Gustave Wasa/Acte V
ACTE V
Scène I
Je revois la lumière, et tu veux que je vive !
Mais sous quel astre enfin ? Suis-je reine ou captive ?
Parle ; dois-je bénir ou détester tes soins ?
Tes yeux de tant d’horreurs étoient-ils les témoins ?
Non, madame ; j’étois dans ce palais, errante,
Lorsque, sans mouvement, pâle, froide et mourante,
Je vous ai prise ici de la main des vainqueurs.
Étaient-ce vos tyrans ou vos libérateurs ?
Ma vue à tout cela ne s’est guère attachée.
Léonor de mes bras venoit d’être arrachée.
Mon trouble, votre état, des cris renouvelés,
Par ces cris les vainqueurs au combat rappelés,
De tant d’événements et le nombre et la suite
N’ont pu de notre sort me laisser bien instruite ;
Et du feu meurtrier le bruit sourd et lointain
Dit trop que le succès est encore incertain.
Mais l’inhumanité que j’ai le moins conçue,
C’est l’état déplorable où je vous ai reçue.
Tu pâliras, Sophie, au récit du danger
Qu’en ce désordre affreux l’on m’a fait partager.
Sur ces bords dont l’hiver a glacé la surface,
Mes ravisseurs fuyoient ; et, franchissant l’espace
Qui semble séparer le rivage et les eaux,
M’enlevoient vers la rade où flottoient leurs vaisseaux.
J’en croyois Frédéric ; et je m’étois flattée
De voir en sa faveur la flotte révoltée ;
Mais plus nous approchions, moins j’avois cet espoir :
Tout ce que j’aperçois paroît dans le devoir.
Laissant donc pour jamais Gustave et ma patrie,
Je demandois la mort, quand ce prince, en furie,
Du palais où ses yeux ne me rencontroient point,
Entend mes cris, me voit, vole à nous et nous joint.
On se mêle. Je veux regagner le rivage ;
Partout je me retrouve au centre du carnage.
La fortune se joue en ce combat fatal.
Sur la glace longtemps l’avantage est égal.
Elle nuit à la force, elle aide à la foiblesse ;
Et chaque pas trahit la valeur ou l’adresse.
Parmi des cris de rage, et de mourantes voix,
Un bruit plus effrayant, plus sinistre cent fois,
Sous nous, autour de nous, au loin se fait entendre.
La glace en mille endroits menace de se fendre,
Se fend, s’ouvre, se brise et s’épanche en glaçons,
Qui nagent sur un gouffre où nous disparaissons.
Rien encor (quelque effroi qui dût m’avoir émue),
Rien n’avoit échappé jusqu’alors à ma vue ;
Mais du voile mortel mes yeux enveloppés
D’aucun objet depuis n’ont plus été frappés :
Du reste, mieux que moi tu n’es pas informée.
Ainsi de plus en plus tu me vois alarmée.
D’un rude et long combat peut-être qu’affaibli,
Gustave est demeuré sous l’onde enseveli ;
Peut-être que, sans chef, nos troupes fugitives
Auront à son rival abandonné ces rives ;
Et quand je me figure en proie à ses transports,
L’épouvantable abîme où je retombe alors…
Non, non ; d’un tel péril avoir été sauvée,
Au bonheur le plus grand c’est être réservée :
Madame, espérez tout ; cessant d’être ennemi,
Le destin rarement favorise à demi.
Eh ! Que peut-il pour moi ? Que veux-tu que j’espère,
Le fils m’étant rendu, s’il faut pleurer la mère ?
Quelle joie offrira la victoire à mon cœur ?
Si Christierne fuit, s’il échappe au vainqueur,
Léonor au tyran demeure abandonnée :
Elle à qui je dois plus qu’à ceux dont je suis née,
Elle dont le malheur n’est venu que du mien,
Qui me tient lieu de tout, sans qui tout ne m’est rien.
Son sang paieroit bientôt la commune allégresse.
Léonor périra !
Le bruit des armes cesse.
Elles ont décidé, madame… on vient à nous.
Scène II
à Casimir, qui veut ressortir en voyant Adélaöde.
