Guy Mannering/39

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 283-291).


CHAPITRE XXXIX.

CONVERSATIONS.


Je vais au parlement : vous voyez ce sac. Si vous avez là quelque affaire pendante, soyez court, je vous écoute ; et payez mes honoraires.
Le petit Avocat français.


« Gagnerez-vous la cause de cet honorable fermier ? dit Mannering. — Ma foi, je n’en sais rien. Le combat n’est pas encore engagé ; mais il triomphera de Jack de Dawston, si cela dépend de moi. Je lui dois quelque reconnaissance ; car notre profession, et c’est là son grand inconvénient, ne nous fait pas voir souvent la nature humaine sous son bon côté. Les plaideurs viennent nous trouver dans le premier accès de l’égoïsme et de la colère ; ils tournent à l’extérieur toutes les pointes de leurs animosités et de leurs préventions, comme les forgerons tournent les clous des fers de nos chevaux quand il y a du verglas. Bien des gens sont venus dans mon cabinet, que d’abord j’aurais volontiers jetés par la fenêtre ; mais à la fin je reconnaissais que j’aurais agi comme eux si j’eusse été à leur place, c’est-à-dire en colère, et par conséquent déraisonnable. Je me suis consolé en pensant que si notre profession a plus souvent que toute autre le spectacle de la folie et de la méchanceté humaine, c’est qu’elle leur sert comme de canal pour les exhaler plus librement. Dans les sociétés civilisées, les procès sont la cheminée par où s’échappe la fumée qui, sans elle, circulerait dans toute la maison et incommoderait les yeux de tout le monde. Ne nous étonnons donc pas que le tuyau soit quelquefois un peu engorgé par la suie. — Voudrez-vous me faire le plaisir, lui dit Mannering au moment où ils allaient se séparer, de dîner aujourd’hui avec moi à mon auberge ? Mon hôte assure qu’il a un morceau de venaison et du vin excellents. — De la venaison ? Eh ! mais, non ! cela est impossible. Je ne puis même vous inviter à venir dîner chez moi. Le lundi et le mardi sont jours sacrés ! Mercredi je dois plaider dans une affaire très importante. Mais écoutez ! le temps est froid ; si vous ne partez pas et que cette venaison puisse se garder jusqu’à jeudi… — Vous dînerez avec moi ce jour-là ! — Je vous le promets. — Bien, je resterai donc, comme j’en avais eu l’intention, une semaine ici ; et si la venaison ne se garde pas, nous verrons ce que notre hôte pourra nous donner en place. — Oh ! la venaison se gardera, répondit Pleydell ; et maintenant adieu. Mais à propos, voici quelques lettres de recommandation ; remettez-les à leurs adresses, si vous le jugez à propos. Je les ai écrites ce matin à votre intention. Adieu, mon clerc m’attend à cette heure, pour commencer l’instruction d’une maudite affaire. » Et M. Pleydell partit d’un pas rapide, s’enfonçant dans des passages, montant des escaliers couverts, qui, pour arriver à la rue Haute, étaient à la route ordinaire ce que le détroit de Magellan est à la route plus large, mais plus détournée, du cap Horn.

En jetant les yeux sur les lettres de recommandation que monsieur Pleydell venait de lui remettre, Mannering vit avec joie qu’elles étaient adressées à quelques-uns des littérateurs les plus éminents de l’Écosse : David Hume, esq. — John Home, esq. — Le docteur Fergusson. — Le docteur Black. — Lord Kaimes. — Monsieur Hutton. — John Clerk, esq. — Adam Smith, esq. d’Eldin. — Le docteur Robertson.

« Sur ma parole, mon ami l’avocat a des connaissances bien choisies. Ce sont là des noms qui ont fait du bruit dans le monde. Un indien doit se préparer l’esprit et mettre ses idées en ordre, avant de se présenter dans une pareille société. »

3Iannering ne manqua pas de profiter des lettres de M. Pleydell. Nous regrettons beaucoup de ne pouvoir donner au lecteur une idée du plaisir et de l’instruction qu’il trouva dans un cercle toujours ouvert aux étrangers instruits et sensés, et tel qu’il n’y en eut jamais de semblable à aucune époque, sous le rapport de la supériorité et de la variété des talents.

