Håre èt hote/No 11/Au pas !

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Imprimerie Bénard (No 11p. 12-16).

LXIV.

AU PAS !


Musique en tête, un régiment de bleus gagne le boulevard d’Avroy, pour la grrrande revue annuelle. Tuniques que la brosse n’effleura jamais, chapeaux comiques ou lamentables, rabattus sur les yeux ou enfoncés dans la nuque comme des casquettes, plumets généreusement abandonnés aux mites pendant tout l’hiver, gants que l’on trouverait prodigieusement comique de confier à la blanchisseuse avant la fin des exercices annuels, tout proclame l’inexprimable jemenfichisme qui s’empare de l’homme le plus élégant, le plus soigneux de sa personne en temps ordinaire, dès qu’on l’oblige à porter la risible livrée du guerrier-citoyen.

Malgré le rythme alerte et vigoureux du pas-redoublé que jouent les musiciens, la colonne s’avance, par rangs de quatre, d’une allure plutôt flottante et indécise. Le dernier rang du dernier peloton se distingue entre tous par une démarche hautement fantaisiste ; il a réuni, au mépris de tous les règlements, quatre camarades dont la place fut fixée aux quatre coins du peloton : Bouyote, Crèton, L’Anguille-Fumée et Pîd-d’Hame ; et, malgré les allègres coups de grosse caisse sur lesquels les badauds eux-mêmes règlent involontairement leur pas, tous quatre parviennent, par des prodiges d’attention et de volonté, à garder chacun une allure différente ; celui-ci avançant à tous petits pas pressés de demoiselle portant une robe entravée, celui-là faisant les immenses enjambées d’un géant ayant chaussé les bottes de sept lieues, les deux autres guettant chaque pas de leur voisin pour ne jamais avancer le pied en même temps que lui.

Placé en serre-file, un tout petit sergent, si petit qu’il serait logique de ne pas le faire figurer dans l’effectif, et de le compter comme une simple « rawète », s’égosille à crier d’une voix frêle :

— Au pas !… Gauche, droite… gauche, droite !… Au pas, vous dit-on… Au pas !

Les quatre hommes semblent frappés de surdité soudaine et accentuent encore l’étrangeté de leur allure. Le petit sergent se décide à frapper dans le dos de Crèton, comme il frapperait à une porte cochère. « Changez le pas ! » ordonne-t-il. Docile, Crèton feint de vouloir exécuter le petit entrechat qu’on lui enseigna jadis sous cette dénomination. Il ne réussit qu’à passer un croc-en-jambe à Bouyote, qui semble avoir reçu un boulet de canon dans le dos, tant il tombe avec énergie sur le rang qui précède.

Le petit sergent s’affole, s’exaspère. « Au pas !… Au pas ! » crie-t-il en tapant d’un poing rageur sur les quatre dos que secouent d’inexplicables convulsions. Toujours dociles, les quatre hommes se mettent à exécuter des changements de pas successifs, si nombreux qu’ils ont maintenant l’air de danser la polka, pour la plus grande joie des badauds. Le petit sergent voit rouge ; il songe à tirer sa baïonnette, pour en transpercer l’un des mutins, comme Murat, au camp de Boulogne, égorgeant froidement son cheval dont les écarts compromettaient le bon ordre de la parade. Mais un commandement retentit ; le peloton s’arrête, sauf les quatre derniers hommes, qui vont buter de leur mieux contre les autres. Après quelques évolutions laborieuses et mouvementées, les chefs parviennent à placer leurs hommes sur deux rangs et commandent :

« En place repos ! »

Alors, Bouyote se tourne vers le petit sergent et demande d’un air prodigieusement intrigué :

— Dis donc, Makêye… pourquoi-y-est-ce que tu nous voulais tantôt faire marcher au pas ?

LE SERGENT, toujours furibond. — Je vous dèfends d’ m’app’ler Makêye !

BOUYOTE. — Là aller lui ! Quand tu n’es pas masqué à soldat, on n’ t’appelle jamais aut’ment, èt tu n’ôsses rien dire… Comment est-ce qu’i t’ faut app’ler don ainsi ?

LE SERGENT. — Je vous prîye de m’app’ler sergent.

BOUYOTE. — Là, quel drolle de nom ! Je n’ pourra jamais, sé-tu ; je sens bien qu’ je n’ s’ra jamais capâpe de ret’nir un si drolle de nom.

PID D’HAME. — Moi, je l’ voudrais bien dire ; mais l’ méd’cin m’a bien acertiné qu’ j’ai une maladîye qu’on tompe raite-mort quand on dit c’ mot-là… Mais pourquoi nous voulais-tu faire marcher au pas, paraît ?

LE SERGENT. — Pasque… Pasque c’est mon d’ vwoir !

CRETON. — Là qu’ j’enrache ! On a donné des nouveaux ortes, paraît peut-ète ?

LE SERGENT. — Des nouveaux ortes ? Pourquoi don des nouveaux ortes ?

BOUYOTE. — Bin, pour nous faire marcher au pas… Je suis dix ans plus vieux qu’ toi dans la garte-civique, èt c’est la première fois qu’ j’entends parler d’une affaire ainsi.

LE SERGENT. — Bin vous avez du front, vous, de m’nir sout’nir une pareille !

L’ANGUILLE FUMÉE. — C’est pourtant pour le bon… Avez-vous jamais entendu parler d’ marcher au pas à la garte-civique, vous-autes ?

TOUS QUATRE, l’air infiniment surpris, — Encore jamais… je n’ sé pas seul’ment qu’est-ce que ça veut dire… etc…

LE SERGENT. — C’est bon ! Si vous pensez vous moquer d’ moi, je f’ra mon rapport.

CRETON. — Pour moi, i-gn-a Makêye qui d’vient sot… S’on faisait sonner au docteur, don ?

BOUYOTE. — C’est la folîye des grandeurs, depuis qu’il a un grate… Quel dommâche, hein, un si beau grand garçon.

LE SERGENT. — Si vous n’ vous taisez pas tous les quate, je m’en vais app’ler l’ capitaine !

PID D’HAME. — Prends garte, Makêye ! Si tu fais jamais la racusette, j’ira dire à ta mère que t’as l’aute jour venu avec nous-autes chez Louisse d’en Bergerûwe… Tu sé bien qu’elle est capâpe de t’ ret’nir tes dimanges pendant tout un mois, hein, s’elle apprend jamais ’n’ pareille.

Le sergent rougit, pâlit, cruellement tiraillé entre le souci de sa dignité et la crainte de sa maman. Heureusement, juste à point pour ne pas l’obliger à une réplique aux conséquences funestes, les clairons sonnent le « garde à vous ! », des commandements s’égrènent sur le douteux alignement des cohortes, et quelques vieux messieurs apparaîssent au loin, grimpés sur des chevaux dont certains gardent l’air de traîner un corbillard, comme ils faisaient la veille encore.

Et Bouyote, l’arme sur l’épaule, se retourne soudain vers le sergent, dans un grand bruit de fusils entrechoqués, pour lui dire d’un ton péremptoire :

— Regarte les grands chefs, Makêye, pour voir si leurs chevaux marchent au pas… C’est bien les preûfes que nous ne l’ devons pas faire non plus. Une aute fois, tu nous laiss’ras tranquîyes, sé-tu, m’ fi.