Gustave/06

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C. O. Beauchemin et Fils (p. 41-53).

CHAPITRE VI

l’extrême-onction et le purgatoire


Le lendemain, au dîner, on vint annoncer à M. Dumont qu’un jeune homme voulait lui parler.

— Faites-le entrer, dit M. Dumont.

Il avait à peine fini de parler que ce jeune homme entra précipitamment et lui dit d’une voix triste :

— Venez vite, monsieur, papa vous demande à l’instant même, il est mourant.

— Qu’a-t-il donc ?

— Les fièvres typhoïdes, monsieur ; mais, je vous en prie, hâtez-vous, il n’y a pas de temps à perdre, mon pauvre père est à l’agonie.

M. Dumont avait pâli en entendant parler de fièvre typhoïde, et ne voulant pas exposer sa vie, il se hâta de répondre :

— Dites à votre père que je ne peux rien faire pour lui ; qu’il lise la Bible et mette sa confiance en Dieu.

— Qu’il lise la Bible ! ! ! répéta le jeune homme ; mais, monsieur, l’Église catholique n’abandonne pas ainsi le chrétien au lit de la mort.

— Vous avez raison, jeune homme, dit le vieillard, et je vous conseillerais d’aller chercher un prêtre au plus vite.

— Oui, monsieur, mon père serait au désespoir s’il se voyait mourir sans les secours de la religion. Et le jeune homme sortit pour courir chez un des prêtres de la ville.

— Beau ministre de Jésus-Christ que celui qui craint d’aller secourir un mourant parce qu’il est atteint d’une maladie contagieuse, reprit le vieillard, et belle religion que celle qui abandonne le fidèle à l’époque la plus solennelle et la plus périlleuse de la vie : celle où il doit paraître devant Dieu pour être jugé.

— À quoi lui eût servi ma visite ? dit M. Dumont en rougissant, qu’aurais-je pu faire pour lui être utile ?

— Comment ! toi, un ministre, me demander cela ? dit le vieillard avec chaleur. Ne sais-tu pas ce qu’il faut que tu fasses ? Si tu ne le sais pas, ou feins de ne pas le savoir, je vais te l’enseigner, écoute bien : ce que le bon guide fait lorsque le voyageur est arrivé à l’endroit le plus pénible et le plus périlleux de sa route ; ce que fait le pilote lorsque le vaisseau qu’il dirige doit s’engager parmi les écueils ; ce que fait une bonne mère qui aime tendrement son fils, lorsqu’elle le voit partir seul pour un long voyage. Voilà ce que le ministre de Jésus-Christ doit faire pour le mourant.

— Et lui donner l’extrême-onction, je suppose ? dit M. Dumont avec ironie.

— Oui, certainement, c’est le remède le plus fortifiant, et celui qui prépare le mieux le malade pour le grand voyage de l’éternité.

— Hé ! hé ! hé ! quelle superstition, s’écria en riant M. Dumont ; encore une invention de Rome, une abominable idolâtrie.

— À ton argument ridicule, n’ajoute donc pas la dérision. De plus, cesse ton unique objection ; il ne faut pas jouer ainsi avec les choses saintes. Ne méprise pas un sacrement que les Apôtres eux-mêmes ont administré, et qui a continué de l’être par leurs successeurs.

— Vous allez trop loin ; vous ne prouverez jamais votre assertion ni par la Bible, ni par les pratiques chrétiennes des cinq premiers siècles.

— Il me fait peine de te voir aussi ignorant dans la science de la Bible que tu prétends lire tous les jours ; il me semble que si je la lisais autant que toi, je la saurais par cœur ; mais, pour te répondre, que veut dire saint Jacques dans le 5e chapitre de son épître, versets 14 et 15 ? Écoute bien ce qu’il dit :

Quelqu’un parmi vous est-il malade, qu’il appelle les prêtres du Seigneur, et qu’ils prient pour lui, qu’ils soignent d’huile sainte au nom du Seigneur, et la prière de la foi sauvera le malade, le Seigneur le soulagera, et s’il a commis des péchés, ils lui seront remis.