Le jeudi, M. Pleydell arriva à l’auberge du colonel Mannering. La venaison se trouva de première qualité, le vin de Bordeaux excellent, et le docte avocat, amateur éclairé des plaisirs de la table, fit honneur à l’un et à l’autre. Cependant je ne pourrais dire si la bonne chère lui causa plus de plaisir que la présence de Dominie Sampson ; car avec la tournure d’esprit particulière à sa profession, il trouva moyen de s’en amuser beaucoup, ainsi que deux amis que Mannering avait invités. La simplicité laconique des réponses de Sampson aux questions insidieuses de l’avocat, faisait ressortir la bonhomie de son caractère, d’une manière entièrement neuve pour le colonel. Sampson déploya une foule de connaissances variées, abstraites, mais, généralement parlant, sans utilité véritable. « La tête de Dominie, dit l’avocat à cette occasion, ressemble à la boutique d’un prêteur sur gages, remplie de marchandises de toute espèce, mais si confusément entassées et dans un tel désordre, que le propriétaire ne peut jamais mettre la main sur un article au moment où il en a besoin. »

Quant à M. Pleydell, il donna au moins autant d’exercice aux facultés intellectuelles de Sampson, qu’il tira de lui d’amusement. Lorsque, s’abandonnant à ses saillies, à son esprit naturellement vif et mordant, il devint plus animé et plus satirique, Dominie le regarda avec cette surprise que doit éprouver l’ours apprivoisé lorsque, pour la première fois, le singe, son futur associé, se trouve en sa présence. M. Pleydell glissait avec malignité, au milieu d’une conversation grave et sérieuse, quelque proposition qu’il savait bien que Dominie ne laisserait pas passer. Il contemplait dans un ravissement infini le travail intérieur avec lequel Sampson préparait ses idées pour lui répliquer, et s’efforçait de mettre en mouvement toute la pesante artillerie de son érudition, afin de réduire en poudre la proposition hérétique ou schismatique mise en avant. Mais tout-à-coup, avant que ses lignes de défense fussent établies, l’ennemi avait changé de position, et apparaissait menaçant, dans une position nouvelle, sur les flancs ou sur les derrières. « Pro-di-gi-eux ! » s’écria-t-il vingt fois, quand, marchant à l’ennemi avec l’espérance d’une victoire assurée, il trouvait le champ de bataille abandonné. L’on peut croire qu’il ne lui en coûtait pas peu de peine pour rétablir le combat. « Je le compare, disait le colonel, à une armée de naturels indiens, formidable par le nombre des troupes, mais qui tombe dans une confusion irréparable à la première démonstration faite pour la prendre en flanc. » Au total, Dominie, quoique un peu fatigué par les manœuvres intellectuelles qu’il dut opérer avec tant de précipitation et toujours sous la nécessité du moment, proclama ce jour un des plus beaux de sa vie, et ne parla jamais de M. Pleydell que comme d’un homme érudit et fa-cé-ti-eux.

Les autres convives s’étant retirés, Mannering, Dominie et M. Pleydell restèrent seuls. La conversation tourna alors sur le testament de mistress Bertram. « Et maintenant, dit Pleydell, qui a pu fourrer dans la tête de cette vieille jument poussive de déshériter la pauvre Lucy Bertram, pour donner sa fortune à un enfant qui est depuis si long-temps mort et disparu ? Pardon, M. Sampson, j’oubliais combien ces souvenirs sont affligeants pour vous. Je me souviens de vous avoir interrogé sur cette affaire, et jamais je n’ai eu tant de peine à faire dire à personne trois mots de suite. Vous pouvez, colonel, parler de vos Bramines pythagoriciens ou silencieux. Allez, je vous assure que ce docte gentleman est leur maître en taciturnité. Mais les paroles des sages sont précieuses, et ne doivent pas être jetées légèrement et au hasard. — Certainement, dit Dominie essuyant ses yeux avec son mouchoir bleu rayé, ce fut là un jour bien amer pour moi ; oui, un jour qui m’a fait regretter celui de ma naissance ; mais celui qui impose le fardeau donne la force de le porter. »

