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Guy Mannering/6

La bibliothèque libre.
Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 55-60).


CHAPITRE VI.

LE JUGE DE PAIX.


Le juge de paix est prés de là, avec son gros ventre garni d’un bon chapon, avec ses yeux sévères, et sa barbe coupée d’une manière affectée, plein de vues sages et de paroles modernes, et il joue ainsi son rôle.
Shakspeare.


Lorsque mistriss Bertram d’Ellangowan fut en état d’apprendre les nouvelles de ce qui s’était passé pendant qu’elle était restée à sa chambre, les commères ne parlèrent plus dans son appartement que du jeune et bel étudiant d’Oxford, qui avait, en consultant les astres, tiré l’horoscope du jeune laird, et béni sa jolie figure. La tournure, l’accent, les gestes de l’étranger furent détaillés. Son cheval, sa bride, sa selle, ses étriers furent minutieusement décrits. Tout cela fit une grande impression sur l’esprit de mistriss Bertram, car la bonne dame n’était pas mal partagée du côté de la superstition.

Sa première occupation, lorsqu’elle put travailler, fut de faire un petit sac de velours pour le thème de nativité, qu’elle avait obtenu de son mari. Ses doigts lui démangeaient de briser le cachet, mais la crédulité l’emporta sur la curiosité, et elle eut le courage de l’enfermer, dans toute son intégrité, entre deux feuilles de parchemin qu’elle cousit à l’entour pour empêcher qu’il ne fût froissé. Le tout fut placé dans un sac de velours et suspendu comme un charme au cou de l’enfant, et sa mère résolut de l’y laisser jusqu’au moment où elle pourrait satisfaire sa curiosité sans avoir rien à craindre. Le père, pour sa part, voulut s’acquitter de ses devoirs envers son fils, en lui donnant une bonne éducation ; et dans l’intention de la commencer aussitôt les premières années de raison, il engagea facilement Dominie Sampson à renoncer à sa profession publique de maître d’école de la paroisse pour se fixer à la Place, et, pour une somme qui n’égalait pas tout-à-fait les gages d’un laquais même à cette époque, d’entreprendre de communiquer au futur laird d’Ellangowan toute l’instruction qu’il possédait, et toutes les grâces et les perfections que certainement il n’avait pas, mais qu’il n’avait jamais découvert lui manquer. Le laird lui-même trouva son avantage particulier dans cet arrangement, il s’assurait un auditeur patient auquel il racontait ses histoires lorsqu’ils étaient seuls, et aux dépens duquel il pouvait plaisanter lorsqu’il avait compagnie.

Environ quatre ans après cette époque, il arriva une grande révolution dans le comté où est situé Ellangowan.

Ceux qui examinaient la disposition des esprits, pensaient depuis long-temps qu’un changement de ministère allait s’opérer. Après bien des espérances et des craintes, des délais, des bruits plus ou moins fondés, et même dénués de fondement ; après que plusieurs clubs eurent porté des toasts à l’élévation de tel homme d’état, et d’autres à sa chute ; après des courses à pied, à cheval, en poste ; après maintes adresses pour et contre, de protestations de sacrifier sa vie et sa fortune, le coup fut enfin frappé, l’administration du jour fut dissoute, et le parlement, comme c’est la conséquence naturelle, fut également dissous.

Sir Thomas Kittlecourt, comme les autres membres, prit la poste et revint dans son comté, où il ne reçut qu’une froide réception. Il était partisan de l’ancienne administration ; et les amis de la nouvelle s’étaient déjà occupés d’un canvass[1] en faveur de John Featheread, esquire, qui avait le meilleur équipage de chasse du pays tant en chiens qu’en chevaux. Parmi ceux qui se rangèrent sous l’étendard de la révolte, était Gilbert Glossin, clerc à … et agent du laird d’Ellangowan. Cet honnête homme avait été rebuté pour quelque faveur par le ci-devant membre du parlement, ou, ce qui est aussi probable, il avait obtenu tout ce qu’il pouvait lui demander, et il tournait ses regards d’un autre côté pour un nouvel avancement. M. Glossin avait un vote sur la terre d’Ellangowan, et il décida que son patron devait en avoir un aussi, n’ayant aucun doute sur le parti que M. Bertram embrasserait dans la lutte électorale. Il persuada facilement à Ellangowan qu’il serait honorable pour lui de se présenter dans la lice à la tête d’un parti aussi nombreux que possible, et il se mit immédiatement à l’ouvrage, faisant des votes de la manière connue de chaque légiste, en morcelant et subdivisant les supériorités[2] sur cette ancienne et puissante baronnie. Ainsi, à force de couper et de rogner ici, d’ajouter et d’agrandir là, et de créer des over lords sur tout le domaine que Bertram tenait de la couronne, ils s’avancèrent, le jour des élections, à la tête de dix hommes dont les parchemins étaient aussi bons qu’aucun de ceux qui aient jamais prêté de serment de fidélité et de possession. Ce valeureux renfort décida du sort de la bataille qui balançait encore. Le patron et son agent partagèrent l’honneur ; la récompense échut au dernier exclusivement. M Gilbert Glossin fut nommé clerc du tribunal de justice de paix, et le nom de Godefroy Bertram fut inséré dans une nouvelle commission de juge qui suivit immédiatement l’ouverture du parlement.

