Gustave III et la Cour de France/07

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Gustave III et la Cour de France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 59 (p. 655-690).
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GUSTAVE III
ET
LA COUR DE FRANCE

VII.
MALHEURS ET FAUTES DU ROI DE SUEDE. — GUSTAVE ET LA REVOLUTION FRANCAISE.


I

Le règne de Gustave III et celui de Louis XVI se partagent au même moment en deux périodes fort dissemblables entre elles. L’année 1783 marque chez nous, par le traité de Versailles, garant de l’indépendance des États-Unis, la fin d’un glorieux épisode qui figure parmi les dernières gloires de l’ancienne France ; le fatal procès du collier vient ensuite, dès 1785, ouvrir la série des humiliations et des funestes présagés. Et de même pour Gustave III les voyages de 1783 et 1784 offrent l’instant précis où de tristes dégoûts font dégénérer ce qu’il possédait de brillances qualités d’homme et de roi, et contribuent à le séparer de son peuplé en lui préparant, ainsi qu’à la Suède, un sinistre avenir[1]. Les dix dernières années de son règne allaient présenter autant de sombres couleurs que les dix premières avaient eu d’éclat. Les causes de ce changement doivent être cherchées dans le caractère même de Gustave et dans le malheur des temps. Esprit ouvert, de vive conception et parfois de grandes ressources, mais inconstant, inégal, incomplet, d’humeur bienveillante et aimable, mais accessible à de petites passions et peu maître de lui, Gustave semblait être précisément de ces princes voués à s’offrir d’eux-mêmes pour être les jouets d’un temps fatal et perfide. Non-seulement la longue anarchie qui avait précédé son règne accumulait autour de lui les difficultés du gouvernement intérieur, non-seulement des haines nationales et des ressentimens héréditaires s’imposaient à sa politique envers plusieurs peuples voisins ; mais l’oubli des sévères maximes de morale politique ou privée, le relâchement dont le dernier tiers du XVIIIe siècle continuait d’offrir le scandaleux exemple avait semé autour de lui, jusque dans sa vie intime, des germes de douloureuse infortune.

On se rappelle par quels complots le roi de Prusse avait voulu naguère préparer à la Suède le même sort qu’à la Pologne ; à peine sorti de cette embûche par un coup de fermeté, Gustave retrouva dans ses rapports de famille de pareilles intrigues. Il avait en effet pour mère la sœur de ce redoutable Frédéric II, l’impérieuse Louise-Ulrique : elle n’éloigna pas de son fils enfant la malfaisante influence des haines civiles et nationales. La France avait obtenu dès 1750, d’accord avec le parti des chapeaux, que le jeune prince, âgé de quatre ans, fût fiancé avec la princesse de Danemark Sophie-Madeleine[2]. C’était un coup dirigé contre la reine Louise-Ulrique et son frère le roi de Prusse, qui avaient destiné à Gustave une princesse de la maison de Brandebourg. Louise-Ulrique en montra un si profond ressentiment, Gustave lui-même fut élevé dans un tel mépris de tout ce qui venait de Danemark, que les hommes dont ce plan d’alliance était l’œuvre, y voyant désormais une source de malheurs, voulurent qu’on revînt sur un pareil engagement. La cour danoise n’y voulut jamais consentir, et le mariage eut lieu en 1766. La princesse royale fut mal accueillie ; son extrême timidité se retrancha d’autant plus dans une réserve silencieuse qui avait les apparences d’une froideur invincible, et Gustave, entre une mère acariâtre et une épouse qu’il ne savait pas amener à lui par une affectueuse confiance, souffrit d’un cruel isolement. La séparation ne cessa qu’en 1775, par l’entremise de quelques personnes de l’entourage intime du roi et de la reine, surtout d’un favori de Gustave nommé Munck, lorsque après neuf ans de mariage stérile la raison d’état, qui demandait un héritier direct, fut entendue. L’opinion s’en réjouit, car le roi était encore populaire, et la reine, malgré cette apparente insensibilité qui la faisait nommer la statue du commandeur, était fort estimée. Un accident fit évanouir les espérances qui avaient promptement suivi cette réconciliation ; mais trois ans après la reine mit au monde un fils qui devait être l’infortuné Gustave IV. Deux années plus tard, elle eut de nouvelles espérances qui furent encore trompées, et en 1782 enfin naquit son second fils, le duc de Smoland, dont la reine de France, Marie-Antoinette, fut la marraine, mais qui ne vécut que sept mois. Personne n’ignore de quels bruits injurieux la première de ces deux naissances fut le prétexte. On prétendit, — et Louise-Ulrique fut la première à accueillir de telles assertions, — que la naissance de Gustave IV était illégitime. On insinua plus tard que, du consentement du roi, un divorce suivi d’un mariage secret de Sophie-Madeleine avec Munck avait seul assuré la descendance royale. Il est aisé de comprendre combien les passions politiques durent exploiter ces étranges récits après la révolution de 1809, quand la Suède, ayant détrôné Gustave IV, avait pour roi le vieux Charles XIII, sans enfans, et qu’il s’agissait d’empêcher une restauration au profit de la légitimité. Bernadotte avait toujours dans son tiroir un manuscrit intitulé Anecdotes de Suède, qui contenait, assurait-on, toutes les preuves, et le Moniteur français lui-même, lorsque Gustave IV s’obstinait à désigner le souverain de la France du seul nom de M. Buonaparte, menaçait de n’employer à son égard, en face de l’Europe, que la désignation de M. Vasa, fils de M. Munck. Il résulte cependant d’une très soigneuse enquête récemment encore entreprise sur ce problème historique par M. le baron de Beskow, auteur d’une excellente histoire de Gustave III, qu’une telle accusation, qui aurait dû, si elle eût été fondée, se produire en 1775 et se renouveler en 1780 et 1782, n’a pris naissance que dans les haineux calculs d’une opposition politique. Le désordre des mœurs, qui s’était propagé depuis le milieu du siècle dans les hautes classes, et contre lequel nous avons noté seulement quelques nobles efforts de réaction, l’habitude familière du scandale, le mépris et presque le ridicule où étaient tombés les liens du mariage, avaient fait adopter aisément des rumeurs calomnieuses. Gustave, en de si cruelles circonstances, dans l’humiliation qu’elles lui infligeaient, ainsi qu’à la reine, en présence de la cour et de la nation, dans ses amers démêlés de famille, jusqu’au lit de mort d’une mère dénaturée, paya autant la peine des vices de son temps que d’une évidente faiblesse de caractère qui le rendit incapable de dominer des périls tout intérieurs et domestiques.

Ce serait assez de tels dégoûts pour expliquer l’insatiable ardeur avec laquelle Gustave, ne sachant où se prendre, rechercha l’excès de la distraction et des plaisirs. Nous avons dit son goût des cérémonies et des spectacles ; ce goût dégénéra en une passion qu’il lui fallait satisfaire à tout prix. Il en vint à exercer une véritable tyrannie envers la noblesse de sa cour pour que rien ne manquât à ses fêtes. Il fallait que, sur son ordre, des jeunes filles de haute naissance, des mères, des vieillards, quittassent leurs familles pour paraître sur le théâtre, où il se montrait lui-même. On risquait la ruine de tout crédit et le renversement de toute fortune, si l’on tardait de complaire à de bizarres caprices qui donnaient au règne de Gustave III un fâcheux air de ridicule despotisme. C’était à l’Opéra que les ministres étrangers pouvaient entretenir le roi des intérêts de leurs cours, et l’ambassadeur de France regardait comme un solide avantage d’y avoir sa loge à côté de la sienne. Vers l’époque de la naissance du duc de Smoland, cette passion du théâtre ne laissait plus aucun repos à Gustave III. Au mois d’avril 1783, quand il fait représenter sa pièce intitulée le Comte d’Helmfelt, c’est lui qui écrit de sa main les cinq cents billets d’invitation ; il assiste Monvel pour instruire et diriger les acteurs, il leur donne des leçons de déclamation. Il emploie, pour rendre ses représentations plus magnifiques, les joyaux de la couronne et jusqu’aux diamans récemment envoyés par Marie-Antoinette comme marraine de son fils. En vain le vieux comte Charles Scheffer, son ancien gouverneur, lui rappelle sa promesse de ne plus paraître sur la scène : Gustave répond qu’il se sent en âge de n’avoir plus besoin de tutelle. En vain l’ambassadeur de France expose la nécessité d’une conduite plus politique : Gustave répond que la révolution de 1772 a été préparée pendant une répétition d’opéra. Cependant le mécontentement, devenu public, était exploité par les ennemis du roi ; de nombreuses satires qui circulaient dans les salons et à la cour même, d’insolens placards affichés dans les rues, l’accusaient de s’entourer de jeunes débauchés et de corrompre la nation :


« Tel jeune cavalier de la noblesse suédoise, écrit le ministre de Danemark dès 1781, qui autrefois passait ses matinées à lire l’Esprit des Lois ou les oraisons de Cicéron, les emploie maintenant à faire des entrechats et des cabrioles. Le peuple, qui s’assemblait anciennement pour disserter des affaires de l’état, court actuellement en foule aux comédies pour voir représenter les parodies des opéras qui se donnent aux théâtres de la cour, et les troupes de comédiens qui se forment de toutes parts dans les provinces, ainsi que les institutions de bals, assemblées et mascarades, prouvent assez que le goût du spectacle et des amusemens se répand à l’excès par tout le royaume. »

Ces dissipations entraînaient d’énormes dépenses. Il y avait pendant des saisons entières cent personnes chaque jour à la table royale, et trois fois la semaine à Drottningholm plus de trois cents courtisans étaient hébergés. Le nouveau bâtiment, de l’Opéra, l’entretien d’une troupe française bien payée, la construction d’une salle de spectacle à Gripsbolm, exigeaient des sommes considérables. Les saisons d’hiver de la cour dans cette dernière résidence étaient particulièrement ruineuses : c’était un lieu désert, assez éloigné de la capitale, où il fallait tout faire venir à grands frais et payer fort cher les acteurs. On murmurait en ville de cette mauvaise copie, comme on l’appelait, de Louis XIV et de Versailles, et l’on disait que Gustave ne recherchait ce lieu isolé que pour se livrer avec ses courtisans à la débauche et fuir les reproches de son peuple.

Pour faire face aux prodigalités, il fallut compromettre le succès des utiles mesures datant des premières années du règne et inventer de nouvelles sources de revenus immédiats. Le plus malheureux de ces expédiens fut la mise en régie de l’eau-de-vie. On sait qu’en l’absence du vin les peuples du nord de l’Europe ont toujours recherché avidement l’eau-de-vie obtenue par la distillation des céréales que leur sol produit en assez grande abondance. Dans les conditions particulières d’un climat rigoureux et d’une entière privation de plusieurs jouissances permises à d’autres nations, l’usage de cette eau-de-vie est devenu si général en Suède qu’aujourd’hui encore la coutume y persiste, à tous les rangs de la société, de la servir avant le repas comme liqueur apéritive. De là, dans les classes inférieures, le fléau d’une ivresse particulièrement dangereuse, destinée à ravager longtemps la Suède par l’affreuse atteinte du delirum tremens. La législation, appelée à régler une matière si grave aux divers points de vue de l’agriculture, du commerce, des finances, de la santé et de la moralité publiques, abandonna d’abord la production et la vente de l’eau-de-vie sans règle suffisante à l’industrie privée. Gustave III eut l’idée malheureuse d’en faire un monopole au profit de la couronne, c’est-à-dire d’en réserver aux seules distilleries royales la fabrication et le débit. Ce qu’une telle mesure offrait d’odieux est bien exprimé par ce mot du poète Bellman, qui, se promenant un jour avec Gustave III, rencontra un paysan ivre-mort. « Sire, dit-il en saluant l’ivrogne, voici un des nôtres ! » C’est en réalité une des plus sinistres pages dans l’histoire de Gustave III que celle qui doit raconter tout ce qui eut rapport à cette mesure financière, par laquelle on vit le gouvernement lui-même contribuer à étendre un fléau dont les progrès, encouragés de la sorte, allaient devenir mortels pour la Suède. De nos jours seulement, par l’initiative de l’honnête roi Oscar, à qui cette question tenait au cœur, la législation suédoise a été réglée sur ce point de manière à concilier en même temps le respect de la liberté personnelle, la garantie de la santé publique et l’intérêt financier. Tout cela est sauvegardé par une élévation d’impôt sur la fabrication et la vente, abandonnées à l’industrie particulière. Le progrès des communications, et l’extension du commerce sont venus concourir à un salutaire changement, dont les résultats définitifs sont aujourd’hui une rapide disparition de l’ivrognerie, et, — se substituant à une importation jadis nécessaire, — une notable exportation, presque chaque année, d’un superflu de céréales.