— Eh bien ! est-ce assez clair ? reprit le vieillard. N’est-ce pas ce que le prêtre catholique fait aujourd’hui ? Veux-tu encore des textes de l’Évangile ou veux-tu de l’histoire pour te prouver que ce sacrement était administré dans les premiers siècles ? Voyons, Gustave, ouvre ton catéchisme, et regarde aux textes qui traitent ce sujet.

Gustave lut :

Le sacrement qu’on administre aux mourants pour les fortifier dans le passage de cette vie à un monde meilleur, tire son nom de l’huile qui en est la matière. Les catholiques l’appellent Extrême-onction et le croient d’institution divine.

— Ce passage, dit Gustave, me réfère à Milner et à Mosheim, pour prouver que ce sacrement était administré au temps des Apôtres. Voici ce qu’ils disent :

Le précepte apostolique d’oindre les malades avec de l’huile, et de prier pour eux, était constamment observé.

— Un précepte apostolique est-il une invention de Rome ? demanda le vieillard en souriant. J’espère que tu ne nieras pas à présent que l’extrême-onction est un sacrement qui existait au temps des Apôtres ; tu viens de voir que deux protestants savants et distingués l’affirment.

— Bah ! je n’ai aucune confiance dans l’histoire. J’y ai trouvé une telle contradiction parmi les auteurs, qu’il m’a été impossible de découvrir le vrai du faux.

— Tu dois n’avoir lu que des auteurs protestants ; ils ne doivent pas s’accorder plus sur l’histoire que sur tout autre point. Mosheim, cependant, est regardé par tous, protestants comme catholiques, comme un historien très exact.

— Je l’avoue, mais à quoi donc peut servir la puissante intercession et médiation de Jésus-Christ, s’il faut de l’huile et des cérémonies pour que le chrétien puisse aller au ciel ?

— Comment un homme qui a été catholique aussi longtemps que toi, ose-t-il me faire une pareille question ? Le catholique ne croit pas que ce sacrement est absolument nécessaire pour aller au ciel, car plusieurs ne peuvent pas le recevoir, soit que la mort soit subite, ou que le mourant soit trop éloigné du ministre de Dieu ; mais il est très utile, et même nécessaire en certains cas. Ne sais-tu pas que les prières que le prêtre récite en administrant ce sacrement sont autant d’appels chaleureux à la toute-puissante médiation de Jésus-Christ, notre divin Maître, en faveur de ce malade qui doit paraître devant lui ? N’as-tu jamais lu les belles et touchantes prières que le prêtre récite en ce moment solennel, prières qui remplissent tellement de bonheur et de joie le cœur du mourant, qu’il a hâte de jouir de la vue de Dieu et de ses saints ? Ensuite, si ce sacrement n’avait pas été nécessaire ou utile, les Apôtres ne l’auraient pas administré, et ils n’auraient pas donné ordre à leurs successeurs de continuer cette pratique.

— Supposons un instant que ce sacrement n’est pas un mal, dit M. Dumont, mais quelle en est l’utilité ? Le juste qui meurt en état de grâce, n’en a pas besoin pour aller au ciel, et il ne peut servir au pécheur qui meurt sans le repentir de ses fautes ; ce sacrement ne diminuera en aucune façon la condamnation qu’il aura méritée.

— Ce sacrement ne peut que faire du bien au juste, car il ne saurait être trop préparé pour le long voyage de l’éternité, et il est certain qu’il ne peut faire aucun mal au pécheur endurci. Je peux t’assurer que plus d’un grand pécheur s’est converti pendant qu’on lui administrait ce sacrement. Mais que ne fait-il pas pour celui qui n’aurait commis que des fautes légères, ou qui aurait à expier ses fautes passées en purgatoire ?

— Ah ! le Purgatoire, interrompit vivement M. Dumont, il n’y en a pas ! L’Évangile le démontre clairement, car il est dit : Que l’arbre tombe au nord ou au sud, là où il tombe, il y reste. Vous trouverez ce texte dans l’Ecclésiaste. Ainsi, il n’y a que deux états après la mort, le ciel pour le juste et l’enfer pour le pécheur.

