Hændel/04

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Félix Alcan (p. 165-176).

Encore pourrait-on dire que dans ses opéras, s’il variait toujours, c’est qu’il lui fallait s’adapter au goût toujours changeant du public de théâtre et aux chanteurs dont il disposait. Mais quand il laisse l’opéra pour l’oratorio, il ne varie pas moins. C’est un essai perpétuel de formes nouvelles dans le vaste cadre de ce théâtre en liberté, de ce drame-concert ; et un rythme instinctif dans sa création fait qu’au lieu que les œuvres se succèdent par groupes de compositions analogues ou parentes, chaque œuvre appelle à sa suite une œuvre d’un sentiment et d’un style différents, presque opposés. Dans chacune, Hændel s’est soulagé momentanément d’une partie de ses passions ; et quand cela est fait, il se retrouve en présence de ses autres passions, qui se sont emmagasinées tandis qu’il dépensait les premières. Il se fait ainsi un balancement perpétuel, qui est comme la pulsation même de la vie. — Après le réaliste Saul, vient l'épopée impersonnelle d’Israël. Après ce colossal monument choral, paraissent deux petits tableaux de genre : l’Ode à sainte Cécile et l’Allegro e Penseroso. Après l'herculéen Samson, tragi-comédie héroïque et populaire, fleurit la charmante Semele, opéra romantique et galant.

Mais si variés que soient ces oratorios, ils ont un caractère commun : bien plus encore que les opéras, ils sont des drames musicaux. Ce n’est pas dans une pensée religieuse que Hændel a fait choix, pour une partie d’entre eux, de sujets bibliques, mais, ainsi que l'a bien vu M. Kretzschmar, parce que les histoires des héros bibliques étaient entrées dans le sang du peuple, à qui il voulait parler ; elles étaient connues de tous, au lieu que les fables antiques et romantiques ne pouvaient intéresser qu’une société de dilettantes raffinés et corrompus. Sans doute, ces oratorios, n’étant pas faits pour être représentés, ne cherchent pas l’effet scénique, à part de rares exceptions, comme la scène de l’orgie de Belsazar, où l’on sent que Hændel a été entraîné par la vision directe de l’action théâtrale. Mais les passions et les âmes sont représentées d’une façon dramatique. Hændel est un grand peintre de caractères ; et la Dalila de Samson, la Nitocris de Belsazar, la Cléopâtre d’Alexander Balus, la bonne mère dans Salomon, la Déjanire d’Héraklès, Théodora enfin, attestent la souplesse et la profondeur de son génie psychologique. Si dans le cours de l’action et dans la peinture des sentiments moyens, il s’abandonne volontiers au flot de la pure musique, dans les moments de crise passionnée il est l’égal des plus grands maîtres du drame musical. Faut-il rappeler les terribles scènes du troisième acte d’Héraklès, les scènes finales d’Alexander Balus, la vision de Belsazar, la scène de Junon et la mort de Semele, la reconnaissance de Joseph et de ses frères, l’écroulement du temple dans Samson, le second acte de Jephté, les scènes de la prison dans Théodora, ou le premier acte de Saul, — et dominant le tout, certains chœurs d’Israël, d’Esther, de Josué, et des Psaumes Chandos, qui semblent des tempêtes de passion, des cataclysmes de la nature soulevée et domptée ?