C’était là que tendait l’ambition de M. Bertram, non qu’il dût avoir la peine et la responsabilité de cette charge, mais il pensait que c’était une dignité qui lui était due, et que la méchanceté seule l’avait empêché d’occuper jusqu’alors. Mais il y a un vieux proverbe écossais bien véritable : « Les fous ne doivent pas avoir des bâtons pour frapper, » c’est-à-dire des armes offensives. M. Bertram ne fut pas plus tôt en possession de son autorité judiciaire si long-temps attendue, qu’il commença à l’exercer avec plus de sévérité que de douceur, et démentit entièrement la bonne opinion que son insouciance avait jusqu’alors fait concevoir de son bon caractère. Nous avons lu quelque part qu’un juge de paix nouvellement nommé écrivit au libraire qui tenait les statuts qui regardaient sa charge, avec l’orthographe suivante : « Envoyez-moi, je vous prie, la hache relative à Auguste des pois. » Sans doute que ce docte gentleman, lorsqu’il fut possesseur de la hache, tailla les lois comme des branches d’arbres. M. Bertram n’était pas tout-à-fait aussi ignorant dans la syntaxe anglaise que son digne prédécesseur : mais Auguste des pois lui-même n’aurait pas employé plus aveuglément l’arme qu’on lui avait si imprudemment remise.

Il considéra bien sérieusement la commission qu’on lui avait confiée comme une marque personnelle de la faveur du souverain, oubliant qu’il avait pensé d’abord que s’il avait été privé du privilège ou de l’honneur commun à tous ceux de son rang, ç’avait été le résultat d’une cabale montée contre lui. Il commanda à son fidèle aide-de-camp Dominie Sampson de lire la commission à haute voix, et à ces premiers mots : « Il a plu au roi de nommer… » — « Il a plu ! s’écria-t-il dans le transport de sa reconnaissance ; l’honnête homme ! je suis sûr que cela ne doit pas lui plaire plus qu’à moi. »

En conséquence, ne voulant pas restreindre sa reconnaissance à de simples sentiments ou à des mots, il se livra avec ardeur aux devoirs de sa place et s’efforça de prouver qu’il était digne de l’honneur qu’on lui avait accordé, en s’acquittant avec une activité sans relâche des soins de sa charge. « Nouveaux balais nettoient bien, dit-on, » et je peux moi-même porter témoignage qu’à l’arrivée d’une nouvelle servante, les araignées, anciennes et héréditaires habitantes, qui avaient filé leurs toiles sur les dernières tablettes de ma bibliothèque (où sont principalement des livres de lois et de théologie), durant le règne pacifique de celle qui l’avait précédée, fuient avec vitesse devant le balai novice de la nouvelle mercenaire. De même le laird d’Ellangowan se montra sans pitié dans la réforme qu’il fit aux dépens des pillards et des voleurs établis depuis longtemps dans le pays et qui avaient été ses voisins pendant un demi-Siècle. Il faisait des miracles, homme un autre duc Humphrey, et par l’influence de sa baguette de justice il faisait marcher les boiteux, voir les aveugles et travailler les paralytiques. Il découvrait les braconniers, les pêcheurs en défaut, les voleurs de vergers et ceux qui tuaient les pigeons ; il eut pour récompense les applaudissements du tribunal, et dans le public la réputation d’un magistrat actif.

