Håre èt hote/No 11/L’ours et le coronisse

La bibliothèque libre.


Imprimerie Bénard (No 11p. 17-20).

LXV.

L’OURS ET LE CORONISSE


Gilles Trixhay boit sa goutte au comptoir, en gaillard expérimenté qui sait quelle somme formidable l’habitude de donner des pourboires lui coûterait chaque année. Madame Fligote, la patronne, tiraillée entre le désir de continuer à lire son journal et le devoir de faire la causette avec un bon client, opte adroitement pour un moyen terme : elle fait sa lecture à haute voix, en l’émaillant de quelques commentaires destinés à prouver à Gilles que c’est pour lui, pour lui seul, qu’elle se donne tant de peine.

Et voilà comment Gilles, d’ordinaire fort peu au courant de l’actualité, apprend qu’un dompteur fut mortellement mordu par un ours, à l’Exposition de Gand.

Il réfléchit, vide son verre pour s’éclaircir les idées, puis déclare d’un ton sentencieux :

— Si l’ dompteur va dans la câfe aux pèlotes, c’est la preûfe que les accidents flamands sont plus terripes qu’ les ceux d’ chez nous-autes, pasque moi, i m’a-t-arrivé une affaire tout justement pareille, èt je n’ai pas mouru pour si peu.

Mme  FLIGOTE. — Tout justement pareille ! Taisez-vous, allez vous !

GILLES. — C’est si tell’ment la même chôsse, que rien qu’à vous l’entente lire, je croyais encore que ch’ sentais la tête de l’ours sur la mienne.

Mme  FLIGOTE. — C’est à la tête, qu’i vous a mordu ?

GILLES. — Mordu !… Avez-vous jamais entendu dire qu’un coronisse de garderope a mordu quelqu’un ?… Et bin moi, c’est avec un coronisse, mon histoire.

Mme  FLIGOTE. — Bin vous disiez qu’ c’était comme le dompteur…

GILLES. — Justement, c’est tout fî pareil, avec un ours èt tout… C’est mon camèrâte Doné Trawèt qui m’avait fait engager chez son maîte, pour faire le dèmènach’ment d’un chateau du coté d’Esneux… où d’ Waremme, je n’ sé plus au jusse… Ce qu’i-gn-a d’ sûr èt certain, c’est qu’ c’était à la campagne hors de Liéche… Beau mètcher, sa-vous, les dèmènach’ments… C’est l’habutute qu’on verse à boire aux hommes… Je comptais là-d’ssus, comme de jusse, èt voilà quand on arrife qu’i-gn-avait personne dans l’ chateau pour nous verser la goutte… « Flaîrante affaire ! » dis-che moi… « Rattends, dist-i Doné Trawèt, on voit bien qu’ tu n’as pas l’habutute. » I va faire un p’tit tour dans la câfe, èt i r’vient à peu près trois quarts d’heure après, avec trois bouteilles de cognac qu’étaient cachées derrière un tonneau. « C’est l’ maîte du chateau lui-même qui les a mis là pour nous faire une surprîsse », dist-i ainsi… Surprîsse ou non, nous commençons par boire les trois lites sur une demi-heure, à nous trois qu’ nous ètchons avec un aute, pour nous donner du cœur avant d’ travailler, vu qu’on nous avait dit qu’i fallait aller vite.

Puis voilà Doné èt l’aute qui montent prente des meupes en haut, èt qui m’ dissent de prente des meupes en bas… J’ente dans la première place, èt voilà qu’ je vois par terre un tapis qu’ c’était la peau d’un ours, avec une tête, des yeux, des dents èt tout…

« Je leur vais faire une bonne blaque », dis-che moi ainsi… Je m’ mets à quate pattes, je chausse la peau d’ l’ours sur mon dos, avec la tête sur ma tête, èt je rente dans l’ colidor jusse au moment qu’ les deux autes descendaient un terripe coronisse de garderope qui pesait bien autour de septante ou quatre-vingt kulos…

J’arrife… Ecoutez bien, si c’ n’est pas tout pareil qu’à l’Espôsition d’ Gand… Is m’ voient tout d’un coup, èt, comme i n’ faisait pas fort clair dans l’ colidor, is m’ prennent pour une bête pour le bon, ça fait qu’ voilà Doné qui crîye :

Tchèssans-lî l’ coronisse so s’ gueûye, ou nos èstans rostis !

Et voilà qu’is me l’ chassent tout comme il avait dit, d’en haut des escaliers où-w-est-ce qu’is étaient. Je m’ sens tout d’un coup raplati comme une fique, avec mon nez qui saignait sur les froitès pierres du colidor, puis j’entends les deux autes qui vannent en voie en r’fermant la porte à la clef… Et j’ai resté là en d’ssous encore plusse qu’une demi-heure, tenez moi, vu que l’coronisse s’avait si bien emmanché sur mon cadâfe que je n’ poulais plus bouger d’une patte !

À la fin des fins, j’entends qu’on droûfe la porte tout doûc’ment, je risque un œil en d’ssous du coronisse, èt je vois bel èt bien l’ garte champète avec deux gendarmes, qu’allaient m’envoyer des coups d’ fusil… Mais is n’ont pas tiré, sa-vous, pasqu’is ont bien pensé qu’un ours pour le bon n’aurait pas pu jurer des noms di Hu aussi fort que ch’ l’ai fait…

Is ont don f’nu prente le coronisse en bas d’ moi, puis on s’a disputé, puis l’ maîte da Doné est f’nu voir comment que l’ dèmènach’ment marchait, èt i m’a flanqué à la porte avec un coup d’ pied dans mon cul, si bien qu’ j’ai dû ref’nir à Liéche sur mes pattes, même que ch’ n’ai jamais eu si soif d’une goutte que cette fois-là… Versez-moi une, allez, s’i vous plaît… Et voilà mon histoire comme à l’Espôsition d’ Gand…

Mme  FLIGOTE. — Bin, ce n’est pas pareil, savez-vous, mossieû Gilles.

GILLES. — Pas pareil !… C’est qu’ la mienne est encore plus terripe, ainsi ! Pasque si un dompteur flamand avait r’çu un coronisse comme le mien sur son bouchon, je vous garantis bien qu’il aurait bu sa dergnère goutte ce jour-là, si fameux dompteur qu’i puisse ète !