Guy Mannering/8

La bibliothèque libre.
Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 66-71).


CHAPITRE VIII.

L’EXIL.


Ainsi l’Indien cuivré, sur les bords de l’Ontario, couvert de la peau bigarrée de la panthère, et dont la race basanée s’affaiblit, voit avec douleur les hommes blancs élever leurs chaumières derrière les arbres ; il quitte l’abri des bois qui l’ont vu naître, il quitte le murmure des flots de l’Ohio, et dans sa colère, précipitant ses pas sur des chemins où la feuille tombée n’avait jamais été foulée par un pied humain, il prend sa course vers les lieux où règne l’aurore, à travers des forêts silencieuses depuis la naissance du monde.
Scènes de l’enfance.


En traçant la naissance et les progrès de la guerre des Marons d’Écosse, nous ne devons pas oublier de dire que les années s’étaient écoulées, et que le petit Henri Bertram, l’un des enfants les plus jolis et les plus hardis qui aient jamais fait un sabre de bois et un bonnet de grenadier de papier, était près d’atteindre le jour de l’anniversaire de sa cinquième année révolue. Une hardiesse de caractère qui s’était développée de bonne heure et d’elle-même, en faisait déjà un petit coureur ; il connaissait toutes les prairies et tous les vallons aux environs d’Ellangowan, et il pouvait dire, dans son langage enfantin, sur quelles terres poussaient les plus jolies fleurs, et quel taillis portait les noisettes les plus mûres. Il effrayait tous les jours ceux qui le suivaient, en grimpant dans les ruines du vieux château, et il avait fait plus d’une excursion à la dérobée jusqu’au hameau des Égyptiens

Dans ces occasions, il revenait toujours sur le dos de Meg Merrilies, qui, bien qu’elle ne fût pas entrée dans la Place depuis que son neveu avait été embarqué, ne paraissait pas étendre son ressentiment sur l’enfant du laird. Au contraire, elle tâchait de le rencontrer dans ses promenades, elle lui chantait une chanson égyptienne, le faisait monter sur son âne, et fourrait dans sa poche un morceau de pain d’épice ou une pomme rouge. L’ancien attachement de cette femme pour la famille, réprimé et repoussé partout, semblait se réjouir d’avoir un objet sur lequel il pût se reposer et s’épancher. Elle prédit cent fois que le jeune M. Henri serait l’orgueil de la famille, et qu’il n’avait point poussé un tel rejeton du vieux chêne depuis la mort d’Arthur Mac-Dingawaie, qui avait été tué à la bataille de Bloody-Bay ; car pour le tronc actuel, il n’était bon qu’à faire du feu. Une fois que l’enfant était malade, elle passa toute la nuit sous la fenêtre, chantant un charme qu’elle regardait comme un fébrifuge souverain, et l’on ne put la faire entrer au château, ni lui faire quitter la place, qu’elle n’eût été informée que la crise était passée.

L’affection de cette femme devint matière à soupçons, non pour le laird, qui n’était jamais pressé de soupçonner le mal, mais pour sa femme qui avait une santé chancelante et un esprit faible. Elle était alors très avancée dans une seconde grossesse, et comme elle ne pouvait pas sortir, et que la femme qui était attachée à Henri était jeune et étourdie, elle pria Dominie Sampson de se charger du soin de veiller sur l’enfant dans ses courses, lorsqu’il ne pourrait être autrement accompagné. Dominie aimait son jeune élève, il était enchanté de ses progrès, ayant déjà poussé son instruction jusqu’à lui faire épeler des mots de trois syllabes. L’idée que ce petit prodige d’érudition pouvait être enlevé par les Égyptiens comme un second Adam Smith[1], n’était pas supportable pour lui ; en conséquence, quoique cette charge fût en opposition avec ses habitudes et son genre de vie, il l’accepta, et on aurait pu le voir marcher en, ruminant un problème mathématique dans sa tête, et ayant l’œil fixé sur un enfant de cinq ans dont les courses le mirent souvent dans des situations difficiles. Deux fois Dominie fut poursuivi par une vache au poil hérissé ; une fois il tomba dans un ruisseau en passant sur des pierres qui servaient à le traverser ; une autre fois il fut englouti jusqu’au milieu du corps dans le bourbier de Lochend, en cherchant à cueillir un lis d’eau pour le jeune laird. Aussi les matrones du village qui secoururent Sampson dans cette occasion, dirent-elles « que le laird ferait aussi bien de confier la garde de son enfant à un rustaud. » Mais le bon Dominie supportait tous ces malheurs avec une gravité et une sérénité également imperturbables : « Pro-di-gi-eux ! « était la seule exclamation qu’ils arrachaient à cet homme impassible.