— Admettons, dit le vieillard, que l’Évangile parle ici de l’âme après la mort, qu’est-ce que cela prouve contre l’existence du purgatoire ? Nous croyons, nous aussi, que l’âme, après la mort, sera sauvée ou damnée, selon le bien qu’elle aura fait, ou le mal qu’elle aura commis ; il ne faut pas, cependant, conclure de là que l’âme du juste ne sera pas obligée d’expier quelques fautes légères, ou plutôt d’être purgée avant d’entrer dans l’état de la gloire ; car autrement, à quoi serviraient les prières pour les morts ?

— Nous ne prions pas pour les morts ; nous rejetons cette pratique, que nous regardons comme une superstition grave.

— Vous condamnez alors l’Écriture sainte, qui recommande la prière pour les morts, et les Apôtres, qui ont non seulement suivi cette pratique, mais l’ont même ordonnée. Vous blâmez aussi les premiers chrétiens, sans parler de ceux qui, dans la suite, ont suivi leur exemple.

— Comment cela ? Loin de les condamner, je fais ce qu’ils ont fait eux-mêmes, rien de plus.

— Je vais tout de suite te prouver le contraire. Gustave, lis donc ce que Judas Machabée fit pour le soulagement des soldats qu’il avait perdus ; je crois que tu trouveras ce passage au livre deuxième, chapitre 12, versets 43 à 46.

Gustave lut ce qui suit :

Judas, le vaillant chef ayant fait une collecte, envoya à Jérusalem 12 000 drachmes d’argent pour qu’on offrît un sacrifice pour les morts. Ses pensées sur la résurrection étant justes et saintes ; car s’il n’eût pas espéré que ceux qui avait été tués ressusciteraient un jour, il aurait été vain et inutile de prier pour eux. C’est donc une sainte et salutaire pensée de prier pour les morts, afin qu’ils soient délivrés de leurs péchés.

— Arrêtez ! dit M. Dumont, nous rejetons le livre des Machabées.

— Qui le rejette ?

— Les glorieux réformateurs, et en cela, ils suivent l’exemple des premiers chrétiens, qui n’ont pas voulu l’admettre comme livre sacré.

— Ceci n’est pas exact ; tous les premiers Pères de l’Église reconnaissent les livres des Machabées comme divins et inspirés. Témoin, saint Clément d’Alexandrie, Origène, saint Cyprien, saint Jérôme, saint Augustin, etc., et l’Église, par le troisième concile de Carthage et le saint concile de Trente, les a reconnus comme tels.

De plus, saint Clément dit aussi que saint Pierre leur a enseigné : Que tout en faisant d’autres œuvres de miséricorde, d’enterrer les morts suivant les rites funéraires, de prier et de faire l’aumône pour eux.

Ainsi, tu vois que nous devons prier pour les morts, puisque saint Pierre, le premier des Apôtres, l’ordonne. Tu admettras, sans doute, que les Pères que je viens de nommer, et l’Église, par la voix des conciles, ont autant, sinon plus d’autorité que ces prétendus réformateurs qui se sont permis de retrancher et d’effacer tout ce qui, dans l’Évangile, n’était pas de leur goût. Chose curieuse, c’est qu’en acceptant les doctrines de ces Pères de l’Église, ils se contredisent en rejetant une partie de ces mêmes doctrines. Chacun prend ce qui lui convient et rejette le reste.

Je n’admets et n’accepte rien qui ne se trouve dans la Bible, peu m’importe ce que disent les Pères de l’Église ou autres ; le vrai chrétien a la Bible pour l’étudier et juger par lui-même, sans s’occuper de l’opinion d’un autre. Si je dis qu’il n’y a pas de purgatoire, c’est parce que l’Évangile n’en parle pas.