Le colonel profita de cette occasion pour prier M. Pleydell de l’informer en détail des circonstances relatives à la perte de l’enfant ; et l’avocat, qui n’aimait rien tant qu’à parler des matières judiciaires et criminelles, particulièrement quand elles étaient à sa connaissance personnelle, entra dans les plus petits détails. « Et quelle est votre opinion définitive sur tout cela ? dit Mannering. — Oh ! que Kennedy a été assassiné ; ce n’est pas la première fois que cela est arrivé sur cette côte. C’est chose ordinaire qu’un contrebandier tue un douanier. — Et que conjecturez-vous qui soit arrivé à l’enfant ? — Hélas ! assassiné aussi, sans nul doute, répondit Pleydell ; il était assez âgé pour dire ce qu’il avait vu ; et ces mécréants maudits ne se feraient pas scrupule de commettre un second massacre de Bethléem, s’ils croyaient y devoir gagner quelque chose. »

Dominie soupira profondément et s’écria : « Épouvantable ! »

« Mais il était question de Bohémiens dans cette affaire, ajouta le colonel, et ce qu’a dit après l’enterrement cet homme à l’air commun… — L’idée de mistress Bertram, que l’enfant existait encore, était fondée sur le rapport d’une bohémienne, dit Pleydell s’emparant de la pensée à demi exprimée du colonel ; je vous envie, monsieur Mannering, ce rapprochement ; c’est une honte pour moi de n’avoir pas imaginé cette conclusion. Nous allons nous occuper de cette affaire à l’instant même. Hé, garçon, hé ! ici ! Allez chez Luckie Wood dans Cowgate ; vous y trouverez mon clerc Driver ; il doit être engagé à cette heure dans une partie de high-jinks (car nous et nos subordonnés, colonel, nous sommes extrêmement réguliers dans nos irrégularités). Dites-lui de venir ici sur-le-champ. S’il est mis à l’amende, je me charge de payer pour lui. — Et continuera-t-il devant vous son personnage ? — Ah ! ne m’en parle plus, Hall, si tu m’aimes. Il faut que nous ayons, s’il est possible, des nouvelles d’Égypte ! Oh ! si je parviens à saisir le moindre fil de cet écheveau si embrouillé, vous verrez comme je le déviderai. J’arracherai la vérité à vos Bohémiens, comme les Français les appellent, mieux qu’un monitoire, ou une plainte de Tournelle[1]. »

M. Pleydell faisait encore l’éloge de ses talents dans sa profession, quand le garçon rentra. Il amenait avec lui M. Driver, la bouche encore grasse du jus d’un pâté de mouton, et la lèvre supérieure encore couverte de l’écume du dernier verre de bière à deux sous qu’il venait de boire, tant avait été grand son empressement à se rendre aux ordres de son patron. « Driver, mettez-vous en campagne sur l’heure, et découvrez-moi l’ancienne femme de chambre de mistress Marguerite Bertram. Informez-vous d’elle partout : mais s’il vous fallait un renseignement de M. Protocole, de M. Quid, ou de quelque autre de cette espèce, ne vous montrez pas vous-même ; envoyez quelque femme de votre connaissance, et, je puis le dire, vous en connaissez beaucoup qui sont disposées à vous rendre service. Quand vous l’aurez découverte, dites-lui de se trouver chez moi demain matin à huit heures précises. — Quel motif lui donnerai-je ? demanda l’aide-de-camp. — Celui qui vous plaira, répondit l’avocat ; est-ce à moi d’inventer des mensonges à votre place, je vous prie ? Qu’elle soit demain in prœsentia à huit heures, comme je vous l’ai déjà dit. » Le clerc grimaça, salua, et sortit.

