Gustave/07

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C. O. Beauchemin et Fils (p. 54-58).

CHAPITRE VII

l’immaculée conception. départ de burlington


On était au mois de mai. Avec le retour de la belle saison, la nature semblait se réveiller d’un long sommeil. Le firmament, se dépouillant de son sombre aspect, revêtait son plus brillant azur ; le soleil, moins pâle, vivifiait de ses rayons dorés, la nature engourdie ; la terre, déchirant par lambeaux son linceul de neige, se couvrait de ses vêtements les plus beaux ; les arbres se décoraient de feuilles et de fleurs aux couleurs les plus variées ; les oiseaux, joyeux de la fin de leur captivité, faisaient entendre leurs chants les plus mélodieux ; l’homme même saluait ce retour, par une humeur plus gaie et une activité plus grande ; enfin les petits enfants faisaient éclater leur joie dans les jardins et les promenades, où ils se livraient à leurs jeux innocents. Toutes les créatures semblaient s’unir pour chanter les louanges du Créateur et le remercier de ses dons.

M. Dumont et sa famille étaient au salon ; Gustave, assis auprès de sa sœur, lui apprenait à lire en français. Madame Dumont, tenant à la main le catéchisme de Gustave, paraissait réfléchir sur ce qu’elle venait de lire. M. Dumont parcourait un journal ; tout à coup un paragraphe attire son attention, il le lit et le relit ; enfin, se tournant du côté de son épouse, il lui dit :

— L’Église romaine vient d’inventer une nouvelle doctrine, le 24 décembre 1854 ; le Pape a déclaré que Marie, mère du Sauveur, était immaculée dans sa conception.

— Je ne puis voir sur quoi cette Église peut se baser pour proclamer une telle doctrine, dit madame Dumont ; cependant comme les catholiques regardent Marie comme la Mère de Dieu, c’est peut-être ce qui explique cette nouvelle doctrine.

— Pardon, maman, dit Gustave, cette doctrine n’est pas nouvelle ; il est vrai que l’Église, par la voix du Pape, ne s’est prononcée que dernièrement pour la déclarer dogme de foi ; mais les catholiques ont toujours cru que la Mère de Dieu a été conçue sans péché.

— Ne donne donc pas ce titre de Mère de Dieu à une femme, dit M. Dumont avec force : Dieu n’a pas de mère, étant éternel ; par ce titre tu rends Marie son égale ; c’est une infamie.

— Je m’étonne, cher père, dit Gustave d’un ton respectueux, que vous qui aimez tant Jésus-Christ, parliez avec si peu de respect de sa mère.

— Je lui porte le même respect qu’à toute autre personne d’un rang élevé, comme Jean-Baptiste ou les Apôtres, dit M. Dumont. Marie n’est pas, ne peut pas être la mère de Dieu, et c’est un blasphème que de lui donner ce titre glorieux.

— Veuillez donc me passer mon catéchisme, maman, dit Gustave. Après avoir trouvé la page désirée, il ajoute :

— Mais, mon père, serait-il possible que vous renouveliez l’ancienne hérésie de Nestorius, qui soutenait qu’il y avait deux personnes en Jésus-Christ, savoir, la personne divine et la personne humaine ?

— Nous ne prêtons aucune attention à vos distinctions métaphysiques de personnes ; nous reconnaissons Jésus-Christ comme Dieu et comme homme.

— Permettez-moi de vous dire que votre réponse est très vague. Nous, catholiques, reconnaissons deux natures en Jésus-Christ, mais une seule personne. Or, cette personne est Dieu, et ce Dieu est né d’une vierge ; donc cette vierge Marie est Mère de Dieu.

— Ce sont ces distinctions qui vous confondent, dit M. Dumont avec emphase, et vous aveuglent à un tel point, que vous ne voyez point l’injure que vous faites à Jésus-Christ en rendant à Marie un hommage qui n’est dû qu’à lui.

— Vous prétendez donc que nous adorons la sainte Vierge ?

— Non, je ne prétends pas cela.

— Alors, nous ne rendons pas à Marie ce qui n’est dû qu’à Dieu. Nous avons pour principe que celui qui honore la mère honore le fils davantage. Si le catholique vénère Marie et lui rend hommage, c’est parce qu’elle est la mère d’un Dieu, la mère de Jésus-Christ, qui a lui-même aimé et honoré sa mère plus que nous pouvons le faire nous-mêmes. Comme lui, nous aimons à l’appeler notre mère, à l’invoquer, sachant d’avance que son Fils ne saurait rien lui refuser.

— Mais, dit madame Dumont, ceci ne démontre pas que Marie a été conçue sans péché.

