Gustave Wasa/Acte IV
ACTE IV
Scène I
Je prétends faire ainsi remonter ma vengeance
Aux sources du mépris qui bravoit ma puissance.
Expiera ce mépris, ou le fera cesser,
De ses derniers discours rétractera l’audace,
Ou sentira l’effet de ma juste menace.
Est-elle par ta bouche instruite de son sort ?
Elle a devant les yeux l’appareil de sa mort ;
Et j’attendois qu’il fît tout l’effet qu’il doit faire
Pour vous la ramener plus prête à vous complaire.
Eh ! Dis-moi, d’un bonheur qu’il n’accepta jamais,
De quel œil Frédéric a-t-il vu les apprêts ?
Je le fais observer, sans pénétrer encore
S’il cède ou s’il résiste au feu qui le dévore.
Son départ à la nuit d’abord étoit marqué ;
Mais, presque sur le champ, l’ordre s’est révoqué.
Animé d’autres soins, et plein de confiance,
Maintenant il vous cherche avec impatience ;
Et moi, d’un entretien que vous ne cherchez pas,
J’ai voulu, mais en vain, vous sauver l’embarras.
Sur mes pas, devant vous, il est prêt à se rendre.
Tôt ou tard, il faut bien se résoudre à l’entendre.
Et du peuple quels sont cependant les discours ?
De la mort de Gustave il veut douter toujours.
Sans perdre un seul instant, rendons-la manifeste,
Ou ce doute aujourd’hui peut vous être funeste.
J’ignore quelle idée engageoit Casimir
À m’éloigner de celle où tu viens m’affermir.
Oui, pour éteindre un feu que l’erreur perpétue,
Présentons aux mutins leur idole abattue.
Dans la place publique, où fut lu son arrêt,
Qu’à l’instant le proscrit paroisse tel qu’il est.
Va le prendre des mains de son brave adversaire ;
Et, de là, devant moi fait paroître sa mère…
Voici le prince… Va, cher Rodolphe ; et reviens
Interrompre au plus tôt de fâcheux entretiens.
Scène II
Vous avez désiré, seigneur, que ma tendresse
Se chargeât d’essuyer les pleurs de la princesse ;
Et je vois qu’on la prive, en ce jour de douleur,
Du seul soulagement qu’elle eût dans son malheur.
N’est-il pas temps enfin que le vainqueur commence
À triompher des cœurs, s’il peut, par la clémence ?
Des cris du malheureux ne vous lassez-vous pas,
Et faut-il que le sang marque ici tous vos pas ?
Gustave a succombé (puisse, pour notre gloire,
Un semblable triomphe échapper à l’histoire !)
Enfin Gustave est mort, et tout vous est soumis.
Un coup infructueux joindroit la mère au fils.
La princesse m’implore et nous la redemande.
Pour l’intérêt commun souffrez que je la rende,
Seigneur ; et qu’une fois, vous ayant désarmé,
Je serve ce que j’aime, et puisse en être aimé !
Prince, on ose abuser de votre ministère.
Le rival de Gustave en doit craindre la mère ;
Le passé, ce me semble, à tous deux nous l’apprend,
Et c’est une imprudence en vous qui me surprend.
La générosité jamais n’est imprudence.
Elle n’ouvre que trop la porte à la licence.
Mais si l’on obéit, si l’on vous satisfait ?
Leur séparation produira cet effet.
Mes soins l’auront produit.
Quoi ! Cette âme hautaine…
Obtenant Léonor,
seroit moins inhumaine.
Vous avez sa parole ?
Elle n’a rien promis ;
Mais je crois m’en pouvoir tout promettre à ce prix.
Prince, elle y compte en vain ; c’est moi qui vous l’annonce.
Quoi je lui porterois cette triste réponse ?
Triste ou non, j’ai parlé, ce décret vous suffit.
J’aurois cru mériter que l’on me satisfît.
À son retour du temple on lui pourra complaire.
Il s’agit d’une grâce, et non pas d’un salaire.
J’en crois faire une aussi quand je laisse espérer.
Mais la princesse craint ; il faut la rassurer.
Sa crainte nous répond de son obéissance.