Le vrai moyen de rétablir ses finances eût été pour Gustave III de se vouer au développement des sources de la richesse nationale ; mais il était trop de son temps pour ne pas sacrifier à la gloire du théoricien et du philosophe le mérite solide et fécond du patient administrateur. Les réformes par lui ébauchées au début de son règne, interrompues prématurément, ne donnèrent pas tous leurs fruits ; il en résulta que l’argent lui manqua sans cesse. Inquiet et besoigneux, rêvant de suppléer à ce qui lui manquait de puissance effective par la gloire, mais toujours à court de moyens pour arriver à la conquérir, il obséda la France par ses demandes continuelles de subsides, et ne craignit pas même de s’adresser à d’autres puissances, au risque de mécontenter sa plus ancienne alliée. Rien de tout cela n’échappait au cabinet de Versailles, qui lui prodiguait les plus sages avis.


« L’objet essentiel du roi de Suède, écrit M. de Vergennes, doit être de rétablir la population et d’augmenter la richesse dans ses états. Toute autre vue, fût-elle le chemin d’une gloire certaine, tournerait à son désavantage. Il aura assez de poids et de considération en Europe quand la Suède sera gouvernée le mieux possible. — On cherche (dit-il encore) des motifs bien politiques au séjour de sa majesté le roi de Suède à Gripsholm, tandis que ce n’est qu’une imitation de la plupart des rois de l’Europe, qui habitent peu leurs capitales. Ce serait un malheur pour sa majesté suédoise de ne pas considérer si les circonstances locales, l’habitude de la nation, la disposition actuelle des esprits, lui permettent d’introduire de telles nouveautés sans inconvéniens. Gustave III a besoin plus qu’aucun autre prince de se rendre accessible et de ne pas isoler sa cour, pour laisser le champ libre aux habitans de Stockholm, parce qu’il s’en faut de beaucoup que les Suédois soient accoutumés à tout attendre de la seule volonté de leur roi. »


Par ces dernières paroles, M. de Vergennes avertissait Gustave III de prêter une plus sérieuse attention aux difficultés politiques qu’il laissait grandir autour de lui. Non-seulement l’embarras des finances, les fautes de l’administration, le luxe de Gustave, répandaient un mécontentement général, mais chacun des ordres de la nation suédoise avait ses griefs contre le gouvernement du roi. L’ordre des paysans était irrité de la législation sur l’eau-de-vie, qui entravait l’agriculture, et il y eut dans plusieurs provinces des révoltes à ce sujet. La bourgeoisie se plaignait d’un assez grand nombre de mesures contraires à la constitution de 1772 et à la liberté : elle accusait notamment les restrictions apportées aux lois qui, dans les premières années du règne, avaient proclamé le libre usage de la presse. Le clergé s’élevait sans raison contre les édits sur la tolérance, mais à bon droit contre l’intrusion constante du pouvoir dans ses élections et contre la simonie pratiquée par le gouvernement lui-même. Les ressentimens de la noblesse étaient surtout à redouter. On se rappelle que l’aristocratie suédoise, ruinée jadis par Charles XI, s’était avilie, pendant la longue période des querelles entre les chapeaux et les bonnets, par une vénalité honteuse. Si elle avait tort de regretter une domination égoïste qui avait failli entraîner le pays dans un complet désastre, ses plus anciennes familles repoussaient, par un sentiment de fierté, les offres de Gustave III, alors qu’il les voulait réduire à la condition d’une noblesse de cour, et ce reste de dignité contribuait encore à les éloigner du roi. Gustave ne tarda point d’ailleurs à supprimer quelques-uns des droits peu nombreux qui restaient à l’aristocratie. Un grand nombre de ces nobles faisaient partie de l’armée, et c’était un usage fort ancien de les appeler aussi bien que les autres pour assister aux diètes. Gustave les priva de cet avantage ; bien plus, il leur interdit de revendre leurs commissions d’officiers, qu’ils avaient jadis achetées fort cher. Ne les indemnisant pas, il achevait de les ruiner. La noblesse, de plus en plus irritée, attendait avec impatience l’époque de chaque diète pour réunir toute la nation dans une ligue redoutable contre le roi. La session de 1778 et surtout celle de 1786 montrèrent les progrès de cette lutte. Une seule des propositions présentées par le gouvernement à cette dernière assemblée fut adoptée, et seulement en partie. Le roi lui-même se vengeait en refusant d’accueillir les vœux des états. Une liste de griefs lui fut présentée, la veille de la dissolution, par chacun des quatre ordres ; mais il y répondit en manifestant dans son discours de clôture l’espoir que l’état des affaires lui permettrait pendant un long temps de ne pas recourir à une nouvelle convocation de la diète. Gustave était profondément ulcéré, et la pente sur laquelle il s’engageait devait le conduire à des abîmes. Le sage Vergennes, qui connaissait bien ce prince et les Suédois, ne s’y trompait pas, et il écrivait de Versailles, en novembre 1786, au chevalier de Gaussen, notre chargé d’affaires :


« Il serait fort fâcheux que le roi de Suède conservât un trop long souvenir des désagrémens qu’il a éprouvés pendant la dernière diète : on ne gouverne pas bien ceux qu’on n’aime plus. Si Gustave III prenait du dégoût des affaires, on perdrait bientôt le fruit des bons établissemens qu’il a faits. Tous ceux qui prennent un véritable intérêt à la prospérité de ce pays doivent s’attacher à calmer les ressentimens de ce prince. Attachez-vous à suivre les progrès du mécontentement de la nation, à démêler surtout s’il y a quelque union entre les personnes qui se montrent le plus opposées au roi de Suède, et si elles ont des rapports avec des ministres étrangers. En voulant trop contrarier Gustave III, on peut le porter à désirer un nouveau changement dans la forme du gouvernement, et il ne manquerait pas de trouver des personnes disposées à lui en faciliter les moyens. »


C’étaient là des paroles prophétiques. La mauvaise humeur que lui causait son impuissance allait précipiter Gustave III vers le recours désespéré de l’absolutisme ; mais il devait traverser, avant d’arriver à cette faute dernière et fatale, de singulières vicissitudes, de nature à mettre en vive lumière toute l’inconsistance de ses vues politiques et en même temps toutes les ressources de son vif esprit. Le premier de ces épisodes, qui vont nous montrer dans Gustave III un Charles XII, est sa guerre de 1788 à 1790 contre les Russes. Il y était poussé par l’Angleterre et la Prusse, alliées depuis le récent avènement de Frédéric-Guillaume, successeur de Frédéric II. Le but général de la ligue anglo-prussienne était de tenir en échec la Russie et l’Autriche, en suscitant contre elles la Suède, la Pologne et les Turcs. L’Angleterre cherchait particulièrement l’occasion de se venger du secours prêté par la France aux colonies d’Amérique. Déjà, en mettant aux prises les Russes et les Turcs, elle avait causé un grand embarras à la France, amie de ces deux peuples ; elle essayait cette fois de nous nuire davantage encore en détournant de nous Gustave III. On sentit bien à Versailles d’où venait le coup, et l’on essaya de retenir le roi de Suède. Le supplément d’instructions qu’on donna au marquis de Pons, retournant à son poste de Stockholm le 22 juin 1788, contenait ces paroles sévères :


« Si tout ce que le roi de Suède tente et projette est le résultat d’un concert formé, avec l’Angleterre et la Prusse pour faire le plus grand mal possible aux Russes, le roi ne pourra plus regarder le roi de Suède que comme un ancien ami qui lui a manqué, dont sa majesté déplorera l’égarement, et à la ruine duquel elle ne pourra plus être à portée de mettre obstacle que par les motifs généraux qui lui imposent de prévenir les grandes révolutions en Europe. »


En dépit de ces avertissement, le roi de Suède n’avait pas dû résister longtemps aux instigations de la ligue anglo-prussienne. La Russie n’avait pas cessé d’être pour la Suède une voisine incommode et menaçante. En Finlande notamment, elle entretenait par ses intrigues un esprit de révolte d’où elle comptait faire naître des mouvemens séparatistes à son profit. Ces intrigues s’étendaient jusque dans Stockholm, où l’hôtel de l’ambassadeur russe était un foyer de discorde toujours actif. Le cabinet de Pétersbourg cachait mal l’espoir de relever un jour en Suède l’anarchique constitution de 1720. Les mécontentemens soulevés dans chaque ordre, de la nation par les fautes de Gustave III, et particulièrement les rancunes de la noblesse, paraissaient devoir favoriser ces funestes desseins, et Gustave ne voyait pas sans une profonde inquiétude coalition qui, dans l’intérieur même de sa capitale, se formait contre lui : il brûlait du désir d’en punir les auteurs. Enfin la Russie ne cessait d’empiéter par des conquêtes successives sur le territoire ottoman ; or un traité du 22 août 1739 entre la Porte et la Suède disposait qu’en cas d’attaque de la Russie contre l’une ou l’autre de ces puissances, les hostilités seraient considérées comme subies par toutes deux : une action commune serait dirigée contre l’assaillant par terre et par mer, et nulle des deux parties ne mettrait bas les armes avant que l’autre eût obtenu le redressement de ses griefs. À vrai dire ? une guerre contre la Russie parut surtout à Gustave III le meilleur des expédiens pour sortir des embarras extrêmes de sa situation intérieure. Abreuvé de dégoûts jusque dans sa vie privée, en butte à l’esprit de dénigrement et d’ironie, craignant même les complots et la trahison, il pensa qu’un prompt moyen de confondre les factieux et de ramener à lui son peuple était de se placer, et le pays avec lui, en face de la guerre étrangère. C’était raisonner juste, si le mal contre lequel il fallait réagir n’était pas trop avancé, et que les forces vives de la nation se fussent en effet conservées intactes quelque part, prêtes à répondre à son appel, Ses embarras redoublaient cependant au moment d’engager l’entreprise. En effet, toute guerre offensive devait être précédée d’une convocation des états, appelés à voter les fonds nécessaires ; or Gustave ne se résignait pas à affronter le danger d’une diète où ses ennemis réunis le forceraient de renoncer à son dessein. De plus, si la Russie était attaquée, le Danemark, lié à cette puissance par un traité de défense commune (celui de 1774, qui confirmait ceux de 1765 et 1769), était tenu d’opérer une diversion contre l’assaillant.

Il y avait donc pour Gustave III un double intérêt à ne point passer pour l’agresseur. Il crut y réussir en habillant à la russe de pauvres paysans finnois qu’il paya pour venir fourrager dans son camp sur la frontière de Finlande, et avec lesquels on échangea quelques coups de fusil : cela servit de prétexte, bien que nul ne s’y dût tromper. Il offrait en même temps à Catherine II, son ultimatum : châtiment exemplaire de l’ambassadeur de Russie à Stockholm, restitution des parties de la Finlande cédées précédemment, et paix avantageuse aux Turcs sous la médiation de Gustave. Où puisait-il la témérité d’un tel langage ? Il est vrai que le souvenir était encore vivant en Suède des victoires de Charles XII ; on répétait volontiers que l’empire moscovite, s’étant accru subitement, disparaîtrait non moins promptement, et qu’à la mort de Catherine un tel édifice succomberait, pour peu qu’une main habile y aidât. On se rappelait le profond ébranlement causé par la révolte de Pugatschev. En ce moment même, Catherine II, entraînée par sa guerre contre les Turcs, y avait consacré toutes ses forces ; Pétersbourg était presque sans défense : il suffirait aux Suédois d’un heureux coup de main pour s’emparer de cette capitale, après quoi les révoltes intérieures travailleraient pour eux. Tout n’était pas absolument faux dans ces calculs ; l’action combinée des Turcs et des Suédois parut en effet menaçante à Catherine II, qui n’y était pas préparée, et si Gustave frappait dans le premier moment de surprise quelque coup de vigueur, il pouvait embarrasser gravement l’impératrice.

La bataille navale de Hogland, où le frère du roi, Charles, duc de Sudermanie, se conduisit avec un grand courage, inaugura bien la première campagne. Déjà Gustave se préparait à enlever la place de Fredrikshamn, qui protégeait seule Pétersbourg ; mais le roi de Suède avait dans les rangs de sa propre armée ses plus dangereux ennemis. Les hostilités étaient à peine ouvertes, que les officiers de l’armée de Finlande osaient se réunir le 9 août 1788 pour écrire à l’impératrice. Se disant citoyens en même temps que soldats, ils déclaraient que la paix avec la Russie était le vœu de la nation suédoise, particulièrement des provinces finlandaises, et demandaient si la tsarine était disposée à traiter avec les états, quand ils seraient légalement assemblés à Stockholm. La réponse de Catherine II ne se fit pas attendre : elle savait distinguer, disait-elle, entre le roi et la nation. Il lui était très agréable d’apprendre quel était le sentiment de l’armée de Finlande ; il ne lui restait qu’à souhaiter qu’un grand nombre de citoyens se réunissent, avec lesquels, en observant les formes légales, il lui fût possible d’ouvrir une négociation et de régler les intérêts communs. Avant même que cette réponse fût arrivée, les officiers suédois, réunis dans le camp du général Armfelt, à Anjala, tout près de la frontière russe, avaient formé entre eux une ligue et adressé un manifeste à l’armée de Finlande ; ils conclurent finalement avec l’impératrice une trêve par suite de laquelle leurs régimens, gagnés à l’esprit de révolte, évacuèrent immédiatement le territoire russe.

