Hélika/Dans les bois

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Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 19-25).

CHAPITRE VI

dans les bois.


Les forces du moribond étaient complètement épuisées. Ces souvenirs chargés de repentir avaient trop longtemps pesé sur son âme.

Il indiqua à monsieur Fameux un endroit dans la chambre où il trouverait un manuscrit qui contenait toute l’histoire de sa vie. Il nous demanda comme une faveur de vouloir en prendre connaissance, de le publier même, si on le voulait, afin qu’il servît d’enseignement.

Sur un des rayons poudreux de ses tablettes, Monsieur d’Olbigny alla prendre un manuscrit jauni par le temps : « Voilà, nous dit-il, qui complétera l’histoire d’Hélika, si elle vous présente quelqu’intérêt. » Mais auparavant, permettez-moi de vous raconter ses derniers moments.

Il était donc évident que l’heure suprême était arrivée pour le vieillard, aussi le sentait-il lui-même. Il nous fit signer comme témoins, un testament olographe qu’il avait préparé, par lequel il instituait Adala, sa légatrice universelle, lui enjoignant toutefois de prendre un soin tout filial de la vieille Indienne et nommait monsieur Fameux son exécuteur testamentaire.

Toutes ces dispositions prises, il nous exprima le désir de rester encore quelques instants seul avec le ministre de Dieu. Ses forces l’abandonnaient rapidement. Après un assez long entretien avec monsieur Fameux, sur sa demande nous rentrâmes dans la chambre. La jeune fille agenouillée, recevait tout en larmes la dernière bénédiction et les derniers baisers du mourant, pendant que la vieille Indienne regardait d’un œil sec et stoïque cet émouvant tableau.

Bientôt après, nous nous mîmes à genoux et récitâmes les prières des agonisants ; quelques heures plus tard, Hélika était devant Dieu. Le surlendemain, nous le déposâmes dans sa dernière demeure à l’endroit qu’il nous avait lui-même indiqué. La cérémonie fut touchante et bien propre à nous impressionner. La nature avait cette journée-là une teinte morne et sombre. Le temps était couvert, le soleil voilé ne répandait qu’une lumière blanchâtre à travers les nuages qui le recouvraient. Une brise froide et glacée comme un vent d’automne, imprimait aux arbres des craquements et un balancement qui leur arrachaient des plaintes continues ; elles faisaient échec aux lamentations de la jeune orpheline, qui, la figure prosternée, arrosait de ses larmes la terre sous laquelle reposait celui qu’elle avait aimé comme son père.

Les plaintes du vent allaient s’éteindre dans les fourrés comme des sanglots. Le lac soulevé par la brise venait déferler ses vagues sur les galets du rivage avec de sourds gémissements.

La cérémonie terminée, Adala tout en larmes se jeta dans les bras de monsieur Fameux. « Ma grand-mère et moi seules désormais sur la terre que deviendrons-nous, si avec l’aide de Dieu vous ne nous protégez. »

« Tes parents, ma chère enfant, lui répondit-il d’une voix émue, veillent sur toi du haut du Ciel ; sois donc confiante et résignée, tant que Dieu me laissera un souffle de vie, je tiendrai leur place sur la terre auprès de toi ; d’ailleurs, le pauvre vieillard, qui vient de rendre son âme à Dieu, t’a laissé de quoi compléter ton éducation et vivre richement. Bénis la Providence pour ce qu’elle a fait, car dans ses inscrutables desseins, elle donne en abondance d’une main ce qu’elle parait ôter de l’autre. Tu dois d’ailleurs, d’après l’ordre de ton bienfaiteur, abandonner la vie des bois, venir au sein de la civilisation, où tu rencontreras plus de protection et te préparer à y remplir la mission que le ciel te destine. »

Ce fut avec une voix pleine d’émotion et de reconnaissance qu’Adala remercia M. Fameux de ces bonnes paroles. Pour nous, après cet entretien, nous n’eûmes, au gré de nos désirs, que bien peu d’occasions de la revoir. Toujours sous la surveillance de la vieille sauvagesse ; elle l’aidait à préparer nos repas, à renouveler le sapin de nos lits, pendant que nous passions nos journées à la chasse ou à la pêche et que le bon missionnaire explorait les terres.

La journée finie nous nous retrouvions le soir au coin du feu et nous racontions les exploits du jour avec leurs incidents ; puis l’heure du repos arrivée, nous donnions, dans nos prières, un souvenir au pauvre vieillard qui venait de nous laisser. Le lendemain, quelque matinal que fut notre déjeuner, il était toujours prêt. La bonne Indienne et Adala nous l’avaient préparé avec le plus grand soin.

Nos cœurs jeunes et neufs de toutes impressions devaient céder aux attraits de cette enfant des bois, qui avait pour nous le parfum et la suavité d’une fleur sauvage, poussée sous l’ombrage des grands arbres de nos bosquets. Sa séduisante beauté et sa grâce naturelle étaient rehaussées encore s’il était possible, par la tristesse répandue sur ses traits et par ses habits de deuil.