— Je me vois forcé de te dire encore une fois que tu te trompes, car il en est fait mention en plusieurs endroits. Voyons, Gustave, c’est encore toi qui dois prouver ce que je viens de dire. Fais-nous connaître d’abord quelle est la foi des catholiques sur ce point ; tu iras ensuite aux références.

Gustave, toujours empressé, et joyeux de pouvoir démontrer que l’Église catholique est la seule véritable, lut :

« Les catholiques tiennent qu’il y a un purgatoire, c’est-à-dire un lieu où les âmes qui ont quitté cette vie après avoir obtenu la rémission de la peine éternelle due à leurs péchés, et qui doivent pourtant subir une peine temporelle, ainsi que celles qui ont à expier quelques péchés de ceux que nous appelons véniels, en sont purifiées avant d’être admises dans le ciel, où rien de souillé ne peut entrer. Ils croient aussi que les âmes retenues dans le purgatoire sont soulagées par les prières et les suffrages de leurs frères qui combattent encore sur la terre. Mais où est ce lieu ? Quelle est la nature des peines qu’on y souffre ? Combien de temps les âmes y sont-elles retenues ?

« De quelle manière les suffrages des fidèles leur sont-ils appliqués ? Est-ce par la voie de satisfaction ou d’intercession ? Ce sont là des questions inutiles à la foi. »

— J’ai déjà lu cet article dans un livre intitulé la Foi des catholiques, dit M. Dumont d’un ton de mépris ; mais qu’est-ce que cela prouve ?

— Je sais que d’après toi, la doctrine catholique ne prouve rien, répondit le vieillard ; mais voyons, encore une fois, mon Gustave, montre à ton père que les apôtres étaient aussi catholiques que nous sur ce point.

— Voici, continua Gustave, ce que dit saint Pierre au chapitre 3e de sa 1re épître, versets 18, 19, et 20 :

Jésus-Christ a souffert la mort une fois pour nos péchés ; le juste pour les injustes, afin qu’il nous offrît à Dieu, étant mort en sa chair ; mais étant ressuscité par l’Esprit-Saint, en lequel il alla prêcher aux esprits qui étaient retenus en prison, lesquels, autrefois incrédules, avaient au temps de Noé espéré en la patience de Dieu, pendant qu’il bâtissait l’arche en laquelle peu de personnes, savoir, huit seulement, furent sauvées par l’eau.

— Ah ! dit le vieillard, une prison ! il me semblait qu’il n’y avait que le ciel et l’enfer ; et pourtant saint Pierre dit qu’il y a une prison. Gustave, continue ta lecture, tu trouveras bien un purgatoire aussi.

— Saint Paul, reprit Gustave, dit au 3e chapitre de sa 1re épître aux Corinthiens, versets 13, 14 et 15 :

L’ouvrage de chacun sera manifesté, car le jour du Seigneur le fera connaître ; et il sera révélé par le feu, le feu éprouvera l’ouvrage de chacun. Celui qui aura bâti sur un fondement qui subsiste en recevra la récompense. Si l’ouvrage de quelqu’un est consumé par le feu, il en portera la peine ; il ne laissera pas néanmoins d’être sauvé, mais comme par le feu.

— Tu vois, dit le vieillard, que saint Pierre et saint Paul étaient aussi catholiques que nous. Saint Pierre nous dit qu’il y a une prison, ou les âmes expieront leurs fautes, malgré leur foi et leur espérance en Dieu ; il affirme donc qu’il y a un lieu intermédiaire où Jésus-Christ alla prêcher, et saint Paul nous démontre très bien que l’âme souffrira par le feu ; néanmoins, après avoir souffert, elle sera sauvée. Mais pour te convaincre encore plus, nous allons voir si les premiers chrétiens, qui ont vu et entendu ces Apôtres, croyaient en ce lieu de purification ; et se tournant du côté de Gustave, il ajouta en souriant : Sois brave, mon fils, emploie toutes les armes à ta disposition ; lis-nous donc ce que disent les Pères de l’Église.