Léonor lui rendroit bientôt son arrogance ;
De leurs derniers adieux on sait l’emportement.
Souvent l’amour, d’ailleurs, se flatte aveuglément.
Le vôtre, un peu crédule et prompt à vous séduire,
A peut-être entendu plus qu’on n’a voulu dire.
Vous espérez beaucoup. Ne pourroit-on savoir
Les discours échappés d’où vous naît cet espoir ?
Non, seigneur ; je vous crois : je l’ai mal entendue.
Tant de gloire, en effet, peut ne m’être pas due.
Je le veux ; mais en dois-je aimer moins l’équité,
Et, ne consultant qu’elle, être moins écouté ?
Sommes-nous plus en droit d’opprimer l’innocence ?
Ah ! Ne pouvoir m’aimer ce n’est pas une offense
À mériter les maux qu’elle endure à mes yeux,
Et j’en ai trop été le prétexte odieux.
La princesse m’est chère, oui, seigneur, je l’adore.
Je l’ai dit mille fois ; je le répète encore :
Si j’en étois aimé, le soin de mon repos
Me rendroit redoutable au plus fier des rivaux.
Je soutiendrois mes droits au prix de mille vies,
Mais s’il faut renoncer aux douceurs infinies
D’un choix qu’avant ma flamme un autre a mérité,
Je ne veux rien tenir d’aucune autorité,
Rien ajouter au poids des fers d’une captive,
Si digne du haut rang dont le destin la prive,
Rien devoir, en un mot, à ses nouveaux malheurs.
Je respectois ses feux, je respecte ses pleurs.
Pour la dernière fois, enfin, je le déclare,
Je n’y prétends plus rien. Le sacrifice est rare !
Mais, nés pour commander, soyons dans nos projets,
Nous-mêmes, et nos rois et nos premiers sujets.
Je dis plus : cédât-elle au pouvoir qui l’opprime,
Et mon plus bel espoir devînt-il légitime,
(Ainsi qu’il est permis de s’en flatter encore)
Dès qu’elle a, par ma voix, demandé Léonor,
Léonor, de ma main, lui doit être amenée.
Vous avez malgré moi conclu notre hyménée ;
Je ne vous ai que trop secondé là-dessus :
Contentez-la, seigneur, ou ne me pressez plus.
Soyez donc satisfait, loin que je vous en presse,
Je prétends qu’entre vous toute liaison cesse ;
Et j’aurois déjà dû vous avoir déclaré
Que ce n’est pas pour vous que l’autel est paré.
Eh ! Pour qui donc ?
Pour moi.
Pour vous ?
Oui, pour moi-même.
Je l’épouse… d’où vient cette surprise extrême ?
Quel autre dans ma cour, dégageant votre foi,
Pouvoit plus dignement vous remplacer que moi ?
Est-ce moi ? (moi pour qui son cœur est tout de glace)
C’est celui qu’elle aimoit qu’il faut que l’on remplace ;
Et si quelqu’un le peut dignement remplacer,
Je ne reconnois qu’elle en droit de prononcer…
Quoi ! Seigneur, c’est donc là l’usage que vous faites
Des droits de ma naissance et du rang où vous êtes ?
Mes refus généreux vous ont-ils couronné,
Ce rang qui fut le mien, vous l’ai-je abandonné
Pour voir déshonorer l’éclat du diadème,
Pour voir gémir le foible, et pour gémir moi-même ?
Ainsi, vous confiant le plus saint des dépôts,
J’ai cru de plus d’un peuple assurer le repos,
Et j’aurai préparé ma honte et leurs supplices ?
Que dis-je ? Malheureux dans tous mes sacrifices,
J’adore Adélaïde et j’en suis estimé,
Je survis au rival qui seul en est aimé,
Tout me force ou m’invite à m’en rendre le maître,
Seul je me le défends, et vous prétendez l’être ?
Du prix de cet effort je serai plus jaloux ;
Je me suis immolé pour elle, et non pour vous.
L’appui de Frédéric ne sera point frivole :
Vous oserez me perdre, ou je tiendrai parole ;
Oui, d’un si juste prix vous paierez mes bienfaits,
Ou vous vous souillerez du plus noir des forfaits.