« C’est un garçon bien intelligent ; je ne crois pas que l’on puisse trouver son pareil pour suivre un procès. Il écrirait sous ma dictée trois nuits de suite sans dormir ; ou, ce qui revient au même, il écrit aussi bien, aussi correctement, endormi qu’éveillé. De plus, c’est un garçon rangé. Quelques-uns de ses pareils vont toujours changeant de cabaret, de façon qu’il faut mettre vingt personnes à leurs trousses pour les trouver, comme le capitaine à tête brûlée, traversant les tavernes d’East-Cheap pour découvrir Falstaff. Lui, il est la constance même ; il a sa résidence d’hiver au coin du feu, sa résidence d’été auprès de la fenêtre, dans la taverne de Luckie Wood, et tous ses voyages se bornent à aller d’une table à l’autre : on l’y trouve à toute heure, une fois sa besogne faite. Mon opinion est qu’il ne se déshabille jamais, et jamais ne se couche ; la bière seule lui tient lieu de tout, de nourriture, de boisson, d’habits, de sommeil, de bain. — Et le trouve-t-on toujours en état de remplir ses fonctions ? D’après le lieu de sa résidence ordinaire, j’en douterais volontiers. — Oh ! la boisson ne l’empêche jamais de travailler. Il écrirait quatre heures encore après qu’il ne peut plus parler. Il me souvient qu’un jour je fus chargé inopinément de dresser un acte d’appel ; c’était après dîner, un samedi soir, et j’étais peu disposé à me mettre à la besogne. Cependant on était venu me trouver à la taverne de Clerihugh, et nous nous assîmes jusqu’à ce que j’eusse vidé pour mon compte une poule huppée[2] de Bordeaux. Alors je consentis à jeter les yeux sur les pièces. Il nous fallait absolument Driver. C’est tout ce que purent faire deux hommes que de le rapporter ; car il était, comme cela lui arrive quelquefois, sans mouvement et sans voix ; mais on n’eut pas plus tôt placé une plume entre ses doigts, du papier devant lui, qu’il se mit à écrire sous ma dictée comme à l’ordinaire. Nous fûmes, il est vrai, obligés d’avoir quelqu’un pour tremper sa plume dans l’encre ; car il ne voyait pas l’encrier. Et cependant, colonel, je n’ai vu de ma vie pièce d’écriture plus propre et plus régulière. — Mais le lendemain matin, comment la trouvâtes-vous ? — Parbleu, excellente ! À trois mots près qui étaient à corriger[3] -, c’était un vrai chef-d’œuvre, que nous fîmes partir le jour même par la poste. Mais vous viendrez demain déjeuner avec moi, et vous assisterez à l’interrogatoire de cette femme. — C’est d’un peu bonne heure. — Je ne pouvais faire autrement. Si je n’étais pas dans la salle du palais de justice au coup de neuf heures, le bruit courrait que j’ai eu une apoplexie, et je m’en ressentirais tout le reste de la session. — Eh bien donc, je me lèverai matin pour déjeuner avec vous. »

La compagnie se sépara pour ce soir-là.

Le lendemain matin le colonel arriva à huit heures chez l’avocat, tout en maudissant l’air frais d’une matinée de décembre en Écosse. Il trouva mistress Rébecca que M. Pleydell avait fait asseoir au coin du feu, une tasse de chocolat près d’elle ; tous deux étaient déjà dans une conversation très suivie.