Au deuxième siècle, continua Gustave, Tertullien, le fameux champion de l’Église, disait :

Il n’y a pas de doute que l’âme qui n’a pas assez expié ses fautes sur la terre, doit être purgée et nettoyée dans quelque lieu, avant d’entrer en paradis. Aussi, nous faisons des prières et des oblations annuelles pour les morts.

Au troisième siècle, saint Cyprien dit :

C’est autre chose de demander grâce ou d’arriver à la gloire, autre chose d’être jeté dans une prison dont on ne sortira qu’après avoir payé jusqu’à la dernière obole, ou de recevoir tout d’un coup la récompense de sa foi ou de ses vertus ; autre chose d’être en punition de ses péchés, purifié par le feu de longues souffrances, ou d’avoir auparavant expié ses péchés ; autre chose enfin, au jour du jugement, d’attendre la sentence de grâce, ou de recevoir sans délai la couronne.

Au quatrième siècle, saint Augustin s’écriait :

Ô Dieu ! purifiez-moi pendant cette vie, rendez-moi tel que je n’aie pas besoin de ce feu purifiant préparé pour ceux qui doivent être sauvés comme par le feu.

Au même siècle, saint Ambroise dit :

Vu que saint Paul a écrit : néanmoins il sera sauvé comme par le feu, il démontre clairement que l’âme sera purgée de ses fautes par le feu, afin que par ce feu elle soit sauvée ; mais ce feu ne sera pas éternel comme celui que les infidèles auront à subir.

Et saint Jérôme a écrit :

Voici ce que veut dire saint Paul : Tu ne sortiras de cette prison que lorsque tu auras payé tout, même les fautes les plus légères.

De plus, saint Cyrille de Jérusalem, Origène, saint Grégoire de Nice, saint Jean Chrysostome, saint Basile, et d’autres Pères, s’accordent tous sur ce point. Voici enfin ce que dit le quatrième concile de…

— C’est assez, Gustave, interrompit le vieillard, ton père ne croit pas aux conciles.

M. Dumont, vexé de se voir battu sur tous les points, ne savait que répondre. Il avait beau essayer de réunir ses idées, ou de rappeler à sa mémoire des textes de l’Évangile qui pussent le tirer d’embarras, il ne pouvait réussir ; plus il essayait, plus sa confusion était grande. Prenant enfin la résolution d’en sortir le mieux possible, il répondit :

— Les Apôtres et les Pères de l’Église, en écrivant ou parlant ainsi, ne parlaient qu’au figuré. Ils ont voulu nous enseigner, par ce feu et cette prison, le péché qui nous enchaîne et nous retient dans ses fers pour ainsi dire, voilà pour la prison ; et le feu n’est autre chose que le remords qui nous brûle et nous consume par les chagrins que nous éprouvons. Non ! il n’y a pas de satisfaction après cette vie ; Jésus-Christ, par sa mort, a satisfait pour tous les péchés des hommes. Il serait ridicule de croire que le chrétien doit souffrir les tourments horribles du feu pour les moindres fautes. Ce serait mépriser la bonté et la miséricorde de notre divin Maître, qui a expié tous nos péchés par ses souffrances et sa mort.

— Raisonnement très commode ! dit le vieillard en souriant, bon moyen pour se tirer d’embarras ! Soyons d’accord, j’accepte ta théorie pour un moment ; mais entendons-nous bien et ne confondons pas. Je dis que si ce lieu où les âmes sont purifiées par le feu, n’existe qu’au figuré, comme tu le prétends, il en est ainsi du ciel et de l’enfer ; car après tout, les textes et les paroles qui parlent de ces divers lieux sont les mêmes. La seule différence que j’y vois, c’est que l’un est appelé le séjour de la gloire, et l’autre, le lieu où il y aura des pleurs et des grincements de dents. Par le séjour de la gloire, je vois le bonheur et le contentement qu’éprouve le juste sur la terre, par les pleurs et les grincements de dents, le désespoir et les tourments qui ne cessent de tourmenter le pécheur toute sa vie.

— Ne méprisez pas ainsi le sens des Écritures saintes, dit vivement M. Dumont, il ne faut point les tourner en ridicule.