Demeurez. Je ne veux vous perdre, ni vous craindre ;
Mais j’ai, de mon côté, comme vous à me plaindre,
Et, laissant là le ton dont vous m’osez parler,
Perfide ! Cette nuit où vouliez-vous aller ?…
Gardes !
J’ai mérité que le méchant m’accable.
Je fus son bienfaiteur. Poursuis, ciel équitable !
Protège Adélaïde, en foudroyant l’ingrat ;
Et que ce soit ici son dernier attentat !
En imprécations l’impuissance est féconde.
Scène III
Que l’on suive ses pas ; allez : qu’on m’en réponde,
Et qu’il ne sorte plus de son appartement.
Scène IV
Rodolphe, je te vois frappé d’étonnement.
Eh quoi ! Devais-je encor souffrir qu’un téméraire…
La rigueur n’a jamais été plus nécessaire.
Tout me devient suspect ; tout vous doit l’être ici,
Et ce qui me surprend va vous surprendre aussi.
Gustave n’est point mort.
Qu’entends-je ?
Adélaïde
Nous en apprendroit plus sur un projet perfide,
Dont elle a vu tantôt le complice ou l’auteur.
Quoi ! Ce fier inconnu…
N’étoit qu’un imposteur,
Dont l’audace a d’abord appuyé l’artifice,
Et qu’elle a fait courir ensuite au précipice.
Son récit, ce billet, tous ces bruits…
Étaient faux.
Et le traître, dis-tu, qui tramoit ces complots…
Est en nos mains. De plus, par un bonheur extrême,
Cet inconnu, je crois, est Gustave lui-même.
Gustave ! D’où te naît ce soupçon ?
De tout l’or
Offert à l’un des miens, qui gardoit Leonor.
Dans ses empressements pour cette prisonnière
On a cru voir un fils alarmé pour sa mère.
Le garde, incorruptible, a feint de l’écouter.
Par ce moyen, sans bruit, on a su l’arrêter.
Je l’ai vu. Sur son front, au lieu de l’épouvante,
Sont peints le fier dépit et la rage impuissante.
Ses regards dédaigneux, un silence obstiné,
Tout me l’annonce tel que je l’ai soupçonné.
Quand vous le reverrez, vous jugerez de même ;
Mais, pour nous en convaincre, usons de stratagème.
Il ne peut être ici reconnu que des siens,
Moins prêts à resserrer qu’à rompre ses liens.
Songeons donc à percer prudemment ce mystère.
Il en est un moyen… tu m’amenois sa mère ?
Je ne l’ai devancée ici que d’un moment,
Pour vous entretenir de cet événement.
Dans le salon prochain fais conduire le traître,
Et qu’au premier signal il soit prêt à paroître.
Léonor le verra. S’il est son fils, ami,
La nature jamais ne s’échappe à demi.
Bientôt la vérité se verra confirmée
Dans les regards surpris d’une mère alarmée.
Pour me nommer Gustave elle n’a qu’à frémir.
Que cependant l’on fasse arrêter Casimir.
Il me trahit. Ceci le condamne et m’éclaire.
Ainsi que Frédéric, a mes desseins contraire,
Il a pour Léonor employé son crédit…
Elle entre… Va, cours ; fais tout ce que je t’ai dit.
Scène V
Votre juge offensé n’est pas inexorable.
Dans vos premiers transports vous étiez excusable.
Peut-être dans les miens me suis-je trop permis.
En les désavouant, cessons d’être ennemis ;
Mais sachez profiter de ma bonté facile,
Et ne vous parez pas d’un orgueil inutile,
Qui pourroit vous couvrir de blâme en vous perdant.
On signale à sa honte un courage imprudent ;
Le vôtre ne seroit qu’une aveugle foiblesse ;
Car exposant des jours si chers à la princesse,
Vous exposez les siens ; songez-y, Leonor.
Sauvez-la, sauvez-vous ; il en est temps encore.
Promettez-moi près d’elle une heureuse entremise :
À mes intentions rendez-la plus soumise ;
En un mot, réparez ce que vous avez fait.
À ce prix je pardonne, et je suis satisfait.
N’espère pas, tyran ! Que mon orgueil se lasse.