Casimir, Casimir, pourquoi me fuyez-vous ?
Ce jour auroit-il mis le comble à nos misères ?
Vous remontez, madame, au trône de vos pères.
Je puis y regretter l’état où j’ai vécu.
Léonor ?…
Christierne est vaincu.
Et peut-être vengé ?
Non ; mais tout prêt à l’être.
Ah ! Vous n’avez rien fait.
Ayant vu fuir le traître,
Qui du milieu des flots brave à présent nos coups,
Gustave impatient revenoit près de vous ;
Mais, par des furieux qui refusoient la vie,
Presque de pas en pas sa course ralentie
Veut qu’il combatte encore, et vainque à chaque instant :
"Ami, prends, m’a-t-il dit, un soin plus important ;
Je saurai disperser cette foule impuissante.
Dans la tour cependant ma mère est gémissante.
Chasse de devant elle et la crainte et la mort ;
Et pour la rassurer instruis-la de mon sort. "
Je le quitte et j’accours ; mais, hélas ! Du rivage,
Sur un navire exprès approché de la plage,
Je découvre (Ô spectacle où de la cruauté
Triomphe, sous nos yeux, l’horrible impunité !)
Christierne, à ses pieds, d’une main forcenée,
Tenant sur le Tillac Léonor prosternée,
Et de l’autre déjà haussant, pour se venger,
Le fer étincelant tout prêt à l’égorger.
À cet aspect vers lui nos mains sont étendues ;
Du peuple suppliant le cri perce les nues.
Pour une heure le coup demeure suspendu,
Et par un trait lancé ce billet est rendu.
Ah ! Je ne vois que trop le choix qu’on nous y laisse !
Scène III
Soldats, qu’on se retire, et que le meurtre cesse :
Que le sang le plus vil, devenu précieux,
Témoigne que c’est moi qui commande en ces lieux.
Ô faveur, que du ciel je n’osois presque attendre !
Que de grâces déjà n’ai-je pas à lui rendre ?
Madame, vous vivez ; et, par d’heureux moyens,
Les secours de Sophie ont secondé les miens.
Vous vivez ! Quelle crainte en mon cœur est cessée ?
Dans quel état affreux je vous avois laissée,
Pour courir assurer un succès balancé
Par l’ennemi qu’enfin nos armes ont chassé !
Hélas !
Votre vengeance eût été mieux servie :
Il eût avec le trône abandonné la vie ;
Mais des soins plus sacrés me pressoient tour à tour :
J’avois à rassurer la nature et l’amour.
Vous et ma mère avez favorisé sa fuite ;
Vous avez l’une et l’autre arrêté ma poursuite.
Sans vous deux mes lauriers devenoient superflus.
Je vous vois ; je respire. Il ne me reste plus,
Pour goûter sans mélange une faveur si chère,
Que de m’en applaudir dans les bras de ma mère.
Voyons-la. Quelle joie, après tant de malheurs !…
Mais que m’annonce-t-on ? Je ne vois que des pleurs !
Vous qui la secouriez, répondez-moi, Sophie…
Casimir… Tout se tait… Ah ! Ma mère est sans vie.
Léonor voit le jour.
Et vous soupirez tous ?
Voyez quel sacrifice on exige de vous.
"Ou deviens parricide, ou fléchis ma colère.
Gustave, je t’accorde une heure pour le choix.
Songe à ce que tu peux, songe à ce que tu dois.
Ou rends-moi la princesse, ou vois périr ta mère. "
Le barbare en fuyant l’avoit en son pouvoir ?
Du haut de ce palais, seigneur, on peut tout voir :
Le poignard à nos yeux reste levé sur elle.
J’attends le même coup de ma douleur mortelle.
Juste ciel ! à qui donc sera dû votre appui ?
La piété deux fois m’est fatale aujourd’hui !
Frédéric eût été notre ressource unique :
Je pourrois tout encor sur son âme héroïque,
Et j’irais me jeter sans rien craindre à ses pieds,
Si ce rival étoit le seul que vous eussiez.
Le seul ? Ce n’est pas lui que l’échange concerne ?