En attendant, le laird avait résolu d’en finir avec les Marons de Derncleugh. Les vieux domestiques secouèrent la tête à cette nouvelle, et Dominie lui-même se hasarda à faire une remontrance indirecte ; cependant, comme il l’exprima dans une phrase en style d’oracle, ne moveas Camarinam, ni l’allusion ni le langage n’étaient compréhensibles pour M. Bertram, et on procéda contre les Égyptiens, suivant la loi. Chaque porte du hameau fut marquée à la craie par les officiers de la cour foncière, comme un avertissement formel de le quitter prochainement ; cependant ils ne montrèrent aucun symptôme soit de soumission, soit d’acquiescement. À la fin le jour fixé pour le terme, le Jour fatal de la fête de saint Martin arriva, et l’on eut recours à des moyens violents d’expulsion ; un fort détachement d’officiers de paix, assez nombreux pour rendre toute résistance vaine, ordonna aux habitants de partir à midi, et comme ils n’obéissaient pas, les officiers, aux termes de leur mandat, se mirent à découvrir le toit des chaumières et à renverser les misérables portes et croisées, mode d’expulsion abrégé et efficace encore pratiqué dans quelques parties éloignées de l’Écosse, quand un tenancier veut résister. Les Égyptiens, pendant un moment, regardèrent l’ouvrage de destruction dans un morne silence et sans faire un mouvement ; ensuite ils se mirent à seller et à charger leurs ânes et à faire leurs préparatifs de départ : tout cela fut bientôt fait pour des gens qui avaient toutes les habitudes des tartares errants ; ils se mirent donc en route pour aller chercher de nouveaux établissements où leurs patrons ne fussent ni des Quorum, ni Custos Rotulorum[2].

Certains remords de conscience avaient empêché Ellangowan d’assister en personne à l’expulsion de ses tenanciers ; il avait confié l’exécution de cette mesure aux officiers de la loi, sous les ordres immédiats de Franck Kennedy, inspecteur ou officier à cheval de l’excise, qui était devenu depuis peu ami intime de la maison, et dont nous parlerons plus au long dans le prochain chapitre. M. Bertram choisit ce jour lui-même pour faire une visite à un ami à quelque distance, mais il arriva, malgré ses précautions, qu’il ne put éviter de rencontrer ses anciens tenanciers lorsqu’ils s’éloignaient de ses domaines.

Ce fut dans un chemin creux près le sommet d’une montée rapide, sur les confins des domaines d’Ellangowan, que M. Bertram rencontra la caravane égyptienne. Quatre ou cinq hommes formaient l’avant-garde, enveloppés dans de longs et larges manteaux qui cachaient leurs grands corps maigres, comme des chapeaux à larges bords, rabattus sur leurs fronts, ombrageaient et cachaient leurs traits sauvages, leurs yeux noirs, et leurs visages basanés. Deux d’entre eux portaient de longs fusils de chasse, un autre un large sabre sans fourreau, et tous avaient le poignard des Highlands, sans chercher toutefois à en faire parade. Suivaient les ânes chargés de bagages et des petits chariots ou tumbers, comme on les appelait dans le pays, portant les infirmes et les malades, les vieillards et les enfants de la horde exilée. Les femmes avec leurs vêtements rouges et leurs chapeaux de paille, et les aînés les pieds et la tête nus et le corps presque entièrement nu aussi, prenaient soin de la petite caravane. La route était étroite, et passait au milieu de deux monticules de sable : le domestique de M. Bertram courut en avant, claquant de son fouet avec un air d’autorité et ordonnant aux exilés de laisser le passage libre à ceux qui valaient mieux qu’eux. On ne fit aucune attention à ses ordres ; il s’adressa alors aux hommes qui marchaient nonchalamment en tête de la troupe : « Restez à la tête de vos bêtes et faites place au laird.

— Il aura sa part de la route, » répondit un Égyptien de dessous son chapeau rabattu et aux larges bords, et sans lever la tête, « et il n’aura rien de plus ; le grand chemin est aussi libre pour nos ânes que pour son cheval hongre. »

Le ton de cet homme était brusque et même menaçant ; M. Bertram pensa que ce qu’il y avait de mieux à faire était de mettre sa dignité dans sa poche, et de prendre le long de la caravane le chemin étroit qu’on voulait bien lui laisser. Pour cacher sous un air d’indifférence le sentiment que lui inspirait ce manque de respect, il s’adressa à l’un des Égyptiens qui le dépassait sans le saluer ou avoir l’air de le connaître. « Gilles Baillie, dit-il, avez-vous appris si votre fils Gabriel se trouve bien ? » C’était le jeune homme qu’on avait embarqué par force.

« Si j’avais appris autre chose, dit le vieillard en levant les yeux avec un regard sévère et menaçant, vous l’auriez appris aussi. » Et il suivit son chemin sans attendre une autre question[3]. Lorsque le laird eut traversé, non sans difficulté, ce groupe de figures qui lui étaient connues et sur lesquelles il ne lisait alors que la haine et le mépris, au lieu du respect dont il était autrefois l’objet comme leur supérieur, sorti de cette cohue, il ne put s’empêcher de tourner son cheval et de regarder en arrière pour observer leur marche. Ce groupe aurait fourni un excellent sujet au burin de Callot. L’avant-garde avait déjà gagné un petit taillis rabougri qui était au pied de la colline, et le reste de la caravane s’y enfonça successivement jusqu’au dernier traîneur.