Voilà par quelle basse trahison, en face de l’ennemi, au milieu des camps, cette noblesse dégénérée entendait se venger de son roi. Un parti nombreux dans Stockholm répondait à cet appel. Gustave, n’ayant autour de lui qu’un petit nombre d’officiers et de soldats fidèles, s’il n’était pas fait prisonnier par les Russes, devenait le captif de ses propres sujets. Sa situation paraissait désespérée quand, on apprit que les Danois, alliés des Russes, avaient envahi la Suède. Leur armée, franchissant la frontière sud-est de la Norvège, province qui leur appartenait alors, s’était emparée de tout le pays au nord de Gothenbourget menaçait déjà cette grande ville, la seconde de la Suède. En apprenant cette nouvelle, Gustave s’écria : « Je suis sauvé ! » En effet, les conjurés de Finlande ayant commis la faute de le laisser partir, il arrive précipitamment en Suède, évite de se montrer dans Stockholm, où il eût retrouvé ses adversaires, mais se rend dans la vieille et patriotique province de Dalécarlie. C’est là que Gustave Vasa jadis a trouvé contre le tyran Christiern un refuge assuré et d’utiles secours. Gustave se rend aux mêmes lieux que le souvenir de son célèbre prédécesseur a consacrés ; il harangue les Dalécarliens, lui aussi, du haut de la pierre de Mora, ainsi qu’à Leksand, Tuna et Fahlun. Il leur parle le simple langage que leurs aïeux ont entendu : « L’étranger souille le sol sacré de la patrie ; trahi par les nobles, j’ai besoin de vos bras. » En quelques jours, il est en marche avec six mille Dalécarliens pour aller défendre Gothenbourg. Cette ville, qui s’attendait à un assaut des Danois, et qui était dépourvue de défense matérielle, ne songeait qu’à se rendre ; le commandant de la place avait déjà fait transporter tout son bagage. Il supplie Gustave III de ne point penser, même avec le secours qu’il amène, à une résistance qui peut amener les plus grands malheurs. Gustave, reçu avec acclamation par le peuple et fort de l’assentiment patriotique des principaux bourgeois, lui répond en lui désignant un successeur immédiat, fait sauter l’unique pont par où la retraite est praticable, et répond aux sommations du général ennemi que la place est décidée à se voir réduire en poussière plutôt que de se rendre.

Il n’y a pas lieu de douter que Gustave et la garnison de Gothenbourg n’eussent fait honneur à cette périlleuse réponse : un nouvel incident vint les dispenser d’en subir l’épreuve : c’était la triple intervention de la France, de la Prusse et de l’Angleterre. La France n’avait pas pu arrêter Gustave au début de son aventureuse entreprise contre la Russie ; elle fut par lui-même appelée à le tirer d’embarras : c’est ce que révèle la correspondance diplomatique. Gustave III avait en même temps invoqué la médiation de la ligue anglo-prussienne, à qui il ne convenait pas en effet de laisser grandir la puissance de la Russie. Elles sommèrent le Danemark de rentrer dans les limites de la neutralité. Le ministre anglais à Copenhague, M. Elliot, alla trouver immédiatement le chef de l’armée danoise et lui déclara que, si son armée ne se retirait pas sans rien prétendre, la flotte britannique allait bombarder Copenhague ; le ministre de Prusse annonçait, dans le même cas, une invasion du Holstein. Ainsi, contre l’indigne trahison de sa noblesse, au moment de l’extrême péril, qu’il eût mieux valu prévenir il est vrai, Gustave III avait trouvé en lui-même d’excellentes ressources. Un juste coup d’œil lui avait révélé dans quelle partie de la nation suédoise il rencontrerait encore l’antique dévouement au roi et à la patrie ; une heureuse activité, après l’avoir soustrait aux pièges de ses ennemis déconcertés, l’avait mis en contact avec ces populations restées fidèles ; son intrépidité s’était élevée à la hauteur de leur dévouement ; et il avait su, par ses négociations au dehors, préparer en vue des derniers hasards une issue favorable.

Gustave eut une sorte de triomphe lorsque, — les Danois expulsés et une trêve conclue, — il rentra dans sa capitale. Une réaction de l’opinion publique semblait ramener vers lui les trois ordres inférieurs, qui rejetaient avec raison sur la noblesse la honte de la conspiration d’Anjala. Il voulut profiter de cette disposition des esprits pour infliger à ses adversaires les conditions qu’il aurait dû lui-même, s’il eût été vaincu, attendre d’eux. Il convoquerait une diète, puisqu’on le demandait ; mais il espérait bien y avoir raison de l’aristocratie grâce aux ressentimens du clergé, de la bourgeoisie et des paysans, à qui il promettait de rendre justice. Il commença par multiplier les pamphlets royalistes. Dans les campagnes, on trouvait affichés aux portes des églises les versets de la Bible qui recommandent la punition des traîtres vendus à l’étranger, et dans les théâtres des villes, fréquentés par la bourgeoisie, toutes les allusions hostiles à la noblesse étaient vivement accueillies. L’effervescence était manifeste, et, pour le moment du moins, le roi pouvait espérer de la diriger à son profit.

Voilà dans quelles circonstances, fort tristes après tout, l’année 1789 s’ouvrit pour la Suède, avec un pays épuisé par les guerres civiles et étrangères, une nation divisée, une royauté humiliée ou qui ne songeait à se servir de quelques passagers triomphes que pour se venger à son tour d’une partie de ses sujets. Sans doute Gustave III n’était pas responsable de tout ce mal ; il n’avait pas su du moins le dominer, et il était destiné aussi à en devenir la victime. La diète se réunit le 2 février ; on venait d’apprendre en même temps que le roi avait fait arrêter en Finlande les officiers rebelles : c’était engager vivement les affaires. Un premier triomphe pour le roi fut une adresse votée par les trois ordres inférieurs pour le remercier d’avoir garanti la sûreté du royaume par cette même guerre contre la Russie qui lui avait suscité d’abord tant d’accusations. Il n’était donc plus question de savoir si la guerre avait été offensive de la part de Gustave III, et s’il avait dû convoquer la diète avant de commencer les hostilités ; on oubliait ces griefs : la noblesse, qui les avait soulevés, se vit obligée d’adhérer à la résolution des autres ordres et de souscrire ainsi sa propre condamnation. Le roi continua vivement l’attaque par un de ces coups de théâtre qu’il aimait.

Le 17 février, à huit heures du matin, on avertit à l’improviste les députés des quatre ordres d’avoir à s’assembler dans la grande salle des états à dix heures. À peine sont-ils réunis qu’ils voient arriver en grand appareil le roi, accompagné des princes ses frères et de toute la cour. Gustave a préparé une harangue dont il commence la lecture : s’adressant directement à la noblesse, il lui reproche sa mauvaise volonté, qui répand le trouble dans le royaume ; il reconnaît, dit-il, cet ancien esprit d’anarchie qui veut rétablir la constitution de 1720, et qu’on avait cru anéanti en 1772. Lui qu’on accuse d’aspirer au despotisme, il a eu naguère en mains le pouvoir, absolu et l’a répudié, il le répudie encore ; mais, en qualité de chef du royaume, il a pour premier devoir de ne point souffrir que ceux qui ont porté leurs mains audacieuses sur la couronne de son père insultent encore à la sienne. Des paroles amères ayant été prononcées dans les séances de la chambre des nobles en date du 7 et du 9 février, Gustave impose aux représentans de cet ordre une amende honorable. « Vous allez vous rendre sur-le-champ, dit-il, vers la chambre de la noblesse pour y former une députation que conduira le premier comte du royaume. Vous, comte de Fersen[3], et vous, baron de Geer, vous vous joindrez à cette députation, et vous accompagnerez le maréchal de la diète au fauteuil, où il fera rayer des registres les délibérations factieuses. » Il y eut après ces paroles un moment de sinistre anxiété. Fersen, le visage ému, se leva pour parler. Gustave, qui craignait son ascendant, lui imposa silence. Fersen s’étant assis, le baron de Geer se leva aussi pour parler ; mais le roi le lui défendit impérieusement, et, frappant de son sceptre sur la table au milieu du bruit devenu général, il ordonna à la noblesse de sortir sur-le-champ. « L’expression dont il se servit, dit le marquis de Pons dans sa dépêche du 20 février, de laquelle nous tirons tout ce récit, rendue littéralement en français, répondait à ces mots : sortez, noblesse ! mais le mot qu’il employa était le même dont on se servait en suédois, dans le langage ordinaire, pour renvoyer les valets. » La noblesse en fut si blessée que le général Duwall, dévoué au roi, ne crut pouvoir garder le silence. S’adressant à Gustave III pendant que la noblesse se levait en tumulte, il dit qu’il réclamait au nom de son ordre le droit reconnu au dernier citoyen de se justifier. Le désordre était à son comble. On entendit le comte de Brahé dire à haute voix : « Je ne sortirai pas, » et son attitude semblait témoigner qu’il ne céderait qu’à la force. Quelques membres se joignaient à lui ; la crainte de fournir au roi l’occasion d’un coup d’état que les dispositions des autres ordres rendaient facile les arrêta évidemment, et quand le comte de Fersen dit à haute voix ces mots : « Sortons, messieurs ! » personne n’y contredit ; on se dirigea lentement vers la porte : les trois ordres inférieurs restèrent bientôt seuls en présence du roi. Il leur prodigua ses caresses et leur demanda de désigner une députation pour conférer avec lui sur les nouveaux privilèges qu’il voulait leur accorder. Toutefois, après la scène d’humiliation qui venait d’avoir lieu, les sentimens semblaient partagés : un membre influent du clergé rappela au roi sa promesse de ne porter aucune atteinte à la liberté, tandis qu’au contraire un député paysan l’invita, au nom de tout son ordre, à prendre en main, au moins pour six mois, tout le pouvoir qui lui paraîtrait nécessaire au bien de l’état. Pendant ce temps, la noblesse rédigeait une protestation et une justification de ses actes.

Les journées du 18 et du 19 février 1789 se passèrent à Stockholm dans cette agitation mystérieuse et indéfinissable qui précède et annonce les grandes crises. Le roi avait déjà parlé des privilèges qu’il destinait aux trois ordres et des changemens qu’il voulait faire à la constitution, et plusieurs de ses plus dévoués serviteurs s’étaient en vain récriés. Des conciliabules avaient lieu dans la ville ; on allait et venait dans le château ; l’aspect de quelques préparatifs militaires achevait de répandre dans la population un vague pressentiment. Le 20 en effet, on apprend que, sur un ordre du roi, le comte de Fersen, le baron de Geer et plusieurs autres membres des états viennent d’être arrêtés. En même temps la diète est convoquée pour le lendemain 21 en assemblée générale.

Le roi vint à ce plenum ; son langage était cette fois plus modéré. Il affirma qu’il avait entièrement oublié le passé, et qu’il n’avait d’ailleurs jamais entendu faire peser sur tous la faute de quelques-uns ; puis, s’adressant à toute l’assemblée, il rappela en quelques mots la nécessité de prévenir toute division ultérieure, de définir plus précisément les rapports des sujets avec le roi, et de donner enfin aux lois fondamentales la solidité et la clarté nécessaires. Ces courts préliminaires achevés, il dit qu’il avait préparé d’après ces motifs un « acte d’union et de sûreté, » comme il l’appelait, dont il allait donner lecture. Les neuf articles de ce nouvel acte constitutif devaient s’ajouter à celui de 1772 pour augmenter la prérogative royale, et surtout pour conférer aux trois ordres du clergé, de la bourgeoisie et des paysans la plupart des privilèges réservés jusqu’alors à la noblesse. Immédiatement après cette lecture, le roi, sans laisser place à aucune délibération, demanda que le nouvel acte fût accepté. Cette manière de procéder était contraire à la constitution, mais nul ne se permit d’en faire la remarque ; l’assemblée répondit par des cris confus. La proposition ayant été renouvelée, on put se convaincre que la noblesse à peu près entière la rejetait, mais que l’ordre des paysans en masse criait oui ! avec de grandes clameurs. Quant aux prêtres et aux bourgeois, c’étaient surtout les abstentions qu’on pouvait distinguer. Gustave n’en prit pas moins acte d’un prétendu assentiment des trois ordres inférieurs, obtint la signature de leurs orateurs, et força ensuite le maréchal de la diète, président de l’ordre de la noblesse, à donner aussi la sienne, sous prétexte que le consentement de trois ordres entraînait celui du quatrième. L’acte « d’union et de sûreté, » contre lequel la noblesse ne cessa de protester, ne figura point dans le résumé officiel des opérations de la diète, qui seule sanctionnait les résolutions des états : on ne l’imprima et on ne le publia qu’après la session, comme une simple ordonnance ; mais Gustave III ne s’était pas abstenu de l’envoyer comme loi du royaume, dès le 21 février, à l’armée de Finlande.