Non, Seigneur.
Eh ! Qui donc ?
Le tyran.
Christierne ?
Lui-même. J’apprenois ce dernier coup du sort,
Lorsque sur l’échafaud vous attendiez la mort.
Aussi n’est-ce pas vous qu’on livrera, madame.
C’est à moi d’assouvir le courroux qui l’enflamme…
Va le trouver, ami : sache s’il y consent.
De ce courroux ma mère est l’objet innocent.
Qu’il accepte, au lieu d’elle, un rival qu’il déteste.
Moi, je me chargerois d’un emploi si funeste !
Tout ordre qui vous nuit passe votre pouvoir,
Seigneur ; et je vous fuis, pour n’en plus recevoir.
Scène IV
Ma mère, je le vois, n’a plus que moi pour elle !
Ah ! Prince, où courez-vous ?
Où le devoir m’appelle.
Insensé ! Le devoir te fait-il une loi
De périr sans sauver ni ta mère, ni moi.
Penses-tu qu’à son fils elle veuille survivre,
Qu’en tous lieux ton épouse hésite de te suivre,
Qu’il me reste un refuge ailleurs que dans tes bras,
Et qu’en m’abandonnant tu ne me livres pas ?
Que deviens-je s’il faut que ton sang se répande ?
Qui veux-tu, si tu meurs, cruel ! Qui me défende
Contre les attentats d’un mortel ennemi,
Plein du projet fatal dont ton cœur a frémi ?
S’il s’endurcit déjà contre une telle image,
Si, courant au trépas, tu crains peu qu’on m’outrage,
Respecte ta patrie, et daigne, au moins, songer
Aux maux où par ta mort tu vas la replonger.
Ta valeur n’aura fait qu’accroître nos misères.
La cruauté sans frein brisera ses barrières ;
Et, jointe à la vengeance, aura bientôt versé
Le peu de sang qu’ici ses excès ont laissé.
Amant peu tendre, appui téméraire et fragile,
Pernicieux vainqueur et victime inutile,
Va perdre, n’écoutant qu’un aveugle transport,
Ta reine, ton pays, ta victoire et ta mort.
Je serai, si l’on veut, un appui misérable,
Une aveugle victime, un vainqueur condamnable,
D’un regret volontaire un amant déchiré ;
Mais je ne serai point un fils dénaturé.
Ma vie, appartenant à qui me l’a donnée,
De remords éternels seroit empoisonnée,
Si, faute de l’offrir, l’oubli de mon devoir
Laissoit tomber un coup que j’aurois dû prévoir,
Que ma mère pour moi voit levé sur sa tête,
Que même à partager votre amitié s’apprête.
Qui, dans l’attente enfin d’un échange odieux,
Des deux peuples sur moi fixe à présent les yeux.
Justice, amour, honneur, tout veut que je me livre.
Madame, encouragez ma mère à me survivre :
Pour recevoir ses pleurs ouvrez-lui votre sein :
Soyez-vous l’une à l’autre une ressource ; enfin,
Pour Stockholm et pour vous, cessez d’être alarmée.
Je vous laisse au milieu d’un peuple, d’une armée
Dont ma victoire a fait d’invincibles remparts…
Mon cœur est pénétré de vos tristes regards ;
L’amour me fait sentir tout le prix de la vie ;
Mais j’aurai délivré ma mère et ma patrie,
Je vous aurai laissée au trône en vous quittant ;
Mourant si glorieux, je dois mourir content.
Du plus lâche abandon déjà l’on me soupçonne :
Sous le fer menaçant la victime frissonne ;
Et chaque instant qu’ici j’accorde à mon amour,
C’est la mort que je donne à qui je dois le jour…
Adieu… retenez-la.
Vainement on l’espère.
Eh ! Que prétendez-vous ? Laisser périr ma mère ?
Non ; mais t’accompagnant, je veux…
Scène V
Régnez,mon fils…
Nous triomphons, madame, et nos maux sont finis.
Ah ! Que votre salut alloit coûter de larmes !
Eh ! Quel prodige heureux fait cesser nos alarmes ?