Le tien se satisfait à me parler de grâce,
Et le mien à vouloir n’en mériter jamais.
Puissent mes soins te nuire autant que je te hais !
Va, j’ai de la princesse affermi le courage.
Pour moi, je respirois, après un long orage ;
Les apprêts de ma mort fixoient tout mon espoir.
Pourquoi se changent-ils en l’horreur de te voir ?
Que nous proposes-tu ? Quelle offre oses-tu faire ?
Quels traités ? Nous pleurons, moi, Gustave et son père :
Elle, un trône usurpé, son père et son époux.
Ce n’est qu’à des vengeurs à traiter avec nous,
Et du traité ta mort seroit le premier gage.
Toujours la même audace et le même langage !
Eh ! Pourquoi toutes deux imputer à ma main
Les attentats d’un autre et les coups du destin ?
Le ciel favorisa mes armes légitimes :
Son père et ton époux en furent les victimes.
J’ai vaincu, j’ai conquis, et n’ai rien usurpé.
Pour ton fils, dans son sang ma main n’a pas trempé.
Suis-je son meurtrier ? Veut-on que je réponde d’un coup ?…
Mérites-tu, lâche ! Qu’on te confonde ?
Ta main n’a pas trempé dans le sang de mon fils,
Et son assassin vient t’en demander le prix ?
Et tes trésors ouverts s’épanchent sur le traître ?
Tu n’as pas ignoré qu’en payer un, c’est l’être.
Aux yeux des nations dont tu te rends l’horreur,
Crois-tu par ce détour, excuser ta fureur ?
D’un forfait si visible est-ce ainsi qu’on se lave ?
Pour te justifier du meurtre de Gustave,
Inflige au scélérat des tourments ignorés :
Que du monstre, à mes yeux, les membres déchirés
Nous prouvent…
J’y consens ; qu’il meure en ta présence.
Tu verras si le crime ici se récompense,
Si je me rends coupable aux yeux de l’univers…
Appelant.
Rodolphe, paraissez.
Scène VI
Tiens, regarde ces fers.
Est-ce là donc un prix digne de tes reproches ?
Suis-je accusable encor du meurtre de tes proches ?…
Qu’il périsse, et qu’enfin ce coup nous rende amis !…
Aux gardes.
Qu’on l’immole : frappez.
Un soldat lève le sabre sur la tête de Gustave.
Arrête.
Ah ! C’est ton fils.
Oui, je le suis. Je fais cet aveu sans contrainte.
Pour d’autres que pour moi j’eus recours à la feinte ;
Mais mon propre péril me défend d’en user,
Et je le sens trop peu pour daigner t’abuser.
Ô sang d’un cher époux ! Fils d’un malheureux père ;
Dans quel état le sort te rend-il à ta mère ?
Madame, excitez moins un tendre sentiment
Qui de notre malheur vient d’être l’instrument.
La seule piété nous ravit la victoire.
Sur le point de vous rendre un fils couvert de gloire,
J’ai craint de vous laisser pour otage en ces lieux ;
Et, voulant vous sauver, je péris à vos yeux.
Daignez, pour prix d’un soin si funeste et si tendre,
(Si pourtant le devoir a des prix à prétendre),
Daignez ou retenir ou me cacher vos pleurs.
Dérobons un triomphe à nos persécuteurs.
Gustave, à peine ému de sa propre misère,
Oseroit-il s’offrir pour exemple à sa mère ?
Que perdez-vous, madame ? Un fils déjà pleuré ;
Mais moi qui vois la mort d’un visage assuré,
Que de regrets mortels au moment où j’expire !
Je perds, avec la vie, une mère, un empire,
D’incroyables travaux le fruit presque certain,
Ma gloire, ma vengeance, Adélaïde, enfin.
Pour tout laisser… hélas ! à qui ?
Qu’on me soutienne.
Ma mère ! Mais ses yeux ne s’ouvrent plus qu’à peine…
Au soldat qui a le sabre levé sur lui.
Elle se meurt !… Soldat, frappe ! Délivre-moi
De tant d’objets d’horreur, de tendresse et d’effroi :
Frappe.
Prenez soin d’elle : emmenez-la, Sophie ;
Et que votre secours la rappelle à la vie.