Restait l’affaire importante des finances, sur laquelle Gustave III rencontrait encore une opposition absolue de la noblesse. Elle refusait de voter à l’avance pour plus de deux années les subsides que les trois ordres inférieurs avaient accordés pour un temps indéterminé et jusqu’à la convocation d’une nouvelle diète ; c’était lier les mains au roi et l’empêcher de se passer de la représentation nationale. Gustave, enivré par l’apparent succès de sa première proposition, résolut d’enlever ce second vote par la ruse ou par la force et de congédier les états pour le plus long temps possible après cette nouvelle victoire. Il faut, pour avoir une idée de l’imprudence aveugle avec laquelle Gustave III se précipitait dans l’illégalité et faisait appel même à l’émeute, entendre le récit de notre ambassadeur, témoin oculaire :


« La diète, écrit M. de Pons, vient d’être terminée le 28 avril par un dernier coup d’autorité. La noblesse refusant de prolonger au-delà de deux années la perception des impôts, le roi avait résolu de l’y forcer. Le dimanche 26, les suppôts de la police furent employés à réunir les artisans, garçons de métiers, portefaix, qu’elle enivra dans les cabarets des faubourgs ; on les exhortait à aider le roi, qui voulait le lendemain, disait-on, soumettre enfin la noblesse. Les troupes bourgeoises furent averties de se tenir prêtes au premier signal ; le même ordre fut donné aux régimens d’artillerie. Le lundi matin, on fit boire encore la populace, on lui donna des bâtons et on la dispersa par pelotons dans les différens quartiers, surtout près de la maison des nobles. Gustave lui y vint lui-même, à onze heures ; il était arrivé en voiture avec sa suite, mais des chevaux attendaient, tout sellés, sur la place. Aussitôt que le roi fut entré, une foule énorme envahit les escaliers et les corridors. Chacun des quatre ordres était réuni dans sa chambre particulière… Gustave III se rendit à celle des nobles et prit la parole. Il déploya toute son éloquence : l’état souffrirait beaucoup de cet entêtement de vouloir fixer un terme à la perception des impôts ; le crédit serait perdu… On réfuta tous ses argumens, et toutes les fois qu’il fit sa proposition, on s’y opposa avec force. Cependant la suite du roi était entrée avec lui, et, bien qu’elle n’eût aucun droit de voter, elle criait de tous les coins de la salle. Gustave III voulait profiter de ces cris et de cette confusion pour supposer qu’on avait voté affirmativement et faire dresser la résolution ; mais un membre demanda le scrutin… Gustave s’emporta alors et dit que quiconque s’opposait devenait traître envers la patrie. On vit bien qu’il n’y avait plus de ressources contre la volonté absolue ; Le roi fit rédiger la proposition par le secrétaire et nomma la députation chargée d’en aller faire part aux autres ordres, vers lesquels il se rendit à deux heures ; trois heures sonnaient quand les trompettes annoncèrent la clôture de la diète pour le lendemain. — Ainsi Gustave III a obtenu, par les trois ordres inférieurs, la garantie de ses dettes et l’absence de tout terme à la répartition des nouveaux impôts… Gustave III a ruiné son pays : il l’a chargé de 21 millions de rixdales de dette. Gustave III s’est emparé par la force du pouvoir absolu et ne peut le conserver que par la force. »


Ces dernières paroles n’étaient que trop vraies. Des nobles faits prisonniers contre toute justice le 20 février, deux finalement furent enfermés dans une forteresse : premier exemple d’une punition infligée sans jugement et par la seule volonté du roi. Quant aux conspirateurs d’Anjala, si leur châtiment était mérité, n’en fut pas moins remarqué comme le funeste indice d’un changement de caractère de la part du roi. Notre chargé d’affaires, M. de Gaussen, rend bien l’impression qu’on ressentit à Stockholm quand il mande au ministre des affaires étrangères le 10 septembre 1790 :


« Je cède avec une répugnance infinie au triste devoir de vous parler de l’exécution qui a eu lieu avant-hier. Je ne m’appesantirai point sur des détails que vous auriez autant de peine à lire que j’en aurais à vous les retracer. Je me bornerai à vous dire que le colonel Hästesko a été décapité. Le baron de Klingspor n’a pas été dans le cas de les suivre, vu l’état de démence où il est tombé depuis le jour où on lui a annoncé la confirmation de son arrêt ; son supplice est retardé jusqu’à ce qu’il soit en état de le subir. Il ne reste plus à Fredrikshof que le colonel Montgomeri et le comte de Leionstedt, dont le sort n’est pas encore décidé. Celui du général Armfelt a été d’être conduit quelques jours auparavant à Marstrand. Le général Hastfer a été relégué pour le reste de ses jours dans une terre qu’il a en Finlande. Un morne silence règne dans le pays ; les amis de Gustave III se sont inutilement employés jusqu’aux derniers instans pour le fléchir. Jusque-là on avait eu la plus grande peine à lui faire signer une sentence de mort. On craint les suites du calme avec lequel il a confirmé celle-ci et qu’il a conservé jusqu’à la fin. Assistant la veille à la noce d’une des dames d’honneur de la duchesse de Sudermanie, il y est resté jusque bien avant dans la nuit en montrant une imperturbable gaîté. »

Gustave III avait d’ailleurs repris immédiatement la guerre contre la Russie, toujours de concert avec ses alliés les Turcs ; mais les grands événemens dont la France était le théâtre venaient en distraire son attention. Les premiers épisodes de la révolution française lui avaient inspiré une dédaigneuse pitié, et il avait eu certainement la pensée, quand il avait accompli son second coup d’état, de montrer au roi de France, comment il fallait s’y prendre pour se faire obéir. La crise révolutionnaire, en se prolongeant, allait lui inspirer de bien autres desseins, plus hardis encore : c’est dans cette nouvelle et folle carrière qu’il nous reste à le suivre.


II

C’est surtout aux approches des grandes crises que l’attachant intérêt des correspondances diplomatiques s’accroît et se multiplie. Elles permettent de suivre jour par jour des signes précurseurs dont le sens avait échappé jadis, et montrent, se dégageant trait par trait de la mêlée des passions humaines, l’imminente réalité. En même temps elles font comparaître les contemporains, particulièrement les hommes d’état qui les ont méditées ou écrites, et soumettent à une curieuse et suprême épreuve leurs jugemens, leur perspicacité, leur conduite. Les dépêches de M. de Staël à Gustave III pendant toute la première période de la révolution française offrent ce multiple intérêt. Sans être un éminent diplomate, M. de Staël était clairvoyant en politique. Très attentif à des événemens où sa propre famille était mêlée et d’où sa fortune pouvait dépendre, il ne manquait pas, grâce à la nombreuse clientèle de M. Necker, d’être bien informé. Il est vrai qu’il subit à certains égards l’influence de son entourage immédiat. Nul doute que Mme de Staël, non contente des bulletins de nouvelles qu’elle adressait à Gustave III, n’ait saisi plus d’une fois l’occasion d’intervenir dans la correspondance politique pour défendre auprès du roi de Suède quelque thèse qui lui était chère. Il y a telle dépêche de l’ambassadeur qui est certainement l’écho du salon de son beau-père ou celui des ardens commentaires de l’ambassadrice, Quand le baron de Staël raconte la fameuse séance royale du 23 juin 1789, ce n’est pas le discours de Louis XVI, ni l’ordre transmis par le marquis de Brézé, ni la foudroyante réponse adressée au nom du tiers qu’il note avec soin ; c’est l’absence, la démission, le rappel du ministre des finances : le héros de la journée pour lui, c’est M. Necker, ce n’est pas Mirabeau. Il en est tout à fait de même dans le chapitre des Considérations sur la révolution française qui raconte cette journée. Une fois au moins, le 16 août 1789, Mme de Staël écrit directement à Gustave III et lui expose toute la politique de son père, qu’elle dit calomnié ; nous avons publié ici même cette dépêche signée de l’ambassadrice[4].

En dépit de cette partialité sur un point important, la correspondance officielle qui arrivait au cabinet de Stockholm était de nature à donner de justes idées sur les approches et sur la première marche de la révolution. Entre le hardi ministre qui avait invoqué la puissance à peine soupçonnée encore du crédit et appelé l’opinion au contrôle des finances — et la femme d’esprit et de cœur qu’animait aussi le vif et indomptable esprit du temps nouveau, l’ambassadeur n’était pas mal placé pour transmettre à son gouvernement une juste vue des grands spectacles auxquels il devait assister. Dès le commencement de l’année 1788, il signale de graves symptômes.


« 8 janvier. — Le fanatisme se donne tous les mouvemens imaginables pour empêcher l’enregistrement de l’édit du roi qui attribue les droits de citoyen aux non-catholiques. L’évêque de Dol osa vendredi dernier adresser à ce sujet au roi un discours qu’il termina par ces mots : « Vous répondrez, sire, devant Dieu et devant les hommes des malheurs qu’entraînera le rétablissement des protestans. Madame Louise, du haut du ciel où ses vertus l’ont placée, voit votre conduite et la désapprouve. » — Le prélat reçut là-dessus l’ordre bien mérité de se rendre immédiatement dans son diocèse. Ces tracasseries, l’état des finances et la situation de plusieurs grandes manufactures désolées par l’importation des denrées anglaises rendent la conjoncture actuelle obscure et pénible. »

« 13 janvier. — On assure que la reine s’est depuis quelque temps adonnée à la dévotion. Cette conversion est attribuée par les uns aux chagrins que sa majesté a subis l’année dernière, par les autres aux terreurs que les agitations fréquentes du bas peuple ont causées et au désir de recouvrer l’amour de la nation. »

« 24 avril. — Les commandans provinciaux ainsi que les intendans ont reçu ordre de se rendre à leurs postes. On travaille à l’imprimerie royale avec une grande activité, et toutes les avenues sont gardées afin d’empêcher que rien ne transpire. Il y a des raisons de croire qu’on verra d’ici à peu des changemens considérables. — On dit que les parlemens s’occupent de faire leur testament entre les mains de la nation. »

« 22 mai. — Dans l’assemblée récente du clergé, l’évêque de Blois a proposé de demander au roi la convocation des états-généraux. L’assemblée a nommé des commissaires pour prendre en considération cette importante affaire. »

« 28 mai. — Il est impossible de prévoir l’issue de la subversion presque générale qui se prépare dans ce pays-ci. »


Après avoir noté en juin et juillet les troubles du Dauphiné et ceux de Bretagne, M. de Staël revient aux mêmes prévisions. « On souffre ici du manque d’argent, de la cherté du blé ; l’autorité du roi est presque entièrement perdue par l’abus qu’en ont fait les ministres ; la désunion est générale entre les différens ordres de l’état ; une crise violente approche… » Une fois la révolution engagée, les dépêches se multiplient, et Gustave III les lit avidement. « Ces remarques sont utiles, écrit-il en marge de celle du 29 août 1789. Vous marquerez au baron de Staël de nous faire un tableau détaillé de l’assemblée constituante, de tous les chefs des divers partis, de leurs projets et de leurs talens, de ce qui concerne la personne du roi et de ses rapports avec la reine, avec ses frères, avec ses anciens et ses nouveaux ministres. Vous le chargerez de faire mes excuses à sa femme de ce que je n’ai pas encore répondu à son intéressante lettre. » Il s’agit évidemment de la lettre de Mme de Staël sur la politique de Necker, en date du 16 août, que nous citions tout à l’heure. M. de Staël répondit aux ordres du roi son maître par une importante dépêche du 22 octobre, dont quelques extraits suffiront à montrer de quelle manière et avec quel détail Gustave était informé. L’assemblée compte, suivant le baron de Staël, quatre partis bien distincts. Il place en tête ceux qu’il appelle les aristocrates : M. d’Espréménil, « ce fameux parlementaire si ardent pour la délibération par ordres, » l’abbé Maury, puis les évêques, les courtisans, tous ceux en un mot qui doivent beaucoup perdre au nouvel ordre de choses, et voudraient rétablir, pense-t-il, le gouvernement arbitraire. M. de Staël accable de reproches ce parti-là, non sans quelque raison ; mais il a tort quand il avance que les principaux chefs en sont la reine et le comte d’Artois : c’est confondre des personnes ou des époques fort distinctes. — Le second parti se compose de ceux d’entre les députés qui, convaincus de la double nécessité de conserver la monarchie et de donner au pouvoir exécutif la force nécessaire pour maintenir l’ordre, vantent la constitution anglaise, le système des deux chambres et le veto absolu. Les chefs sont ici M. Mounier, le comte de Lally-Tollendal, le comte de Clermont-Tonnerre, tous les honnêtes gens de l’assemblée et les ministres du roi. Pour M. de Staël, comme pour Mme de Staël et pour Necker, c’est là le seul parti honorable, le seul qui soit bien intentionné ; aussi les démocrates exagérés veulent-ils le faire proscrire. — Vient ensuite la faction du duc d’Orléans, soudoyée par l’Angleterre ; M. de Staël en estime fort peu le chef, à qui il ne reconnaît ni loyauté ni énergie. À cette faction, — car il lui refuse un nom plus honorable, — il croit pouvoir rattacher Mirabeau, mais seulement par des liens de circonstance et peut-être peu durables.