« Ah ! je vous assure, mistress Rébecca, que je n’ai pas l’intention d’attaquer le testament ; je vous donne ma parole d’honneur que vous n’avez rien, absolument rien à craindre pour votre legs. Vous l’avez mérité par votre conduite avec votre maîtresse, et je souhaiterais qu’il fût du double. — Mais, monsieur, ce n’est pas bien, à coup sûr, de rapporter ce qu’on a entendu… Vous avez vu comme ce malhonnête M. Quid m’a reproché quelques petits cadeaux, et a répété quelques propos en l’air qui devaient rester entre lui et moi. Si je parlais librement à Votre Honneur, je ne sais ce qui pourrait en résulter. — Rassurez-vous, ma chère Rébecca ; ma profession, votre âge, votre figure, tout vous donne le droit de parler aussi librement qu’un poète érotique. — Eh bien ! si Votre Honneur pense que je puis parler librement… voici la chose : Vous savez qu’il y a un an, un peu moins peut-être, on conseilla à ma maîtresse d’aller passer quelque temps à Gilsland, afin de se dissiper d’une grande mélancolie. Les malheurs d’Ellangowan commençaient à devenir publics, et elle en était extrêmement affligée car elle tenait de près à cette famille. Ellangowan et elle avaient été ensemble tantôt bien, tantôt mal… mais depuis deux ou trois ans surtout ils étaient fort mal ; car il lui demandait toujours à emprunter de l’argent, et elle n’en voulait pas prêter, sachant bien que le laird ne pourrait pas le lui rendre. Si bien qu’ils s’étaient tout-à-fait brouillés. Quelqu’un donc de la compagnie qui était à Gilsland lui dit que le domaine d’Ellangowan allait être vendu, et vous ne sauriez croire comme, à partir de ce moment, elle prit Lucy en grippe : vingt fois elle m’a dit : « Becky, ô Becky ! si cette inutile petite fille d’Ellangowan, qui ne peut conduire son père et l’empêcher de faire des sottises, était seulement un garçon, ils ne pourraient pas vendre le vieux château pour payer les dettes de ce maître fou. » C’était toujours le même refrain, si bien que j’étais lasse, malade même, de l’entendre toujours maudire la pauvre demoiselle, comme s’il eût dépendu d’elle de changer son sexe. Un jour que nous nous promenions à Gilsland, sous les rochers, elle regardait une nombreuse famille de garçons… c’étaient les enfants d’un nommé Mac-Crosky, et elle s’écria involontairement : « N’est-ce pas une chose étrange et désolante que le dernier manant du pays ait un fils et un héritier, et que la maison d’Ellangowan soit sans descendant mâle ? » Il y avait là, derrière nous, une Bohémienne qui l’entendit, la plus épouvantable femme que j’aie jamais vue. « Qu’entends-je ? dit-elle ; qui ose dire que la maison d’Ellangowan s’éteindra, faute d’héritier mâle ? — C’est moi qui le dis, répliqua mistress Bertram, et qui le dis le cœur plein d’amertume. » La Bohémienne lui prit alors la main. « Je vous connais fort bien, ajouta-t-elle, quoique vous ne me connaissiez pas. Mais, aussi sûr qu’il y a un soleil dans le ciel ; aussi sûr que cette eau court à la mer ; aussi sûr qu’il y a un œil qui nous voit, une oreille qui nous entend, vous et moi… Henri Bertram, qu’on croit avoir été assassiné à la pointe de Warroch, n’a point péri en ce lieu… Il devait subir de terribles épreuves jusqu’à sa vingt-unième année ; c’est ce qui a été prédit sur lui… Mais si vous vivez et si je vis, nous en entendrons reparler cet hiver, avant que la neige soit restée deux jours sur le mont de Singleside… Je n’ai pas besoin de votre argent, vous penseriez que je veux vous fasciner la vue. Adieu, jusqu’après la Saint-Martin… » Et elle disparut, nous laissant immobiles d’étonnement. « N’était-ce pas une femme très grande ? demanda Mannering en l’interrompant. — N’avait-elle pas, ajouta l’avocat, les cheveux noirs, les yeux noirs, et une cicatrice au front ? — C’était la femme la plus grande que j’aie jamais vue ; ses cheveux étaient noirs comme la nuit, si ce n’est qu’ils commençaient à grisonner, et elle avait au front une cicatrice à y fourrer le bout de votre doigt. Quiconque l’a vue une fois ne l’oubliera de sa vie. Je suis moralement sûre que c’est d’après ce que nous dit cette Bohémienne que ma maîtresse a fait son testament, car elle avait pris en aversion la jeune demoiselle d’Ellangowan ; et elle l’aima moins encore après lui avoir prêté une somme de 20 livres. Car elle disait que miss Bertram, non contente de laisser passer le domaine des Ellangowan en des mains étrangères, puisqu’elle était fille et non pas garçon, allait encore, par sa pauvreté, devenir une charge, une honte pour les Singleside… Mais j’espère que le testament de ma maîtresse est valable, car ce me serait un terrible crève-cœur de perdre mon legs, tout petit qu’il soit. Je n’avais que des gages très minces, et je crois l’avoir bien gagné ! »