Tout ce bien avait aussi son mauvais côté ; un mal suivi et établi depuis long-temps ne doit pas être déraciné sans quelque précaution. Le zèle de notre digne ami enveloppa dans une mesure générale plusieurs personnages dont sa lâchesse[3] avait contribué à nourrir les habitudes de paresse et de mendicité ; ces habitudes étaient devenues pour eux une seconde nature qu’on ne pouvait pas changer, ou leur incapacité réelle pour le travail les rendait, suivant leur langage, des objets dignes de la charité des véritables chrétiens. Le mendiant, qu’on avait toujours vu et qui depuis vingt ans faisait régulièrement sa ronde dans le voisinage, et était plutôt reçu comme ami que comme objet de charité, fut envoyé dans la maison de travail voisine. La vieille femme décrépite qui courait la paroisse sur une civière, circulant de maison en maison comme un mauvais schelling que chacun se hâte de passer à son voisin (elle qui avait coutume de demander des porteurs aussi haut, ou plus haut même qu’un voyageur qui demande des chevaux de poste), partagea aussi le même sort désastreux. Le fou Jock, qui, moitié voleur, moitié idiot, avait été le jouet des générations successives des enfants du village pendant la plus grande partie d’un siècle, fut enfermé dans la maison de correction du comté, où, privé de l’air libre et des rayons du soleil, les seules choses dont il put jouir, il languit et mourut dans l’espace de six mois. Le vieux matelot qui, depuis si long-temps, visitait les solives enfumées de chaque cuisine du pays, en chantant le capitaine Ward, ou le brave amiral Benbow, fut banni du comté, par le seul motif qu’il parlait avec un fort accent irlandais. Dans son zèle empressé pour l’administration de la police rurale, le juge abolit même les visites annuelles du colporteur.

Toutes ces améliorations n’échappèrent point aux remarques et à la censure. Nous ne sommes faits ni de bois ni de pierre, et, comme l’écorce ou le lichen, les choses qui sont attachées à nos anciennes habitudes ne peuvent être enlevées sans que nous en ressentions du déplaisir. La femme du fermier regrettait les nouvelles qu’elle était accoutumée à recevoir, et peut-être aussi la secrète satisfaction de distribuer les aumônes, sous la forme d’une poignée de gruau d’avoine, au mendiant qui les lui apportait. Les chaumières souffraient de l’interruption du petit trafic entretenu avec les marchands ambulants. Les enfants pleuraient leurs dragées et leurs joujoux ; les jeunes femmes manquaient d’épingles, de rubans, de peignes et de ballades ; les vieilles ne pouvaient plus changer leurs œufs pour du sel, du tabac à priser ou à fumer.

Toutes ces circonstances jetèrent le laird d’Ellangowan dans un discrédit d’autant plus grand, qu’il avait été très populaire. Ses ancêtres même servaient à l’accuser. Les Greenside, les Burnville, ou les Viewforth, disait-on, pensent ou font ce qu’ils veulent, peu importe ! ce sont des étrangers dans le pays ; mais Ellangowan, dont la famille est parmi nous depuis que le monde est monde, tourmenter ainsi les pauvres ! On appelait son grand-père le mauvais laird ; mais quoiqu’il n’eût pas de trop bons moments lorsqu’il était en méchante compagnie et qu’il avait bu un coup, il aurait regardé comme indigne de lui de se conduire ainsi. Non, non, dans ce temps-là, la grande cheminée de la vieille Place fumait toujours comme un four à chaux, et il y avait autant de pauvres gens dans la cour ou contre la porte, qu’il y avait de nobles dans la grande salle. Et la dame, le soir de Noël, donnait douze pences d’argent à chaque pauvre, en l’honneur des douze apôtres. On disait qu’ils étaient papistes ; mais nos grands seigneurs pourraient parfois prendre leçon des papistes, ils ne donnent d’autres secours aux malheureux qu’en leur jetant une pièce de six pences le dimanche, en les faisant battre de verges et conduire au son du tambour pendant les six autres jours de la semaine.

Telles étaient les conversations que le bon twopenny[4] faisait tenir le dimanche dans chaque cabaret à trois ou quatre milles à la ronde, ce qui faisait le diamètre de l’orbite dans lequel notre ami Godefroy Bertram, Esq., J. P., doit être considéré comme l’astre le plus lumineux. Mais les mauvaises langues eurent encore un plus beau sujet de s’exercer, sur le renvoi d’une colonie d’Égyptiens, avec un membre de laquelle notre lecteur a déjà fait connaissance, et qui depuis longues années vivaient en paix dans leur établissement, sur le domaine d’Ellangowan.

  1. Brigue électorale. a. m.
  2. Ce sont des propriétés fictives. a. m.
  3. En français dans l’original. a. m.
  4. Petite bière à deux sous. a. m.