« Le fameux comte de Mirabeau, dit-il, qui se vend tour à tour à tout le monde, qui subjugue par ses talens et son éloquence ceux-là mêmes qui le méprisent, cet homme qui dédaigne toute dissimulation, non pas à cause de la pureté de ses intentions, mais parce qu’il est sûr d’atteindre son but même après avoir révélé ses moyens, cet homme veut être ministre, et l’on entend des gens raisonnables adopter cette idée. Ce qui l’arrête, c’est qu’il ne se sent pas de force à renverser M. Necker, et il sait bien que ce ministre ne restera pas en place avec lui. Le gouvernement se flatte de le gagner, mais c’est un ouvrage qu’il faudrait recommencer tous les jours et presque toutes les heures, car son imagination mobile n’est fixée par aucun principe : il ne connaît pas même la fidélité de la corruption. Personne ne peut deviner ce qu’il dira ni ce qu’il fera. »


À Mirabeau est lié dans l’assemblée le célèbre évêque d’Autun. « Homme d’esprit, dit le baron de Staël, apte aux affaires, il se nuit par son ambition ; mais il est trop intelligent d’ailleurs pour vouloir entrer dans ce ministère, où M. Necker serait trop difficile à remplacer. » L’évêque d’Autun lui-même est lié politiquement avec l’abbé Sieyès, « le plus profond logicien systématique, et plus fait pour être lu qu’entendu. Incapable d’intrigue, il s’est rendu célèbre par le courage avec lequel il a montré à l’assemblée son profond mépris pour ses délibérations et pour ses membres. »

Le baron de Staël n’accorde aussi que le nom de cabale au quatrième parti, et il sert plus que jamais d’organe aux idées et aux sentimens de M. Necker lorsqu’il désigne et juge sévèrement Duport, Barnave et les Lameth. Cette cabale n’a de talens à ses yeux que pour nuire. « Ses membres, sous prétexte d’assurer la constitution, soufflent la révolte à Paris et dans les provinces, veulent effrayer le gouvernement pour le supplanter, et ne conserveraient M. Necker, à cause de son crédit et de sa popularité, que pour l’avilir. » Duport est « un ambitieux sans moyens, frondeur enthousiaste, sans caractère et sans discernement, parlant sans cesse de liberté et ne songeant qu’à parvenir au ministère. » Barnave, qui comptait d’abord entre les amis de Mounier, « las de jouer un rôle subalterne dans le bien, voulut s’en faire un premier dans le mal ; homme d’esprit, de talent et de caractère, il est devenu odieux par la dureté qu’il a montrée lors du massacre de Paris. » Le chevalier Alexandre de Lameth, « jeune, ambitieux et ruiné, d’un caractère indomptable et sans aucun talent supérieur, ne pardonne point aux autres d’en avoir, et brigue tout ce qui relèverait au-dessus d’eux. » On avait longtemps assigné pour chef à ce parti M. de La Fayette, ajoute M. de Staël, parce que les hommes qui le composent aujourd’hui s’étaient ralliés naguère à lui au nom de la liberté ; il était maintenant sans doute éclairé sur leur compte.


« M. de La Fayette a de grandes qualités, mais sa destinée l’a porté plus haut que sa taille. Pour son malheur, ceux qui l’exaltent le gouvernent, et cependant lui seul peut sauver la France ou du moins la préserver d’une ruine totale, ayant en son pouvoir le seul simulacre de force qui subsiste encore. Le royaume dépend de la tranquillité de Paris, et celle-ci est à beaucoup d’égards entre les mains de M. de La Fayette. On voudrait qu’il fût plus maître des troupes bourgeoises, que, non content d’avoir fait partir le duc d’Orléans, il cherchât les coupables avec plus d’ardeur et ne fût pas arrêté peut-être secrètement par la crainte de trouver parmi eux de ses amis ; on voudrait qu’il parvînt à procurer au roi la possibilité de sortir de Paris, afin qu’aux yeux de ses provinces il n’eût pas l’air d’un prisonnier. Enfin ceux qui connaissent le penchant de M. de La Fayette pour un gouvernement démocratique lui savent encore quelques relations avec un parti factieux et conservent de l’inquiétude. Quant à moi, je l’ai vu si pénétré de la nécessité de rétablir l’ordre, devoir que la générosité et la fidélité lui imposaient envers le roi, que je ne doute pas de lui. Le roi et ses ministres s’y livrent entièrement ; c’est une nouvelle raison de croire à M. de La Fayette : il n’eût certainement pas accepté une confiance qu’il eût voulu trahir. »


Cette dépêche du baron de Staël est remarquable à beaucoup d’égards. Elle le montre surtout très bien informé non-seulement des faits accomplis, mais encore des opinions et des tendances. Il est vrai que ce parti qu’il vient de qualifier sévèrement devait plus tard, au moins par quelques-uns de ses membres, se rapprocher de la cour, alors qu’il se verrait dépassé lui-même par des partis bien plus avancés ; mais, au temps où M. de Staël écrivait, c’était une gauche inquiète et menaçante. Mirabeau les juge de même que l’ambassadeur de Suède, lorsque, dans sa correspondance avec le comte de La Marck (le vrai guide pour qui veut pénétrer l’histoire des premiers temps de la révolution), il reproche à La Fayette son ancienne liaison avec ces pygmées dont l’active inaction, disait-il, pouvait imiter le bruit du tonnerre, mais ne le remplaçait pas. Et n’était-ce pas ce même Duport du Tertre, chef nominal du parti, qui, devenu garde des sceaux par l’influence des Lameth et interrogé par son collègue Montmorin sur l’attitude qu’il comptait tenir à l’endroit des complots annoncés contre Marie-Antoinette, répondait froidement, en 1790, qu’il ne se prêterait pas à un assassinat, mais qu’il n’en serait pas de même s’il s’agissait uniquement de faire le procès à la reine ? En jugeant avec rigueur ce parti au lendemain des journées d’octobre, le baron de Staël ne risquait pas de se séparer des esprits justes et clairvoyans, Sa dépêche est d’ailleurs fort curieuse à comparer avec le sixième chapitre de la seconde partie des Considérations, intitulé Des divers partis qui se faisaient remarquer dans l’assemblée constituante. Mme de Staël s’y élève de même contre le parti des aristocrates, qui trouvait ridicule, dit-elle, cette découverte du XVIIIe siècle, une nation, substituée à l’ancien partage en trois ordres. Elle aussi exprime ses sympathies pour ceux qu’elle nomme les défenseurs de la constitution anglaise, parmi lesquels elle trouve les voix les plus courageuses et les plus pures. Elle sait enfin, dans la gauche de l’assemblée, discerner les forcenés démagogues des chefs élégans du parti populaire, jeunes ambitieux qui attendaient, dit-elle, pour monter sur le char de l’état que, dans sa descente rapide, il s’arrêtât à leurs relais.

M. de Staël s’était toutefois engagé personnellement dans une voie qui ne devait pas être celle du roi son maître. Gustave III s’était bien montré naguère, il est vrai, partisan chaleureux des idées philosophiques et sociales, mais à la condition que les réformes fussent accomplies sous les auspices de la royauté, dont il réservait tous les droits. Quelles qu’aient été jamais l’ardeur et la sincérité de son langage libéral, il n’a pas dépassé les limites assez étroites du système de l’absolutisme protecteur et éclairé ; il n’a pas un seul jour entrevu quel avenir prochain devaient enfanter les maximes du XVIIIe siècle ; la révolution n’a été à ses yeux qu’une insurrection suivie de succès. Professant, comme l’empereur Joseph II, que son métier était d’être royaliste, il refusait déjà en 1784, à Fersen et à Stedingk, la permission de porter l’ordre de Cincinnatus, qui leur avait été conféré en Amérique ; il ne comprenait pas que le roi de France eût accordé des secours à des sujets insurgés contre leur souverain légitime, et de fait Mme de Staël a bien remarqué, elle aussi, que le succès de la guerre d’Amérique a fort contribué à répandre parmi les Français les idées purement républicaines, avec une assimilation peu juste entre une ancienne monarchie et un pays sans traditions ni passé. Quand il apprend la réunion des notables et la prochaine convocation des états-généraux, Gustave III ne voit là qu’une importation ridicule et dangereuse des mœurs anglaises. Pour empêcher la prise de la Bastille, il ne fallait, suivant lui, qu’ordonner quelques charges de cavalerie, qui auraient nettoyé les rues et châtié les factieux. M. Necker n’est à ses yeux qu’un charlatan. M. de Staël a beau vanter son illustre beau-père ; en marge d’une dépêche du 9 juillet 1789, où les mérites de cet homme d’état sont exaltés, je lis cette note écrite par le roi de Suède : « Il faut demander au baron de Staël quel est le véritable plan de M. Necker, car je n’en vois encore d’autre que de briller en paraissant le modérateur du royaume, cela aux dépens du roi et de la France. » La Fayette a une bonne part de ses dédains, et c’est un chagrin pour le roi de Suède que ce général des Parisiens, comme il l’appelle, soit le neveu de sa fidèle amie Mme de Boufflers.

Sa correspondance, pendant qu’il est encore occupé de la guerre contre les Russes, témoigne au reste de la préoccupation constante que lui causent les affaires de France.


« Les choses en France vont de mal en pis, mande-t-il au comte de Stedingk le 1er août 1789. Les gardes-françaises et même les gardes-du-corps ont fait une déclaration dans le goût de celle que fit l’armée suédoise l’année dernière. On ne sait pas quel parti le roi prendra. Le pis dans ces occasions désespérées, c’est de ne pas prendre de parti du tout. Tout cela me fait de la peine : je ne puis quitter l’habitude de m’intéresser à ce pays et à son roi. Un sentiment entretenu pendant quarante-trois ans ne s’efface pas si vite. »

« 3 août. — La France se bouleverse de plus en plus : M. Necker exilé, M. de Breteuil principal ministre… Avec tout cela une émeute affreuse à Paris, le feu aux quatre coins de la ville, l’arsenal pillé et les armes entre les mains du peuple ! Le tocsin de Notre-Dame sonne sur les troupes du roi ; les Allemands campent au Champ-de-Mars, livrant bataille dans la ville, où il y a eu beaucoup de monde tué : voilà ce que nous apprend aujourd’hui la poste ; voilà ce qu’on fait dans la délicieuse France ; voilà le fruit de la faiblesse et de l’irrésolution ! »


Gustave savait avec quelle douleur le brave comte de Stedingk, qui combattait alors pour lui aux extrémités de la Finlande, recevait de tels messages. Aussi lui écrivait-il le 7 août, après lui avoir fait part de quelques succès remportés par un bataillon finlandais sur les Russes : « Je viens de réjouir le général suédois ; je vais affliger le colonel français attaché à la reine et à la France. » Puis suivait le récit de la prise de la Bastille :


« Rien de plus affreux que ce qui s’est passé à Paris du 12 au 15 juillet : les Invalides forcés, le canon et les armes employés contre la Bastille ; cette forteresse prise d’assaut ; le gouverneur, M. de Launai, traîné par la populace à la place de Grève, décapité, sa tête portée en triomphe autour de la ville ; le même traitement fait au prévôt des marchands ; la formation d’une milice bourgeoise de 48,000 hommes ; les gardes-françaises et les Suisses réunis avec le peuple ; M. de Lafayette proclamé commandant-général de la milice parisienne, les cocardes bleues et rouges arborées ; les états déclarant les ministres du roi et les agens civils et militaires de l’autorité responsables à la nation ; le roi enfin, seul, avec Monsieur et le comte d’Artois, allant à pied, sans suite, au milieu de l’assemblée, faire presque amende honorable, et demander du secours pour apaiser les troubles, voilà comment la faiblesse, l’incertitude et une imprudente violence vont renverser le trône de Louis XVI. Je suis encore si affecté de ces nouvelles que je crains que ma lettre ne s’en ressente. Adieu, mon cher Stedingk. »