L’avocat calma ses craintes, lui demanda des nouvelles de Jenny Gibson, et apprit qu’elle avait accepté les offres de Dinmont. « Et moi, continua mistress Rébecca, j’en ai fait autant, puisqu’il a eu la politesse de m’inviter. Ce sont de très braves gens que les Dinmont, quoique ma maîtresse n’aimât pas beaucoup à parler de cette branche de la famille ; mais elle aimait on ne peut plus les jambons de Charlies-Hope, et les fromages, et les canards, et les mitaines, et les chaussons de laine d’agneau… oui, elle aimait bien tout cela. »

M. Pleydell congédia mistress Rébecca. Quand elle fut partie : « Je crois connaître la Bohémienne, dit-il. — J’allais vous en dire autant, répliqua Mannering. — Son nom ? — Meg Merrilies. — Comment savez-vous cela ? » dit l’avocat en regardant le militaire avec un air de surprise comique.

Mannering lui apprit qu’il avait vu cette femme à Ellangowan, il y avait une vingtaine d’années, et raconta à son savant ami toutes les particularités de sa première visite dans ce château.

M. Pleydell l’écouta avec une grande attention. « Je me félicitais, dit-il ensuite, d’avoir fait la connaissance d’un profond théologien dans la personne de votre chapelain ; mais je ne m’attendais pas à trouver dans son patron un disciple d’Albumazar ou de Messahala. J’ai l’idée pourtant que cette Bohémienne pourrait nous en dire, sur l’affaire qui nous occupe, plus long qu’elle n’en a appris par l’astrologie ou la seconde vue. Une fois déjà je l’ai eue entre les mains, mais je n’en pus pas tirer grand’chose. Je vais écrire à Mac-Morlan de remuer ciel et terre pour la découvrir. Je me ferai un plaisir d’aller dans le comté de… pour procéder moi-même à son interrogatoire… J’ai toujours une commission de juge de paix pour ce district, quoique je ne sois plus shérif… Je n’ai jamais rien eu tant à cœur en ma vie, que de savoir la vérité sur ce meurtre et sur le sort de cet enfant. J’écrirai au shérif du comté de Roxburgh, et à un juge de paix du Cumberland, homme très actif. — J’espère, quand vous viendrez dans notre comté, que vous établirez à Woodbourne votre quartier-général ? — N’en doutez pas ; je craignais que vous ne me le défendissiez… Mais déjeunons maintenant, ou j’arriverai trop tard. »

Le lendemain les nouveaux amis se séparèrent, et le colonel retourna dans sa famille sans aucune aventure qui mérite d’être rapportée.

  1. En français dans le texte. a. m.
  2. J’ai vu une de ces formidables bouteilles chez le prévôt Harwell, à Jedburgh, aux fêtes de Noël. Elle était en étain. Le vin se serrait autrefois dans cette sorte d’amphore ; il y avait sur le couvercle la représentation d’une poule. Dans des temps plus rapprochés, on donna le même nom à une bouteille de verre, aussi d’une énorme dimension. Ces objets ne sont plus communs parmi les buveurs dégénérés de nos jours.
  3. L’idée de M. Pleydell racontant au colonel Mannering qu’il rédigea un acte d’appel, au cabaret, au milieu d’une troupe de buveurs, m’a été fournie par un récit à moi fait par une personne âgée sur le vieux président Dandas d’Arniston, le père du président actuel et de lord Melville.