. Et quand Moïse élevait les mains, Israël, triomphait ; quand il les abaissait, Amalec l’emportait. Or, sur le soir, les mains de Moïse s’appesantissaient, et Aaron et Hur soutenaient ses mains des deux côtés.

— Un beau signe de la croix, n’est-ce pas ? dit Gustave.

M. Dumont, tremblant de dépit, ferme rudement sa Bible sans répondre.

— Et Jésus-Christ cloué sur la croix, continue Gustave, n’a-t-il pas fait le plus beau signe de la croix ? Il l’a fait de toute sa personne, tandis que nous ne le faisons que de la main droite.

Nos lecteurs seront étonnés, peut-être, de voir un adolescent de quinze ans défendre ses principes et sa foi avec autant d’habileté et de courage ; cependant, pour lui, la tâche était assez facile. Depuis deux ans, sa grand’mère, qui avait appris avec douleur l’apostasie de son fils, s’était donné pour mission spéciale d’instruire son petit-fils sur les dogmes de l’Église catholique, et sur les objections lancées contre elle par les protestants. De plus, le catéchisme que lui avait donné le directeur du collège à son départ, était une réfutation complète des arguments et des objections de nos frères séparés. Chaque dogme de foi y était discuté et défendu par des preuves claires et précises ; un tiers de chaque page était remplie de commentaires et de références aux ouvrages des plus grands auteurs. Ainsi, la preuve était facile à trouver, et les réponses étaient, pour ainsi dire, toutes préparées ; on n’avait qu’à les lire ou à les apprendre par cœur, et le plus difficile était fait.