Plus la situation violente de la France se prolongeait, plus le roi de Suède était impatient de la guerre qui le retenait aux extrémités de son royaume. D’ambitieux projets commençaient à grandir dans son esprit. On ne s’étonne pas de cette effervescence quand on se rappelle non-seulement quelle était sa vive imagination, mais aussi au milieu de quelles circonstances la révolution française le surprenait. Au mois d’août 1788, nous l’avons vu, une conspiration formée contre lui par une grande partie de la noblesse avait ruiné le succès de sa première campagne contre les Russes. Il s’en était vengé, pendant la diète du commencement de 1789, par un second coup d’état dirigé contre l’aristocratie suédoise. Gustave était donc triomphant malgré ses témérités, lorsque les courriers de France venaient lui apprendre coup sur coup les désastres de Louis XVI. Sa vanité se nourrissait de cette comparaison. Il se vantait, lui, d’avoir sauvé deux fois son peuple de périls qu’il ne craignait pas d’assimiler à ceux de notre pays. S’il eût été à la place de Louis XVI, il aurait, en un tour de main, conjuré tous les dangers : de ce sentiment à une pensée de solidarité entre tous les souverains, au nom de laquelle Gustave allait rêver la gloire de relever et de raffermir le plus beau trône de l’Europe, il n’y avait pas loin, et c’était au milieu de ces réflexions que, se rendant compte parfois de sa propre faiblesse, il se prenait à souhaiter d’avoir pour alliée cette même Catherine II qu’il combattait aujourd’hui. « Si elle était roi de France, s’écriait-il, que de grandes choses nous ferions ensemble ! »

La négociation qu’il offrit à l’impératrice amena d’abord la paix de Verela, signée le 15 août 1790, mais n’aboutit que quatorze mois après au traité définitif. Gustave III n’avait pas même attendu la fin des hostilités pour offrir un refuge à l’émigration française. C’était à ses yeux un insigne honneur pour la Suède et pour lui-même de tendre une main secourable aux petits-fils de Louis XV. Il écrivit en ce sens au comte d’Artois et au prince de Condé, qui avaient quitté la France dès le lendemain de la prise de la Bastille. Le baron de Staël, stupéfait, l’informa, le 1er novembre 1789, que sa lettre au prince de Condé courait Paris et qu’on la lisait publiquement dans les clubs ; mais il ne déplaisait pas à Gustave de se désigner dès lors aux partisans de la révolution comme leur adversaire déclaré. Les réponses qu’il reçut des princes étaient bien de nature à exalter, encore son zèle. Le comte d’Artois lui disait :


« Je ne saurais exprimer à votre majesté la vive sensibilité dont j’ai été pénétré en recevant la lettre que le baron de Rehausen m’a remise de sa part. La générosité et la reconnaissance sont les vertus des grandes âmes, et j’étais bien sûr de les trouver dans celle de votre majesté. En quittant la cour du roi mon grand-père, votre majesté n’a pas tardé à déployer les grandes qualités qui la caractérisent, et qui la rendront toujours digne du grand nom qu’elle porte. Je n’ose ni ne puis me comparer à votre majesté que par le désir brûlant d’acquérir une juste gloire. Pourquoi faut-il que la politique s’oppose en ce moment aux souhaits les plus chers à mon cœur ? Ayant votre majesté pour modèle, je ne connais rien de noble et de grand à quoi je ne puisse aspirer ; mais votre majesté a l’esprit trop juste pour ne pas sentir les motifs qui me forcent à refuser les offres flatteuses qu’elle m’a faites. Reçu, traité comme un fils dans la cour du roi de Sardaigne, c’est là que je dois fixer mon séjour jusqu’au moment, où il me sera permis de rentrer dignement dans ma patrie et d’aspirer justement à l’espoir de la bien servir ; mais j’ose supplier votre majesté d’être persuadée que je n’oublierai jamais la reconnaissance que je lui dois, et que les sentimens tendres et respectueux qu’elle m’a inspirés ne finiront qu’avec la vie. — Je suis, monsieur mon frère, etc. »

« CHARLES-PHILIPPE. »

« Au château de Montcallier, le 12 octobre 1789[5]. »


La réponse du prince de Condé, datée de Turin, 16 octobre[6], égalait, si elle ne la dépassait pas, celle du comte d’Artois en témoignages de reconnaissance et d’admiration. — Si quelque chose pouvait consoler un Bourbon des malheurs de la France, écrivait-il, c’était sans aucun doute l’intérêt d’un grand roi tel que Gustave. Il eût été doux au prince d’admirer de plus près des vertus manifestées avec tant de grâce et de dignité ; mais il devait, dans un temps si critique pour sa patrie et pour son roi, se tenir à portée d’en recevoir des nouvelles, jusqu’au moment où il lui serait permis de rentrer en France d’une manière qui convînt à sa naissance et à la pureté de ses sentimens. — La vieille comtesse de Boufflers refusa, elle aussi, un asile dans le Nord, mais demanda sans façon une pension annuelle de douze mille francs ; sans pouvoir affirmer que le maigre trésor du roi de Suède ait offert à la comtesse un tel secours, nous trouvons, à la date du 10 mai 1790, une lettre où elle remercie le roi de ses bienfaits.

Gustave III n’avait pas tardé non plus à offrir le secours de ses armes, mais tout d’abord sans se compromettre. Dès l’automne de 1789, le baron de Taube, qui possédait son intime confiance, vint aux eaux d’Aix-la-Chapelle pour guérir une blessure qu’il avait reçue pendant la guerre de Russie, et entama avec les représentans de Louis XVI de secrètes négociations. Le traité d’amitié et de subsides conclu entre les deux cours le 1er juillet 1784, pour six ans, devait bientôt expirer ; le négociateur suédois offrait de le renouveler ; la Suède enverrait dès le printemps suivant dans la Manche une escadre auxiliaire de douze à quinze vaisseaux de ligne, à la condition qua la France augmentât les subsides et rompît son alliance avec l’Autriche. Taube ne put qu’échanger quelques paroles à ce sujet avec les chefs de l’émigration ; le jeune comte de Fersen dut poursuivre l’affaire en secret auprès de Louis XVI.

Les journées d’octobre paraissent avoir produit sur Gustave III une profonde impression, et forment le point de départ de ses efforts déclarés contre la révolution française. Elles offrent en effet le premier exemple de la violence populaire s’attaquant, dans Versailles, aux personnes royales, et les privant désormais, ainsi que l’assemblée constituante elle-même, de leur liberté ; le 5 et le 6 octobre furent, a dit Mme de Staël, les premiers jours de l’avènement des jacobins. Les esprits sensés ne pouvaient plus s’aveugler, à partir de ce triste épisode, sur la nécessité d’organiser la résistance. En marge de la dépêche qui lui apprenait ces troubles, Gustave a écrit de sa main, le 22 octobre :


« Il me paraît qu’il est essentiel d’avertir M. de Staël de la conduite qu’il doit tenir, si la personne du roi vient à être ouvertement violentée, ou si, la cour se sauvant de Paris, cette ville entre en guerre ouverte avec son roi. Dans l’une et l’autre occasion, il ne doit pas se séparer de la personne royale, auprès de qui il est accrédité. Dans le premier cas, il doit rester absolument passif vis-à-vis de ceux qui, après avoir enfermé leur souverain, usurperaient l’autorité ; mais je lui ordonne expressément de rendre en secret au roi et à la reine, au dauphin et aux enfans de Louis XVI, tous les services que les circonstances peuvent permettre. Dans le second cas, il doit sortir de Paris, si cela lui est possible, et, s’adressant au ministre du roi, demander dans quels lieux le prince souhaite que l’ambassadeur accrédité par moi près de sa personne doive se rendre. Il laissera un secrétaire à Paris pour m’informer des événemens qui se passeront dans cette ville. Je veux donner l’exemple aux autres rois de respecter leur égal dans le malheur. »


Peu de temps après, il écrit directement à la reine et probablement au roi de France. La réponse de Marie-Antoinette, qui se trouve conservée dans les papiers d’Upsal, est datée du 1er février 1790 et présente un noble mélange de résignation et de reste d’espoir :


« Monsieur mon frère, j’ai été bien touchée de l’amitié et de l’intérêt particulier que votre majesté veut bien me témoigner dans sa lettre du 22 décembre. les malheurs inévitables du plus beau royaume possible aggravent nos peines chaque jour. Il faut espérer que le temps et surtout la conviction ramèneront l’esprit et le cœur des Français, à sentir qu’ils ne peuvent être heureux qu’en se ralliant sous les ordres et le gouvernement d’un roi juste et bon, et quel autre trouveront-ils jamais, j’ose le dire, qui sache plus sacrifier ses intérêts personnels pour la tranquillité et le bonheur de son peuple ? Mes enfans sont bien reconnaissais du souvenir de votre majesté, et, pour moi, je vous prie de ne jamais douter que je partage bien sincèrement tous les sentimens que le roi vous témoigne dans sa lettre. Vous connaissez depuis longtemps ceux que je vous ai voués et la haute considération avec laquelle je suis, monsieur mon frère, de votre majesté la bonne sœur. »

« MARIE-ANTOINETTE. »


Ce n’était pas le dessein de Gustave III de s’en tenir à de vaines offres de services. Pour obtenir d’utiles résultats de ses démarches, il s’adressa en même temps à l’impératrice de Russie et en France au parti de la cour, afin de réunir comme en un redoutable faisceau tous les principaux élémens de la contre-révolution. L’affaire du pavillon national lui parut offrir une excellente occasion d’engager l’impératrice de Russie. On sait que la cocarde puis le drapeau tricolores avaient commencé d’être adoptés dès le mois de juillet 1789, excepté dans la marine. Une insurrection survenue à Brest l’année suivante, à bord de l’escadre revenue des colonies, donna lieu de proposer à l’assemblée nationale la substitution des couleurs nationales au pavillon blanc, resté en usage sur nos vaisseaux. C’est Mirabeau qui, avec des paroles tonnantes, fit adopter cette réforme dans la séance du 21 octobre 1790, en y ajoutant cet amendement, que les matelots remplaceraient désormais le cri de vive le roi par celui de vivent la nation, la loi et le roi ! Le nouveau décret fut presque aussitôt notifié aux diverses puissances maritimes, notamment à la Russie et à la Suède. Le chevalier de Gaussen, notre chargé d’affaires à Stockholm, remit dès le commencement de janvier 1791 entre les mains du gouvernement suédois une instruction imprimée, pour être, avec le consentement du roi de Suède, communiquée à la marine royale marchande ; le même document parvenait dans le même temps à Pétersbourg. Gustave conçut aussitôt l’espérance de pouvoir concerter sa réponse avec celle de Catherine II, et de l’entraîner à former cette ligue du Nord à qui sa vive imagination réservait la gloire d’étouffer la révolution française. Un plan une fois arrêté entre les deux cabinets de Stockholm et de Saint-Pétersbourg, on aurait aisément l’adhésion de celui de Copenhague. Gustave en écrivit lui-même, dès le 21 janvier 1791, au comte de Stedingk, devenu son représentant auprès de l’impératrice. Il était indispensable, suivant lui, que les trois puissances maîtresses de la Baltique répondissent par un formel refus ; il fallait effrayer par l’imposante réunion de ces réponses « les démagogues qui osaient si audacieusement insulter à tous les souverains dans la personne du roi de France. » Il ajoutait dans cette lettre, qui devait être communiquée à Catherine II :


« Admettre le pavillon national dans nos ports, ce serait montrer aux peuples un signe de révolte et de succès démagogique ; ce serait du moins reconnaître hautement la légitimité des attentats de l’assemblée usurpatrice ; ce serait donner son approbation à un succès d’un exemple si dangereux, surtout dans un moment où il est de notoriété publique qu’une association s’est formée en France pour la propagation des funestes doctrines qui, en renversant le trône de Henri IV, ont bouleversé toute la monarchie, et lorsqu’on en a déjà ressenti les insinuations en Saxe et dans plusieurs endroits en Allemagne, où des Français ont été pris et punis. Je sais que les sujets qui vivent sous la domination de l’impératrice, gouvernés avec autant de bonté que de gloire, ne peuvent que sentir leur bonheur ; mais on connaît aussi la force de l’enthousiasme, le danger des exemples et l’épidémie des effervescences populaires, épidémie qui vient de s’étendre du fond de l’Amérique sur la France… Ma proposition serait donc que les ministres des cours du Nord remissent ensemble et le même jour à Paris une note au ministre des affaires étrangères, conçue dans les mêmes termes, déclarant qu’on ne recevrait et ne reconnaîtrait d’autre pavillon français que ce qui, de temps immémorial, a été reconnu pour tel, — qu’on ne souffrirait pas qu’aucun vaisseau quelconque en portât d’autre, et que, comme chaque puissance est maîtresse chez elle, on ne doutait pas que le roi de France ne prévînt par ses ordres les désagrémens que ses sujets éprouveraient, s’ils contrevenaient à cette résolution prise par toutes les puissances maîtresses de la Baltique[7]… »