Les sentiments que M. Bertram éprouvait n’étaient pas sans amertume. La peuplade qu’il venait de renvoyer ainsi brusquement de son ancienne place de refuge était à la vérité une race vicieuse et indolente ; mais avait-il fait des efforts pour la corriger ? Ils n’étaient pas alors plus méprisables qu’au moment où ils pouvaient se considérer comme une sorte de vassaux, dépendants de sa famille ; et par cela seul qu’il était devenu magistrat, avait-il dû changer ainsi de conduite à leur égard ? Quelques moyens de réforme auraient au moins dû être essayés avant de chasser sept familles à la fois et de les priver d’une espèce de bien-être qui les empêchait du moins de commettre des crimes atroces. Il y avait aussi dans son cœur quelque compassion pour ces figures qui lui étaient si connues et si familières ; et Godefroy Bertram était surtout accessible à ce sentiment par la nature même de son esprit borné qui cherchait ses principaux amusements dans tout ce qui l’environnait. Il allait retourner la tête de son cheval pour continuer sa route, lorsque Meg Merrilies, qui était restée derrière la troupe, se présenta à ses regards surpris.

Elle était debout sur une de ces hauteurs escarpées qui, comme nous l’avons dit auparavant, dominaient la route : aussi était-elle placée beaucoup plus haut qu’Ellangowan quoiqu’il fût à cheval ; et sa haute taille, qui se dessinait sur un ciel pur et bleu, semblait presque surnaturelle. Nous avons dit qu’il y avait dans ses vêtements, ou plutôt dans sa manière de les ajuster, quelque chose d’étrange, qu’elle avait peut-être adopté pour ajouter à l’effet de ses enchantements et de ses prédictions, ou peut-être encore d’après quelques traditions relatives aux costumes de ses ancêtres. Dans ce moment, elle avait une grande pièce d’étoffe de coton rouge roulée autour de sa tête en forme de turban, au-dessous duquel ses yeux noirs brillaient d’un feu extraordinaire ; sa chevelure, longue et mêlée, s’échappait en boucles des plis de cette singulière coiffure. Son attitude était celle d’une sibylle inspirée, et elle tenait de la main droite une jeune branche qui semblait coupée à l’instant.

« Je veux être damné, dit le domestique, si elle n’a point coupé un jeune arbre dans le parc Dukit ! » Le laird ne répondit rien, et continua à regarder fixement cette femme ainsi perchée au-dessus de sa route.

« Passez votre chemin, dit l’Égyptienne, passez votre chemin, laird d’Ellangowan ! passez votre chemin, Godefroy Bertram ! Aujourd’hui vous avez éteint sept foyers fumants, voyez si le feu de votre parloir en sera plus clair pour cela ; vous avez fait renverser le toit de sept chaumières, voyez si le toit de votre château en est plus solide : vous pouvez mettre vos jeunes bœufs dans les maisons de Derncleugh, prenez garde que le lièvre n’aille gîter sur le foyer d’Ellangowan. Passez votre chemin, Godefroy Bertram ! pourquoi regarder ainsi notre peuplade ? Il y a ici trente créatures qui auraient manqué de pain avant que vous eussiez manqué de friandises, et qui auraient donné leur vie et leur sang avant que votre petit doigt eût été égratigné. Oui, ils étaient trente, depuis la vieille femme de cent ans jusqu’à l’enfant né la semaine dernière ; vous les avez chassés de leur asile pour les envoyer dormir avec le coq noir dans les marais. Passez votre chemin, Ellangowan ! Nos enfants sont suspendus derrière notre dos ; voyez si le berceau de votre enfant en sera mieux établi. Non que je souhaite du mal au petit Henri ou à l’enfant qui est encore à naître, Dieu les en préserve ! Rendez-les bienfaisants pour les pauvres, et meilleurs que leur père ! Et maintenant suivez votre chemin ; car ce sont les derniers mots que vous entendrez prononcer à Meg Merrilies, et c’est le dernier rameau que je couperai dans les jolis bois d’Ellangowan. »

À ces mots elle baissa la baguette qu’elle tenait à la main, et la jeta sur la route. Marguerite d’Anjou, donnant sa malédiction à ses ennemis triomphants, ne les eût pas quittés avec un geste plus orgueilleusement dédaigneux. Le laird allait ouvrir la bouche pour parler et fouiller dans sa poche pour trouver une demi-couronne, mais l’Égyptienne n’attendit ni sa réponse ni son aumône ; elle descendit la colline pour rejoindre la caravane.

Ellangowan rentra tout pensif chez lui ; et il est à remarquer qu’il ne parla de son entrevue à personne de la maison. Le domestique ne fut pas si réservé ; il raconta l’histoire dans tous ses détails à un nombreux auditoire assemblé dans la cuisine, et il finit en jurant que « si jamais le diable parlait par la bouche d’une femme, il avait parlé par celle de Meg Merrilies dans ce jour bienheureux. »

  1. Le père de la philosophie économique fut dans son enfance enlevé, dit Walter Scott, par des Égyptiens, et resta quelques heures en leur pouvoir. a. m.
  2. Deux titres de justice. a. m.
  3. Cette anecdote, dit l’auteur, est un fait exact. a. m.