— Comment ! qui de nous deux les a plus méprisées dans cette discussion ? Je n’ai accepté ta théorie que pour un moment, et toi, tu fais toujours parler les textes à ton gré ; tu leur donnes une interprétation bonne ou fausse suivant ton caprice ; s’il est raisonnable pour toi de les prendre au figuré, pourquoi n’est-il pas raisonnable pour moi d’en faire autant ? La même théorie ne doit pas être bonne pour toi et mauvaise pour moi : si tu peux me prouver le contraire, nous serons d’accord.

— Vous, papistes, ne connaissez pas et comprenez encore moins la Bible. Habitués dès votre enfance à croire comme article de foi tout ce que les prêtres disent, vous ne pouvez saisir le véritable sens de l’Évangile ; c’est-à-dire, vous ne pouvez discerner entre la figure et la réalité.

— Je suppose que c’est parce que vous connaissez, distinguez, comprenez et discernez si bien, que vous, protestants, êtes si parfaitement d’accord entre vous ?

— Je vois qu’il est inutile de raisonner avec un papiste. Église infâme, qui fait croire à de telles superstitions ! Ah ! il est aisé de voir son but ; elle envoie tous ses défunts dans ce purgatoire inventé pour les faire rôtir, afin d’exciter la compassion des parents et des amis, et ainsi de faire payer des messes et des prières pour le rachat ou le repos de leurs unies ! Infamie !

— Tu ne devrais pas insulter et calomnier les catholiques, parce qu’ils osent croire autrement que toi, dit madame Dumont ; il me semble au moins que tu devrais respecter cette liberté de jugement dont tu es si jaloux toi-même.

— Tous les moyens sont bons pour un homme qui se sent battu, madame, dit le vieillard avec calme ; les pierres ou la boue pour lui sont bonnes dès qu’il peut s’en servir pour se venger de son adversaire.

— J’ose espérer, mon père, se hâta de dire M. Dumont, humilié, que mes paroles ne vous ont point offensé. C’était loin de ma pensée. J’attaque et repousse seulement cette fausse doctrine.

— Il y a un proverbe qui dit, reprit le vieillard avec douceur : il n’y a pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Prends garde que ce proverbe ne s’applique à toi ! Tu connais les paroles que Jésus-Christ a prononcées, lorsqu’il pleurait sur Jérusalem ; elle aussi avait refusé de voir ; tu connais les malheurs qu’elle a subis, elle et ses habitants. Comme toi, cette ville a reçu son divin Maître dans son sein ; et comme toi elle l’a repoussé. Comme toi, elle l’a acclamé et porté en triomphe, et comme toi, elle lui a craché à la figure, elle l’a insulté et calomnié. Enfin elle l’a mis à mort, comme tu voudrais le faire aujourd’hui en faisant tout ce que tu peux pour détruire son Église. Arrête, cher enfant, ne va pas plus loin, il est temps que tu rebrousses chemin : des précipices sans nombre t’attendent pour t’engloutir à jamais. Dieu, quoique d’une bonté et d’une miséricorde infinies, se lasse de tolérer ; il frappe en un instant ; alors il est trop tard, tout est fini pour l’éternité.

—Ces avis sont peut-être les derniers que je pourrai te donner ; dans une heure tout au plus, je dois partir pour retourner à Montréal et Dieu seul sait si je pourrai revenir. Prends bien garde à cet enfant, que nous avons élevé, et à cette charmante petite fille que Dieu t’a donnée ; n’essaie point de les pervertir par les fausses doctrines que tu as embrassées, car un jour tu en rendras compte à Dieu.

Madame Dumont était émue, Gustave et Alice pleuraient en entendant la pieuse exhortation de ce noble vieillard.

Seul, M. Dumont était impassible ; il paraissait même ne rien entendre.

Une heure après, madame Dumont, Gustave et Alice accompagnaient le vénérable vieillard à la station du chemin de fer, où, après avoir fait bien des recommandations à Gustave et ses adieux à tous, il prit place dans le train qui devait le ramener à Montréal.