C’est par ces chœurs que l'oratorio se distingue essentiellement de l’opéra. Il est, en premier lieu, une tragédie chorale. Ces chœurs, qui sont à peu près éliminés de l'opéra italien, depuis le temps des Barberini, tiennent une place importante dans l’opéra français ; mais leur rôle s’y limite à celui de comparses, ou reste décoratif. Dans l’oratorio de Hændel, ils sont l'âme de l'œuvre. Tantôt ils jouent le rôle du chœur antique, qui dégage la pensée du drame, la fatalité cachée qui mène les héros, comme dans Saul, Héraklès, Alexander Balus, Susanna. Tantôt ils font jaillir du choc des passions un puissant cri de foi, et couronnent le drame humain d’une auréole surnaturelle, comme dans Théodora et Jephté. Tantôt enfin, ils incarnent les acteurs mêmes du drame, le peuple, ou les peuples ennemis, et le Dieu qui les conduit. Il est remarquable que, dès son premier oratorio, Esther, Hændel ait eu cette idée de génie. Dans les chœurs d’Esther est superbement esquissé le drame d’un peuple opprimé et de son Dieu qui accourt à son appel. Dans Debora et dans Athalia, deux peuples sont en présence. Dans Belsazar, il y en a trois. Mais le chef-d’œuvre du genre est Israël en Égypte, la plus grande épopée chorale qui existe, tout entière remplie par Jehovah et son peuple.

Ces chœurs sont de styles très divers. Les uns en style d’église et un peu archaïques[1]. D’autres tendent à l’opéra, voire à l'opéra bouffe[2]. Certains[3] exhalent le parfum des madrigaux de la fin du XVIe siècle, dont l’Académie d’ancienne musique de Londres cherchait à remettre l'art en honneur. Contre l'idée courante, Hændel a maintes fois employé la forme du choral, simple ou varié[4]. Surtout, il use d’une façon merveilleuse des doubles fugues chorales[5], et il les manie avec une impétuosité de génie, qui saisissait d’admiration les juges les plus difficiles de son temps, comme Mattheson. Son instinct de grand constructeur aimait à faire alterner les chants homophones et les chants fugués[6], les puissantes colonnes chorales harmoniques et les masses mouvantes contrapuntiques, aux stratifications superposées ; ou bien il encadrait des chœurs dramatiques dans d’imposantes architectures d’un caractère décoratif et impersonnel. Ses chœurs sont tantôt des scènes de tragédie[7] ou de comédie, voire de vaudeville[8], tantôt des tableaux de genre[9]. Hændel y sait admirablement tirer parti des motifs populaires[10], ou de la danse mêlée au chant[11].

Mais ce qui lui appartient en propre, — non qu’il l’ait inventé, mais par le génial emploi qu’il en a fait, — c’est une architecture de soli et de chœurs alternants et mêlés. Purcell et les Français avaient pu lui en donner l’idée. Il en fit l’essai dans ses premières œuvres religieuses, surtout à partir de sa Birthday Ode for Queen Anne (1713), où presque chaque air solo est repris par les chœurs qui le suivent[12]. Il avait la passion de la lumière et se plaisait à introduire, au milieu des masses chorales, des chants soli qui les aéraient[13]. Son génie dramatique savait, à l’occasion, tirer de cette combinaison des effets foudroyants. Ainsi dans la Passion nach Brockes (1716), où le dialogue de la fille de Sion et du chœur : Eilt, ihr angefochten Seelen, avec ses questions, ses réponses, ses interjections eschyléennes, a servi de modèle à J.-S. Bach pour la Passion selon saint Mathieu. À la fin d’Israël en Égypte, au faîte de montagnes chorales, par un contraste saisissant, la voix d’une femme, seule, sans accompagnement, s’élève, et son hymne alterne avec les chœurs qui le répètent. Il en est de même, à la fin de la Petite Ode à sainte Cécile. Dans l’Occasional Oratoirio, un duo de soprano et d’alto alterne avec les chœurs. Mais c’est Judas Macchabée qui réalise le mieux la fusion des soli avec les chœurs. Dans cette épopée victorieuse d’un peuple envahi qui se soulève et balaye l’oppresseur, les individualités se distinguent à peine de l’âme héroïque de la nation, et les chefs du peuple ne sont que des choryphées, dont les chants mettent en branle ces énormes ensembles, qui montent par progressions pesantes et irresistibles, comme les marches géantes d’un escalier triomphal.