Scène VII
Gustave, il n’est pas temps encore de mourir.
Il faut auparavant ou me tout découvrir,
Ou t’attendre à languir longtemps dans les tortures.
Réponds. à quoi tendoient toutes tes impostures ?
Est-ce à l’assassinat qu’aspiroit ta vertu ?
Quel espoir, quel dessein, quel complice avois-tu ?
Si la nature en moi tantôt eût pu se taire,
Sourd à la voix du sang, si j’avois pu me faire
Un cœur aussi farouche, aussi bas que le tien,
Je ne subirois pas ce funeste entretien.
Je veux bien m’abaisser encore à te répondre,
Et c’est pour t’obéir moins que pour te confondre.
Tâche à te rappeler ici tous mes discours ;
Tu n’y remarqueras que de légers détours,
Sous qui la vérité, maintenant reconnue,
À d’autres yeux qu’aux tiens eût paru toute nue.
Mais la soif de mon sang, qui te les fascinoit,
Vers l’erreur, à mon gré plus que moi t’entraînoit.
Sois sûr qu’un vrai courage animoit l’entreprise.
On n’assassine point l’ennemi qu’on méprise.
Je te l’ai dit ; celui qui t’eût fait succomber,
Sait arracher la palme, et non la dérober.
Aux attentats ma main ne s’est point éprouvée.
À la tête des miens la princesse enlevée,
Je t’aurois donc offert la victoire ou la mort,
Et le droit du plus brave eût réglé notre sort.
Tels étoient mes projets. Le destin qui nous joue,
Couronnant le plus lâche, ordonne que j’échoue ;
Tu règnes, et je meurs : triomphe, mais, crois-moi,
Ton bonheur sera court ; triomphe avec effroi !
Tant de calamité que Stockholm a soufferte,
Mes soins et mon exemple ont préparé ta perte.
Elle suivra la mienne, et la suivra de près.
Sois maître de mes jours ; et, tandis que tu l’es,
Éprouve ma constance au milieu des supplices.
Je n’y dirai qu’un mot. C’est que j’eus pour complices
Tous les gens vertueux qu’ont lassés tes forfaits.
Je ne les trahis point. Tu n’en connus jamais.
Ce mot seul va coûter bien cher à ta patrie.
Moins tu veux la trahir, plus tu l’auras trahie.
À qui tout est suspect tout est indifférent.
Le sang des suédois coulera par torrent…
Que sur un échafaud le tien les en instruise !
Vas-y trouver la mort… gardes, qu’on l’y conduise,
Et que, dans un moment, je me sache obéi.
Scène VIII
Ah ! Prince infortuné ! Quel arrêt ! Qu’ai-je ouï ?…
Soldats, n’avancez point ; n’osez rien entreprendre
Qu’après que votre maître aura daigné m’entendre,
Et que, sensible ou sourd à mes cris douloureux,
Il n’ait révoqué l’ordre, ou n’en ait donné deux.
Rodolphe, demeurez.
Adieu, belle princesse !
Vous sortirez bientôt des fers où je vous laisse.
Si Gustave en doutoit, vous ne le verriez pas
Si courageusement s’avancer au trépas.
Eh ! Pourquoi voulez-vous renoncer à la vie ?
Fléchissez. Léonor, moi, tout vous y convie.
Serez-vous sans pitié, seigneur, et ne peut-on…
Adélaïde aux pieds du bourreau de Sténon !
Que direz-vous pour lui ? Vous l’entendez, madame ?
Par tout ce qui jamais eut pouvoir sur votre âme,
Plaignez mon infortune et daignez m’écouter.
Rien ne me plairoit tant que de vous contenter.
C’est de vous seule ici que dépend ma clémence.
Sa grâce est aux autels.
Éloignez sa présence.
Qu’on le mène où j’ai dit ; mais, en le gardant bien,
Que jusqu’à nouvel ordre on n’exécute rien…
Parlez ; je vous entends.
Point de pitié cruelle.
Laissez frapper, madame, et soyez-moi fidèle.
Il sort avec Rodolphe et les gardes.