Gustave terminait en donnant lui-même un projet de note qu’il proposait à la signature de l’impératrice. On voit que l’initiative et la confiance ne lui faisaient pas défaut : déjà il se voyait à la tête d’une armée suédo-russe ; il domptait les factions au dehors comme il les avait domptées au dedans ; il sauvait de l’anarchie le plus beau royaume de l’Europe, rétablissait Louis XVI et raffermissait en même temps tous les trônes ébranlés. Il ne lui manquait, pensait-il, pour accomplir une œuvre si grande, que des armées suffisantes et de l’argent : la coopération de la Russie lui donnerait tout cela ; il y ajouterait l’appoint du génie politique et militaire. — Voyons cependant comment Catherine II accueillait son message. Nous l’apprenons avec un curieux détail par la dépêche chiffrée que le comte de Stedingk adressa au roi de Suède le 8 février en réponse à la proposition royale du 21 janvier. La physionomie du narrateur et celle de la tsarine, dont il raconte l’attitude, sont ici également intéressantes. Stedingk était loin dès lors de partager les illusions de Gustave III, et il voyait à jour tout le jeu de l’impératrice. Quant à celle-ci, au lieu de décourager le bouillant roi de Suède par un refus motivé, elle était fort aise de le voir se livrer tout entier à de si lointaines espérances, oublier et les hostilités par lesquelles hier encore il inquiétait les armées russes et la grave négociation d’un traité pendante depuis la paix temporaire de Verela entre la Suède et la Russie ; elle comptait bien que de si puissantes diversions lui permettraient de ne signer le traité qu’à son heure et d’imposer, pour le point si important du règlement de la frontière finlandaise, toutes les conditions qu’elle souhaiterait.


« L’impératrice continue à me traiter fort bien, écrit le comte de Stedingk. Si je ne suis pas du petit hermitage, c’est-à-dire de la petite société qui voit sa majesté tous les jours, je fais partie d’un hermitage moyen formé depuis mon arrivée ici, et composé de cinquante à soixante personnes. — La dernière fois qu’il fut assemblé en habits de masques, dimanche passé, l’impératrice me prit à part, me fit asseoir auprès d’elle, et me témoigna qu’elle avait eu ce jour-là un bien grand plaisir. « J’ai vu, me dit-elle, l’extrait de la dépêche que vous avez reçue du roi au sujet du nouveau pavillon français ; le roi me donne là une preuve non équivoque de sa confiance : je vous assure que je la sens vivement… Il défend la cause de tous les souverains ; il n’y a que le roi de France à qui tout ce qu’on fait chez lui est égal. C’est un fort honnête homme, je lui suis personnellement attachée ; mais quelle faiblesse ! Il sanctionne les plus grandes extravagances ! Comment aider quelqu’un qui ne veut point être aidé ? C’est lui-même qui nous prie de faire reconnaître son nouveau pavillon : comment faire pour le refuser sans attirer à son propre pavillon des suites fâcheuses ? » Répondre à ces questions de l’impératrice n’était pas fort aisé ; je me rabattis à montrer tous les inconvéniens d’admettre ce pavillon que votre majesté a si bien exposés dans sa lettre. La tsarine reprit : « Il n’y a que l’abus du pouvoir ou l’extrême faiblesse qui fait naître la résistance. Chez moi, on déteste trop les étrangers pour adopter leurs principes ; chez vous, le roi saura bien maintenir l’ordre. J’ai eu ici de ces Français qui ont voulu prêcher la nouvelle doctrine ; je les ai mis à la maison de force ; ils sont devenus doux et tranquilles en fort peu de temps. — Effectivement, madame, ce moyen me paraît infaillible ; mais n’y en a-t-il point pour délivrer le roi de France de sa captivité, pour rendre à ce beau pays sa consistance politique ? » L’impératrice me répondit : « Écoutez, monsieur de Stedingk, le plus grand obstacle à la démocratie est l’anarchie. Il ne peut manquer que la France ne reçoive quelque secousse de l’étranger ou d’ailleurs ; il faudra bien qu’on y donne le commandement à quelqu’un, et si ce quelqu’un est homme de tête, il déféra ce que l’on a fait… Pour revenir au pavillon, je vais faire fouiller dans les archives : on m’a dit qu’il y a eu jadis un cas pareil, et nous verrons ce qu’il faut répondre ; mais, croyez-moi, il n’est pas encore temps de brusquer les choses. » Cela dit, l’impératrice se leva, et notre conversation finit. »

Ainsi ajournée, la réponse qu’on souhaitait n’arriva point. Pendant ce temps, Catherine, sans se détourner un instant, s’avançait vers son but : ses armées réduisaient les Turcs épuisés, auxquels Gustave ne pensait plus, et elle faisait accepter du roi de Suède, en octobre 1791, le traité de Drottningholm, exclusivement avantageux à la Russie. La négociation relative au pavillon national n’avait servi qu’à montrer à l’avance les deux souverains du Nord dans l’attitude qu’ils devaient conserver à l’égard de la révolution : l’un, avec son ardeur inconsidérée et son incessant besoin de paraître, s’engageait tout d’abord dans les rangs les plus avancés ; l’autre, prodigue de flatteries et de conseils temporisateurs, poursuivait en silence les secrets desseins de son égoïste politique, jusqu’à ce que le temps fût venu à son gré de se déclarer avec les autres puissances contre la république française.

En attendant que la Russie se décidât, Gustave III s’était tourné vers la France et avait adressé de formelles propositions au parti de la cour. Bien qu’il offrît déjà de profonds et funestes dissentimens, ce parti n’était pas encore absolument divisé, comme il le devait être après Varennes. Louis XVI, il est vrai, — par l’apathie de son caractère, par cette résignation qu’il prenait pour du courage et où il mettait sa vertu, enfin par cette répugnance invincible pour tout travail de l’esprit et de la pensée qui lui faisait détourner tout sérieux examen de la situation dangereuse où se trouvaient plongés le royaume et lui-même, — était incapable de régner[8]. La reine, — avec des saillies de bon jugement et de vive intelligence dans sa conduite et des momens de rare courage, comme au soir du 5 octobre, quand elle disait : « Je sais qu’on vient de Paris pour demander ma tête ; mais j’ai appris de ma mère à ne pas craindre la mort, et je l’attendrai avec fermeté[9], » — n’offrait cependant pas un esprit de suite d’après lequel on pût, en des circonstances si difficiles, construire un plan solide. Elle avait du moins d’excellens conseillers dans son entourage, et elle sut les distinguer d’autres amis imprudens et dangereux. Ce n’est point Mirabeau ni le comte de La Marck, ce n’est pas même le comte de Mercy qu’on peut accuser d’être restés sourds aux concessions que réclamait la nécessité des temps. L’honnête comte de La Marck, qui servit avec l’ambassadeur d’Autriche d’intermédiaire désintéressé entre Mirabeau et la cour, atteste que Mercy avait « un esprit dégagé des préjugés étroits qui l’auraient empêché de reconnaître certaines conséquences utiles de la révolution bien dirigée. » Ils formaient ensemble ce prétendu comité autrichien qui s’occupait fort peu, affirme La Marck, de l’Autriche et de ses intérêts, mais beaucoup des intérêts de la France. « Nous voulions arracher ce beau pays à l’anarchie et sauver un malheureux roi qui, s’il ne fut pas le plus habile, a été justement nommé le plus honnête homme de son royaume[10]. » A côté de ces conseillers, la cour avait des instrumens dévoués, tels que M. de Breteuil, ancien ambassadeur en Suède et à qui Louis XVI donna des pleins pouvoirs de ministre des affaires étrangères, fit M. de Bouillé, que ses idées politiques portaient vers une forme de constitution semblable à celle de l’Angleterre. On ne rencontrait ni de telles idées ni de tels sentimens chez les princes. Dès les premiers jours de l’émigration, ils avaient montré un esprit d’aveuglement et d’irréflexion redoutable. De Turin, ils avaient agité vainement les provinces du midi, et de Coblentz celles de l’est, sans aucun souci des dangers extrêmes que leur imprudence provoquerait. Il fallut, pendant toute l’année 1790 et les six premiers mois de 1791, les efforts constans de la reine et du roi, de M. de Breteuil et de l’empereur Léopold, pour les contenir. Ils obéissaient toutefois encore, bien qu’à grand’ peine, et le parti de la cour était par là préservé de cette entière indiscipline qui entraîna dès le lendemain de Varennes son irrémédiable division.

C’est ce qui fait que Gustave III, lorsqu’il voulut entrer en négociations directes avec le parti de la cour, loin de se livrer aux princes, comme il devait le faire plus tard, s’adressa directement à M. de Breteuil. Le 20 mai 1791, il écrivait au comte d’Artois qu’il se prêtait à son désir d’employer le chargé d’affaires de Suède auprès de la Porte pour obtenir des Turcs quelques millions ; mais il lui recommandait de mettre dans ses démarches, pour ne pas compromettre Louis XVI et Marie-Antoinette, « la plus grande prudence et la plus imperturbable discrétion. » Il mettait en post-scriptum que sa santé le forcerait à faire un voyage à Aix-la-Chapelle pendant le mois de juin ; mais il se gardait bien de dire qu’il avait écrit trois jours plus tôt au comte de Breteuil pour ouvrir une négociation, et que son voyage à Aix-la-Chapelle était concerté pour suivre de près le développement de cette grande affaire. Gustave n’avait eu qu’à reprendre avec M. de Breteuil la suite de la négociation entreprise inutilement par le baron de Taube et continuée par Fersen. Il offrait[11] de travailler de sa personne au rétablissement du roi de France avec seize mille hommes de troupes suédoises bien aguerries par la dernière campagne en Finlande, et il se flattait de pouvoir joindre à ces forces au moins huit mille soldats russes. En échange de ces services, il demandait l’argent nécessaire pour le transport et l’entretien de ces troupes, l’assurance que le commandement en chef ne lui serait pas contesté là où il se trouverait en personne, le renouvellement, après la restauration de Louis XVI, des anciennes alliances, nommément de celle du 19 juillet 1784, avec augmentation de subsides au moins jusqu’à la somme de 3 millions de livres. « Si une impossibilité absolue ne s’y était opposée ; il se fût fait une gloire de tout entreprendre pour le service du roi de France sans lui rien demander, renouvelant ainsi ces anciens et nobles exemples de loyauté et de chevalerie qui prescrivaient aux guerriers le devoir si juste de secourir les princes malheureux et opprimés ; » mais il en appelait aux souvenirs de M. de Breteuil lui-même sur la pauvreté de la Suède. Il pensait qu’on pouvait engager le roi d’Espagne à fournir les secours d’argent pour le compte du roi de France, qui les lui rembourserait aussitôt après son rétablissement. Les troupes espagnoles ne devaient pas être, suivant lui, appelées en France, parce que leur apparition y réveillerait de vieilles haines nationales. Les Suédois au contraire étaient aimés des Français, auprès de qui ils avaient si souvent combattu ; en outre on ne pouvait les soupçonner d’aucun projet d’agrandissement aux dépens de la France. Il demandait enfin si le roi pouvait lui faire offrir un port pour débarquer ses troupes, et annonçait sa prochaine arrivée à Aix-la-Chapelle. Il ne craignait pas d’ajouter, en forme d’apostille, que si le roi de France négociait avec ses propres sujets pour alléger sa situation en sacrifiant une partie de sa puissance, il regarderait une pareille concession comme dangereuse et contraire à tous les principes qui allaient déterminer la conduite des souverains armés en sa faveur.

La date de cette lettre coïncidait avec l’arrivée à Stockholm du comte Stackelberg, qui apportait de Pétersbourg un plan d’action commune contre la France. On apprécie facilement quelle était la sincérité de cette démonstration, quand on voit vers le même temps Catherine II essayer de corrompre les députés de l’assemblée nationale et Mirabeau lui-même ; mais Gustave III, lui, n’avait contre la bonne foi de l’impératrice aucun soupçon. Il était convaincu que l’alliance du Nord allait se fonder, et nous le voyons partir plein d’espoir, le 24 mai, pour Aix-la-Chapelle. Au milieu de sa route, impatient et ne doutant de rien, il fait un pas de plus vers une rupture éclatante avec le parti qu’il veut combattre. Informé que le gouvernement révolutionnaire se dispose à faire partir le vicomte de Vibray pour le représenter à Stockholm, il informe le baron de Staël, par une dépêche datée de Brunswick, 8 juin 1791, que nul envoyé de ce gouvernement ne sera reçu dans ses états, et que des ordres sont donnés dans les différens ports, à Stralsund, Helsingborg et Ystad, pour empêcher M. de Vibray de passer outre.