Il arrive enfin que l’orchestre vienne ajouter au dialogue des soli et des chœurs un troisième élément de psychologie dramatique, parfois en opposition apparente avec les deux premiers. Ainsi, au second acte de Judas Macchabée, l’orchestre qui sonne l’emportement de la bataille fait contraste avec les chœurs, presque funèbres, qui lui sont superposés : Wär’s zum Fall, wie schön, o Freiheit ; ou, pour mieux dire, il les complète, il achève le tableau. Auprès de la mort, la gloire.

L’oratorio étant un « théâtre en liberté », il fallait que la musique fût à elle-même son décor. Aussi la partie pittoresque et descriptive est-elle fort développée ; et c’est par là surtout que le génie de Hændel frappa son public anglais. M. Camille Saint-Saëns a écrit, dans une lettre intéressante à M. C. Bellaigue[14] :

« Je suis arrivé à cette conviction que c’est par le côté pittoresque et descriptif, alors tout à fait nouveau et inattendu, que Hændel a conquis l’étonnante faveur dont il a joui. Cette façon magistrale d’écrire les chœurs, de traiter la fugue, d’autres l’avaient comme lui. Ce qu’il a apporté, c’est la couleur, l’élément moderne, que nous ne savons plus voir en lui… Il ne saurait être question d’exotisme. Mais regardez la Fête d'Alexandre, Israël en Égypte, surtout Allegro e penseroso, et tâchez d’oublier tout ce qu’on a fait depuis. Vous trouverez à chaque pas la recherche du pittoresque, de l'effet imitatif. Elle est réelle et très intense pour le milieu où elle s’est produite, et où elle semble avoir été inconnue auparavant. »

Peut-être M. Saint-Saëns fait-il trop bon marché de « cette façon magistrale d’écrire les chœurs », qui n’était pas si commune en Angleterre, même chez Purcell. Peut-être fait-il aussi trop bon marché de l’apport tres réel des Français, en matière de musique pittoresque et descriptive, et de l’influence qu’ils purent avoir sur Hændel[15]. Enfin, il ne faudrait pas se représenter ces tendances descriptives de Hændel comme exceptionnelles à son époque. Un grand souffle de nature passait sur la musique allemande, et la poussait vers la Tonmalerei (la peinture par les sons) ; Telemann était, plus encore que Hændel, un peintre en musique, et, plus que lui, célèbre pour l’effet de ses peintures. Mais l’Angleterre du XVIIIe siècle était restée conservatrice en musique et attachée au culte des maîtres du passé ; l’art de Hændel devait donc y frapper plus qu’ailleurs par « la couleur » et « l'effet imitatif ». Je ne dirai pas, comme M. Saint-Saëns, qu’ « il ne saurait être question à son sujet d’exotisme ». Cet exotisme, Hændel semble l’avoir cherché plus d’une fois, notamment dans l’orchestration de certaines scènes des deux Cléopâtres de Giulio Cesare et d’Alexander Balus. Mais ce qui est constant chez lui, c’est la Tonmalerei, la peinture de paysages en musique et d’impressions de la nature. Peinture très stylisée, et, comme dit Beethoven, « plutôt une expression de sensations qu’une peinture », — évocation poétique des tempêtes de grêle, de la mer tranquille ou soulevée, des grandes ombres de la nuit, du crépuscule qui tombe dans la campagne anglaise, des parcs au clair de lune, de l’aube printanière et du réveil des oiseaux. Acis et Galatée, Israël en Égypte, l’Allegro, le Messie, Sémélé, Joseph, Salomon, Susanna, offrent une riche galerie de tableaux de la nature qui de notent à la fois chez Hændel des dons de peintre flamand et de poète romantique.Ce romantisme frappa fortement, brutalement, de son temps ; il lui attira des admirations et des critiques violentes. Une lettre de 1751 le dépeint comme un Berlioz ou un Wagner, soulevant les tempêtes de l’orchestre et des chœurs.