Scène IX
Mais consultez-vous bien ; et songez qu’aujourd’hui
L’effort seroit funeste à bien d’autres qu’à lui ;
Que si le fils périt, la mère est condamnée ;
Que Stockholm, à la flamme, au fer abandonnée,
Regorgera du sang de tous ses citoyens.
Balancez maintenant mes avis et les siens.
Quelles extrémités, et quel arrêt terrible !
Vous n’adoucirez point ce courroux inflexible !
Quelle raison peut donc si fort intéresser
À ce fatal hymen où l’on veut me forcer ?
Les droits que la naissance attache à ma personne ?
Ah ! S’il m’en reste encor, je vous les abandonne.
La fortune aujourd’hui vous les a confirmés.
Jouissez-en. Jamais les ai-je réclamés ?
Ces droits, depuis dix ans, cédés au droit des armes,
Ont-ils eu jusqu’ici quelque part à mes larmes ?
Les ai-je, un seul instant, regrettés ? Non, seigneur,
Toute ambition cesse où règne la douleur.
De mon père égorgé la déplorable image,
De mon amant proscrit la mort ou l’esclavage,
Son rival importun, l’horreur de ma prison,
Occupoient de trop près mon cœur et ma raison.
Aux soupçons, toutefois, si votre âme est livrée,
Dans le séjour affreux dont vous m’avez tirée
Renvoyez-moi traîner le reste de mes jours ;
Ou, moins sévère, hélas ! Terminez-en le cours :
Mais ne me forcez point à me noircir d’un crime,
À trahir un amant fidèle et magnanime,
À qui ma bouche a fait les serments les plus doux ;
Qu’elle-même a déjà nommé du nom d’époux.
Veut-on qu’Adélaïde infidèle, parjure…
Rompons, rompons le nœud d’où naîtroit cette injure.
Gustave en expirant va vous en affranchir.
Je ne vous laisse plus le temps d’y réfléchir.
Aussi bien l’on conspire, et je dois un exemple…
Appelant.
Holà ! Gardes.
Seigneur, qu’on me conduise au temple.
Contentez Frédéric, et le faites chercher ;
Qu’il vienne : sur ses pas je suis prête à marcher.
De vous servir encor vous le croyez capable ;
Mais vous comptez en vain sur l’appui d’un coupable,
Qui, trop longtemps rebelle à mon autorité,
Lui-même ici n’a plus ni voix, ni liberté.
Nous saurons achever, sans lui, cet hyménée.
Venez, madame.
À qui suis-je donc destinée ?
Quel est celui, seigneur, à qui vous prétendez…
Le nord n’a plus de reine, et vous le demandez ?
Venez mettre, madame, un terme à vos disgrâces,
Surmonter votre haine, en effacer les traces ;
Sauver, en partageant le rang dont je jouis,
Gustave, Léonor et tout votre pays…
Scène X
Rodolphe de retour !… Que viendrois-tu m’apprendre ?
Sur la flotte, seigneur, hâtons-nous de nous rendre :
Par ces lieux détournés on peut gagner le port.
Fuyons. Vous tenteriez un inutile effort.
Grâce à l’activité d’Othon qui nous devance,
Le prince et Léonor sont en votre puissance.
Saisi d’eux, vous avez de quoi faire la loi.
Moi ! Fuir ?
C’est un parti qui révolte un grand roi.
Mais vos armes, seigneur, sont ici les moins fortes.
À des flots d’ennemis Stockholm ouvre ses portes.
Le traître Casimir, qu’on cherchoit vainement,
Se fait voir à leur tête, et paroît au moment
Que la place déjà de mutins étoit pleine,
Et que tous nos soldats ne résistoient qu’à peine.
Le nombre nous accable ; et, pour tout dire, enfin,
Le terrible Gustave a le fer à la main.
Rien ne l’arrête : il vole, et bientôt…
Qu’il me voie !
Je cours le recevoir… toi, tremble, et de ta joie
Viens payer, à ses yeux, ce transport indiscret.
Qu’il vive, qu’il triomphe, et je meurs sans regret.
J’en suis le possesseur, et je la sacrifie…
Fuis avec elle, ami ; ton roi te la confie…
Je te suis ; mais avant que de quitter ces bords,
On s’y ressentira de mes derniers efforts.