« Je regarde tous ceux qui viennent de la part de cette assemblée (et je ne suis pas le seul des souverains du Nord à penser ainsi) comme autant de conspirateurs gagés pour allumer le feu de la guerre civile dans les différens états, et pour semer partout la discorde entre les peuples et leurs souverains. Avec cette conviction, je me croirai tout permis pour les empêcher de réussir. C’est à vous de prévenir cet esclandre, qui entraînerait nécessairement la cessation de toute mission suédoise à Paris, ce qui ne pourrait qu’être fâcheux pour vous. J’apprends aussi qu’il est question de faire prêter à l’armée française un nouveau serment dont le nom du roi est entièrement exclu ; en ce cas, je vous ordonne d’avance de signifier à tous les officiers mes sujets de quitter sur-le-champ, sous peine de désobéissance militaire, le service de France. Si quelqu’un persiste à y rester après cet ordre, vous m’en rendrez compte officiellement. »


De pareilles dispositions, que le baron de Staël ne pouvait ni publier ni garder secrètes sans accepter la responsabilité de quelque éclat dangereux, étaient par elles-mêmes singulièrement précipitées. On en jugea ainsi autour de Louis XVI, car M. de Breteuil répondit le 9 juin, de Soleure, la lettre suivante :


« Je n’hésiterais pas, sire, à accepter au nom du roi votre tendre et courageuse proposition, si le roi était libre et à la tête de la plus saine partie de ses troupes ; mais, dans la position où se trouve encore sa majesté, elle ne peut et ne doit que vous demander, sire, de tempérer les mouvemens de votre amitié et de lui en conserver les dispositions pour l’instant où elle aura repris le droit de réclamer le secours de son plus ancien allié et de son meilleur ami… Vous sentirez, sire, que tant que le roi est entre les mains des factieux, des démarches éclatantes de votre amitié ne feraient qu’augmenter également ses entraves et ses dangers. J’espère que nous touchons au terme des uns et des autres ; mais il faut y être arrivé avant de pouvoir se livrer à la plupart des mesures les plus importantes, les plus désirables et même les plus nécessaires. »


M. de Breteuil acceptait du reste à l’avance toutes les conditions du traité, et il assurait qu’une négociation était déjà entamée avec l’Espagne pour en obtenir des subsides. Le roi de France, disait-il, avait le désir de fournir au roi de Suède tout l’argent nécessaire, et s’engageait en tout cas à trouver dans le succès les moyens de s’acquitter envers son généreux allié. Deux observations graves terminaient la lettre du baron de Breteuil : par l’une, répondant à l’apostille de Gustave III, il affirmait que jamais le roi de France n’avait pensé ni ne penserait à rien céder de sa prérogative ; par l’autre, il conjurait expressément le roi de Suède de se tenir en garde contre les Français qu’il allait trouver sur la frontière : leur légèreté et l’indiscrétion de leurs propos en faisaient autant d’espions pour l’assemblée nationale, et on le suppliait de ne rien leur communiquer de ses desseins.

L’exécution de ces desseins était concertée avec celle du projet de fuite qui devait échouer à Varennes. Gustave III était certainement instruit du plan de la cour : la lettre du baron de Breteuil le faisait déjà supposer, et nous le savons en outre par deux billets adressés par Fersen au baron de Taube pour être communiqués au roi de Suède.


« Tout ce que je vous ai dit que j’avais imaginé pour procurer le départ du roi et de la reine et un changement de la situation politique, ainsi que sur la nécessité d’un secours étranger, est devenu un projet réel à l’exécution duquel on travaille aujourd’hui. Personne n’est dans la confidence, sauf quatre Français, dont trois sont à l’étranger. Je n’en ai rien dit au roi de Suède dans ma dernière lettre, qui est en clair, parce que j’ai craint que quelque Français de sa maison, trouvant ce papier sur sa table, n’en prît connaissance. Nous devons être défians ; la propagande a trouvé moyen de corrompre tous ceux qui sont au service des princes ou des cours étrangères. »


Le second billet est daté du 4 avril, deux mois avant la fuite.


« Il serait à propos que, pour accompagner le roi de France, je prisse l’uniforme suédois. Demandez à sa majesté si elle permet que je porte en cette circonstance l’uniforme de ses dragons, que j’ai depuis longtemps ici. Je n’ai pas avec moi d’uniforme de la garde, et je n’ose en commander un dans ce moment ; mais je le ferai faire et le porterai dès que je serai sorti de la ville[12]. »


On voit suffisamment par ces lignes que Gustave III était du complot. Il semble même qu’il ait désiré que l’uniforme suédois se montrât aux provinces françaises dans une si grave circonstance. Aussi disait-on dans Paris, au lendemain même de Varennes, que c’était lui qui avait déterminé Louis XVI, et le ministre de Danemark en Suède écrivait à quelque temps de là : « M. d’Armfelt a marqué assez clairement à M. de Saint-Priest, en ce moment à Stockholm, que sa majesté suédoise a eu part au plan de l’évasion du roi de France. » C’était d’ailleurs un Suédois, le comte Axel de Fersen, que le roi et la reine avaient choisi pour veiller aux préparatifs et à l’exécution de leur dessein. Depuis longtemps, — depuis trop longtemps sans doute pour la garantie du secret désirable, — Fersen, que sa qualité d’étranger rendait plus libre en vue de certaines démarches, s’occupait des mesures préliminaires. Il avait emprunté au nom du roi une somme de deux millions ; il avait commandé six mois à l’avance, comme pour une dame russe, Mme de Korff, la fameuse berline à six places qui devait servir à l’évasion. Cette berline offrait, comme on sait, une extrême recherche de luxe et de comfortable, et contenait tout le nécessaire pour la vie de plusieurs jours ; Fersen en surveillait avec soin tout le travail. Une fois achevée, c’est à Fersen que le fabricant la livra : on la conduisit à son hôtel, rue de Matignon, et le public entrait dans la cour pour la visiter, cela au moment où les papiers publics annonçaient le dessein de la famille royale, et quand Fersen était si connu pour ses relations avec le château. C’est lui qui procure les passeports, toujours au nom de Mme de Korff, lui qui loue à l’avance les voitures nécessaires pour que les voyageurs aillent rejoindre la berline à la barrière Saint-Martin, lui qui correspond par chiffres avec M. de Bouillé. On peut rétablir avec les relations du temps tout le détail, heure par heure, de ses derniers préparatifs pendant la journée du 20 juin. Les imprudences y éclatent presque autant que le dévouement et le zèle ; mais il agissait en cela comme le roi et la reine, et comme tous ceux qui les entouraient. Qui n’a suivi avec anxiété les vicissitudes étranges de ce funèbre épisode, ces caprices de coquetterie féminine et ces prétentions d’étiquette qui risquent, avant le départ, de tout compromettre, — puis, pendant la fatale nuit du 20 au 21 juin, cette ignorance du chemin qui doit conduire des Tuileries au Carrousel, et ensuite, à travers le labyrinthe des rues de Paris, vers la barrière Saint-Martin, — cette malheureuse reine errante à minuit comme une criminelle, cette berline isolée sur la grande route pendant un navrant retard[13] ? Enfin la famille royale arrive. Fersen a présidé, à travers mille dangers, au départ ; c’est lui qui a dirigé, à la sortie des Tuileries, Mme de Tourzel avec le petit dauphin et Madame royale ; c’est lui qui a servi de cocher jusqu’à la barrière. Déjà le jour commence à poindre quand il achève de placer dans la berline les six voyageurs. Il prend place sur le siège ; c’est un homme de confiance, le cocher même de Fersen, qui conduit, et le comte a prêté ses propres chevaux. En moins d’une demi-heure on est à Bondy, et c’est de là que, sur les instances de la reine, Fersen, qui la croit sauvée, retourne vers Paris. À peine la grande ville est-elle sortie du sommeil que la sinistre rumeur du départ de la cour y circule. Fersen assiste à cette première et terrible effervescence dont il ne prévoit pas le prochain effet, et réussit à partir le soir du 21 juin pour Bruxelles. Le même jour, Gustave III, arrivé depuis une semaine à Aix-la-Chapelle, se rendait à Spa pour être plus près de la frontière. Exactement informé de l’évasion, il se promenait à pied aux portes de la ville, sur la grande route par où devait venir, à l’heure que ses calculs avaient fixée, le courrier annonçant l’heureuse réussite. On le vit errer impatient et inquiet, compter les minutes et les heures, puis rentrer en ville fort troublé. La nuit suivante, pendant son sommeil, le baron Fabian Wrede entra précipitamment dans sa chambre, et l’informa du désastre qui ruinait tant d’espérances.

Dans la pensée du parti de la cour, l’entreprise qui venait d’échouer à Varennes était la suprême tentative offerte à la royauté pour éviter un formidable avenir. Louis XVI passait, non sans raison, pour être captif depuis que les journées d’octobre l’avaient ramené de Versailles à Paris. La cour se flattait de l’idée qu’une partie de la nation et de l’armée même voulait encore sauvegarder la royauté, avec les garanties de la constitution nouvelle. Il fallait seulement, pensait-on, se soustraire à la tyrannie de la capitale, se retirer dans une forteresse avec quelques régimens dévoués, et donner ainsi le temps aux Français restés fidèles de se prononcer et de se compter. On osait croire que l’effet moral d’un tel changement exercerait, sans guerre civile, une profonde influence, ou que, si la guerre civile devait éclater, elle serait courte, et amènerait de part et d’autre des concessions. On espérait en même temps que le concours des forces étrangères, qu’on avait accepté, resterait superflu : vaines illusions, qui étaient dissipées cruellement. Le parti de la cour, annulé depuis que ses chefs naturels se voyaient condamnés à l’inaction, allait se diviser. À côté de ce qu’il faut appeler désormais le parti du roi, bien impuissant par lui-même, il y a maintenant le parti des princes avec la plus grande partie de l’émigration groupée autour d’eux, C’est ici, à vrai dire, que se retranche l’esprit de la contre-révolution ; Gustave III veut en devenir le héros.


A. GEFFROY.

  1. Voyez sur le second séjour de Gustave III en France la Revue du 15 septembre dernier. Voyez, pour les autres parties de cette série, la Revue du 15 février, 1er mars, 1er avril, 15 juillet 1804 et 15 août 1865.
  2. Fille de Frédéric V, roi de Danemark, elle n’avait que cinq mois de moins que le prince royal de Suède.
  3. On sait qu’il s’agit ici du comte Frédéric Axel de Fersen, père de ce comte Axel si brillant à Versailles. Voyez la Revue du 15 septembre dernier.
  4. Voyez la Revue du 1er novembre 1856.
  5. Papiers d’Upsal, tome XVI, n° 51.
  6. Même recueil, n° 62.
  7. Je dois la communication de ces précieux documens et de bien d’autres encore concernant l’histoire de la contre-révolution à l’extrême obligeance de M. le comte de Manderström, ministre des affaires étrangères de Suède, qui a bien voulu me confier les copies faites par lui-même sur les pièces originales ou sur les minutes officielles conservées dans les archives du ministère des affaires étrangères à Stockholm. L’ensemble de ces pièces forme toute une page de notre histoire presque contemporaine qui ne pouvait être mieux traitée que par l’homme d’état si lettré qui les avait d’abord recueillies. Aussi n’ai-je pu consentir à tenter de les mettre en œuvre qu’en gardant le regret du curieux livre que M. le comte de Manderstrôm en eût tiré.
  8. Voyez la Correspondance entre le comte de La Marck et Mirabeau, publiée par M. de Bacourt, t. III, p. 248.
  9. Mémoires de Rivarol, p. 302 (cités dans la Correspondance du comte de La Marck).
  10. Correspondance du comte de La Marck, t. Ier, p. 226.
  11. Lettre de Gustave III au baron de Breteuil. Haga, 17 mai 1791. Communiquée par M. le comte de Manderström.
  12. Ces deux billets de Fersen à Taube se trouvent en suédois dans les Souvenirs du colonel Schinkel, t. II, p. 169.
  13. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié les émouvans récits de M. de Mazade sur Marie-Antoinette. Est-il besoin de dire que son étude, alors même qu’elle aurait fait acception de certains textes récemment discutés par nous, subsiste par elle-même, avec la délicatesse pénétrante de ses appréciations ?