— Maman, que veulent donc dire ces paroles que l’ange a prononcées, lorsqu’il vient annoncer à Marie le mystère de l’Incarnation : Je vous salue, pleine de grâce.

— Qu’est-ce que cela prouve ?

— Cela prouve que Marie n’aurait pas joui de la plénitude des grâces, si elle eût été entachée du péché originel.

— Je ne comprends pas bien, reprit madame Dumont, explique-toi mieux.

— Être pleine de grâce, maman, veut dire jouir de la plénitude de la grâce. Or, si Marie eût été entachée du péché de nos premiers parents, lors même qu’elle aurait joui de toutes les grâces, l’ange envoyé de Dieu n’aurait pu lui dire : Je vous salue, pleine de grâce. Mais afin de mieux m’expliquer, je vais vous lire les remarques suivantes que je trouve dans mon catéchisme ; les voici :

Nous, catholiques, croyons que Marie est immaculée, parce que Dieu en a fait une créature toute spéciale et plus élevée que les autres. Quand il a dit au serpent : J’enverrai une femme qui t’écrasera la tête, cette seconde Ève fut créée, à l’instant même, la première. Ève ayant été la cause de la chute de l’homme, cette seconde devrait le relever. Marie est donc venue au monde par la volonté et la parole de Dieu. Si elle n’est apparue que plus tard, nous n’avons rien à y voir. Dieu avait ses desseins.

Non, Marie, comme fille de Dieu le Père, mère de Dieu le Fils, et épouse du Saint-Esprit, dignités que Dieu seul peut conférer, dignités qui n’appartiennent qu’à elle, Marie n’a pu être coupable ou souillée d’aucune tâche du péché. Cette pensée est certainement contraire à la raison et à la foi. Nos frères séparés croient pourtant à l’œuvre du Saint-Esprit dans l’incarnation de Jésus ; pourquoi leur serait-il plus difficile de croire que Marie est l’œuvre de Dieu ? Les deux œuvres sont les mêmes ; il y a parfaite liaison entre elles et on ne peut, avec raison, les séparer.

Il avait à peine fini de lire, qu’Alice vint apporter une lettre à son père.

M. Dumont, heureux de pouvoir détourner la conversation, s’empresse de l’ouvrir. Après l’avoir lue, il la présente à son épouse en disant :

— Lis donc cette lettre, Louise.

Madame Dumont la prit et lut à haute voix :


St-Louis, Missouri… 1856.


révérend m. dumont, burlington, salut.


Monsieur,

La charge de pasteur de notre église étant devenue vacante, et connaissant votre grande capacité, vos talents comme orateur, votre profond attachement au bien de vos ouailles, nous avons jeté nos regards sur vous pour vous offrir cette charge. Espérant que vous voudrez bien accéder à notre demande, nous avons l’honneur de nous souscrire

Vos frères en Jésus-Christ,
X et A, Syndics.

P. S. Nous sommes chargés de vous informer que vos honoraires seront de trois mille piastres par année.


— Eh bien ! Louise, qu’en penses-tu ? dit M. Dumont, c’est un beau traitement qui m’est offert, il est de moitié plus élevé que celui que j’ai ici.

— Agis à ta volonté, dit madame Dumont.

— Alors, je vais leur répondre immédiatement que j’accepte, et que je partirai d’ici le plus tôt possible.

Madame Dumont, voyant que son époux se préparait à écrire sa réponse, se leva et sortit pour donner libre cours aux pensées qui l’agitaient. Dans les discussions qui avaient eu lieu entre son époux, le vieillard et Gustave, elle s’était aperçue que les catholiques, qu’on lui avait représentés comme des idolâtres et des ignorants, connaissaient autant, sinon mieux, la Bible que les protestants. Pour elle, il lui était impossible de voir que le catholique avait la justice pour lui, et qu’il acceptait la parole de Dieu telle qu’écrite, sans en rien retrancher ou y rien ajouter ; cependant sa haine et son dégoût pour le catholicisme commençaient à disparaître, et cette âme plongée, depuis de longues années, dans la tiédeur et l’indifférence, commençait à s’ouvrir pour recevoir les premières lueurs de la foi. Espérons que Dieu, dans sa bonté, complétera son œuvre et qu’il se servira de notre héros pour la ramener à lui.

Quelques semaines plus tard, M. Dumont et sa famille partaient de Burlington pour se rendre à St-Louis, non que l’Évangile qu’il devait y prêcher fût plus pur, ou que les fidèles de St-Louis fussent plus en danger de perdition, mais pour jouir d’un revenu plus élevé. Comme il avait été prié de donner des conférences sur son chemin, ce voyage dura plus d’un mois.