Puisse-t-il à jamais épouvanter les rois
Qui sur la violence établiront leurs droits !
Christierne, laissant une foible espérance,
Ou, peut-être, à l’amour préférant la vengeance,
Partoit ; et de mon sang prêt à rougir les flots,
Du geste et de la voix pressoit les matelots,
Un tumulte soudain l’intimide et l’arrête.
Tous les chefs de la flotte, et le prince à leur tête,
Les armes à la main, volant sur notre bord,
Fondent sur le Tillac, où j’attendois la mort.
Rodolphe, trop fidèle aux volontés d’un traître,
Glorieux et puni, meurt aux yeux de son maître.
Je demeure sans force aux pieds de l’inhumain.
Le nouveau roi m’aborde ; et me tendant la main,
Honteux de mes liens les détache lui-même.
"Pour prémices, dit-il, de mon pouvoir suprême,
Madame, je vous rends à votre illustre fils.
Que son épouse et m’aime et m’estime à ce prix !
Allez ; et de la paix soyez le premier gage.
Mon cœur n’en goûtera de longtemps l’avantage.
C’est pour l’y rétablir que je vais m’éloigner,
Et ne mettre mes soins désormais qu’à régner. "
Frédéric, à ces mots, qu’un soupir accompagne,
Me laisse, et fait partir la flotte qu’il regagne,
Tandis que sur ces bords on ramène avec moi
Le monstre dont la rage y sema tant d’effroi.
Scène VI
L’allégresse partout, seigneur, vient de renaître.
Christierne enchaîné devant vous va paroître.
Son sang sur le rivage eût aussitôt coulé,
Et le peuple en fureur l’eût cent fois immolé :
Mais on vous eût privé du plaisir légitime
D’égaler, s’il se peut, le châtiment au crime.
De la mort dont pour vous il ordonna l’apprêt,
Vous-même, vous allez lui prononcer l’arrêt.
Scène VII
Quel spectacle !… Ô fortune ! Ainsi donc ton caprice
Quelquefois se mesure au poids de la justice…
Tigre, l’horreur, l’opprobre et le rebut du nord,
Regarde en quelles mains t’a mis ton mauvais sort ;
Vois à quel tribunal il t’oblige à paroître ;
Sur ces terribles lieux, où je te parle en maître,
Lève les yeux, barbare ! Et les lève en tremblant.
Voici de tes forfaits le théâtre sanglant.
Qui te garantira du coup que tu redoutes ?
Ces marbres profanés, et ces murs et ces voûtes ?
Et l’ombre de mon père, et celle de Sténon,
Et ce reste éploré d’une illustre maison,
Que vois-tu qui n’évoque en ces lieux la vengeance ?
Toi-même en as banni dès longtemps la clémence.
Le jour, l’heure, l’instant déposent contre toi.
J’ai vu lever le fer sur ma mère et sur moi.
La reine a craint encore un destin plus horrible…
Tranche de vains discours. Tu dois être inflexible.
En me le déclarant penses-tu m’émouvoir,
Toi de qui la pitié croîtroit mon désespoir ?
Je me reproche moins mes fureurs que ta vie.
Ta vengeance déjà devroit être assouvie.
Gustave triomphant, le trépas m’est bien dû.
Tu vois ce que me coûte un seul instant perdu ;
Profite de l’exemple, et satisfois ta rage.
Nomme autrement la haine où l’équité m’engage ;
Je la satisfois donc : je t’épargne ; survis
À la perte des biens qu’un rival t’a ravis.
Éprouve le dépit, la honte et l’épouvante.
Même à ta liberté je défends qu’on attente :
Errant et vagabond, jouis-en, si tu peux.
Exécrable partout, sois partout malheureux ;
Partout comme un captif que poursuit le supplice,
Et qui du monde entier s’est fait un précipice…
Je vous charge du soin de son embarquement,
Casimir ; qu’on l’éloigne, et que dans le moment,
De ce monstre à jamais on purge le rivage…
Casimir et les gardes emmènent Christierne.
Et nous, madame, après un si long esclavage,
En de tendres liens allons changer nos fers,
Et réparer les maux que Stockholm a soufferts.