« Il aurait pu faire plaisir aux gens à leur façon propre, dit l'auteur anonyme de cette lettre ; mais son mauvais génie ne le voulut pas souffrir. Il imagina une nouvelle sorte de musique grandiose ; et, pour rendre le fracas plus fort, il la fit exécuter par un si grand nombre de voix et d’instruments qu’on n’avait jamais rien entendu de tel, avant, sur le théâtre. Il pensait ainsi rivaliser, non seulement avec le dieu des musiciens, mais encore avec les autres dieux, comme Éole, Neptune et Jupiter : car tantôt j’attendais que la maison fût renversée par sa tempête, tantôt que la mer engloutît les banquettes. Mais plus insupportable que tout était son tonnerre. Jamais le terrible grondement ne sortira de ma tête[16]… »

Ainsi Gœthe, irrité et saisi, disait, après avoir entendu le premier morceau de la Symphonie en ut mineur de Beethoven : « C’est insensé ! On dirait que la maison va s’écrouler ! »

Ce n’est pas au hasard que je rapproche les noms de Hændel et de Beethoven. Hændel est une sorte de Beethoven enchaîné. Il a l’air impassible, comme les grands artistes italiens qui l’entourent : les Porpora, les Hasse ; et pourtant entre eux et lui, il y a un monde[17]. Sous l'idéal classique, dont il se revêtait, brûlait un génie romantique, précurseur de l’époque du Sturm und Drang ; et parfois ce démon caché faisait irruption, par brusques emportements, — peut-être malgré lui.


  1. Voir Israël, passim.
  2. Belsazar, Susanna, l’Allegro, Samson.
  3. Saul, Theodora, Athalia.
  4. Passion nach Brockes, Anthems Chandos, Funeral Anthem, Foundling Anthem.
  5. Anthems, Jubilate, Israël.
  6. Israël, le Messie, Belsazar, Anthems Chandos.
  7. Samson, Saul, Israël.
  8. Allegro, Susanna, Belsazar, Alexander Balus.
  9. Salomon, Allegro.
  10. Herakles, Saul, Semele, Alexander Balus, Salomon.
  11. J’ai noté plus haut les chœurs dansés de Giulio Cesare, Orlando, Ariodante, Alcina. Il y a aussi de vraies danses chantées dans Héraklès, Belsazar, Salomon, Saul (scène du carillon), Joshua (danse sacrée du second acte, sur un dessin de basse obstinée).
  12. Id. Athalia, la Fête d'Alexandre, Allegro, Samson (rôle de Micha).
  13. Jubilate, Funeral Anthem.
  14. Citée par M. Bellaigue dans les Époques de la Musique, t. I, 109.
  15. Au temps de Lully et de son école, les Français étaient les maîtres de la peinture musicale, en particulier pour les tempêtes. Addison s’en égayait, et les parodies du Théâtre de la Foire s’amusent souvent à reproduire en caricatures les orages de l’Opéra.
  16. Extrait d’une brochure, parue en 1751, à Londres, sur « l’Art de composer de la musique d’après une façon tout à fait nouvelle, adaptée même aux capacités les plus faibles ».

    Déjà, Pope en 1742 comparait Hændel à Briarée. Dès l’époque de Rinaldo (1711), Addison reprochait à Hændel de se délecter dans le bruit.

  17. « … Vous refusez de vous soumettre aux règles, lui dit Hurlothrumbo-Johnson dans un pamphlet fameux du Dr  Arbuthnot, vous refusez de laisser serrer votre génie par elles… O toi, Goth et Vandale !… Nous pourrions aussi bien apporter des rossignols et des oiseaux des Canaries derrière la scène et leur faire exécuter les sauvages opéras de la nature, que d’accorder que vous êtes un compositeur. Un charpentier avec sa régie et son équerre ira plus loin en composition que toi, toi, irrégularité parfaite ! — (Harmonie en Révolte : une lettre à Frédéric Handel, esquire,… par Hurlothrumbo-Johnson, février 1734.)