Est-il étonnant que ses charmes produisent leur effet sur nous. Bois Hébert, l’un de mes compagnons, se prit à l’aimer avec toute la force et l’ardeur de son tempérament de feu, et jamais dans le cours de sa vie son amour se ralentit un seul instant.

Pourquoi, ne vous avouerai-je pas que je cédai à l’entraînement, que je l’aimai moi aussi comme on ne peut aimer qu’une seule fois dans la vie, c’est vous dire qu’elle fut mon premier et mon dernier amour. Bois Hébert était beau, riche et noble, brave comme un lion, il possédait de plus un caractère d’or et une générosité qui ne se démentit jamais ; aussi obtint-il facilement la préférence sur moi, qui n’avais autre chose à lui offrir qu’un cœur dévoué.

Ce qui vous surprendra peut-être encore plus, c’est que j’ai toujours été à l’un et à l’autre le plus sincère et intime ami, partageant avec Bois Hébert toutes les péripéties de sa vie aventureuse, et reprenant dans les temps de calme mes fonctions de précepteur auprès de ses enfants quand il eut épousé Adala.

« Pardonnez, ajouta monsieur d’Olbigny, au vieillard, les pleurs qui coulent de ses yeux, et permettez-moi de tirer le rideau sur ces souvenirs qui m’émeuvent encore malgré moi. D’ailleurs, si quelqu’un d’entre nous en ressent le courage après la lecture de ces pages, il pourra voir l’histoire de leur vie dans le " Braillard de la Magdeleine ". »

Je reprends la lecture du manuscrit, c’était, si vous vous en rappelez au sortir de l’église et après que Hélika eut reçu les embrassements de sa mère, pour prendre les grands bois.

« Où allais-je ? où ai-je été ? Qu’ai-je fait ? Je n’en sais rien. J’étais habitué au collège aux plus violents exercices. En gymnase j’étais de première habileté et l’on me considérait comme un très grand marcheur ; ma force et ma vigueur étaient réputées extraordinaires.

Lorsque la connaissance me revint, j’éprouvai une grande lassitude dans les jambes, je marchais encore mais d’un mouvement automatique. Je devais être bien loin, mon pauvre chien ne me suivait plus que difficilement, et le soleil était monté sur les onze heures du matin. Mon front était brûlant et je frissonnais parce qu’une fièvre ardente me dévorait. J’étais auprès d’un petit ruisseau où coulait une eau fraîche et limpide ; j’y trempai mon mouchoir et m’en enveloppai la tête ; cette application me fit du bien. Je tirai ensuite de mon havre-sac quelques aliments, mais je ne pus pas même les approcher de ma bouche ; je les jetai à mon chien qui les dévora. Quelques instants après, je dormais profondément. Je n’avais pas fermé l’œil depuis longtemps et avais toujours marché depuis le matin de la veille. Grâce à ma forte constitution, lorsque je m’éveillai le lendemain, la fièvre avait disparu complètement et mes idées étaient parfaitement lucides.

Le soleil s’était levé dans tout son éclat ; un nid de fauvettes placé sur une branche auprès de moi, était balancé par la brise du matin. Le père secouant ses ailes toutes humides des gouttes de rosée, adressait au Créateur ses notes d’amour et de reconnaissance, pendant que la mère distribuait à la famille la becquée du matin. Un instant, une seconde peut-être, je les contemplai avec plaisir ; mais tout à coup, le démon de la jalousie me souffla le mot Marguerite, Marguerite, depuis deux jours et une nuit dans les bras d’Octave. Oh ! alors je bondis dans un transport de rage inexprimable. Je saisis mon fusil, ajustai le musicien ailé et fis feu. J’avais bien visé, le chantre qui m’avait éveillé par son ramage, tomba mort à mes pieds, la mère mortellement blessée roula un peu plus loin ; tandis que je lançai le nid et la couvée par terre et les écrasai sous mes pieds. Leur bonheur, leur gaieté m’avaient paru une provocation dérisoire.

Fou, furieux, je m’enfonçai encore plus avant dans la forêt. Ma conscience m’avertissait de prendre garde, que j’allais en finir avec la vie honnête et entrer dans la carrière du crime. Mais une autre voix infernale me souillait les mots vengeance, vengeance, et malheureusement ce fut cette dernière qui l’emporta. Dès ce moment je n’eus donc plus qu’une idée fixe, inflexible, inexorable. Ce fut de tirer contre Octave et Marguerite, une vengeance terrible, parce que dans ma folle méchanceté, je les accusais d’avoir empoisonné le bonheur de mon existence.

Je l’avoue aujourd’hui, après cet acte de barbarie, j’eus peur de moi, quand je sondai l’abîme de maux dans lequel j’allais m’enfoncer. Jamais une créature vivante n’avait été mise à mort par moi, pour le seul plaisir de voir couler son sang ou par méchanceté. Mais de ce jour, le génie du mal s’empara de moi et se garda bien de lâcher sa proie ; pour la première fois, je vis le sang avec une joie féroce.

Je continuai donc ma marche en m’avançant de plus en plus dans la forêt ; je marchai encore plusieurs jours, ne sachant où j’allais. Les étoiles et la lune, la nuit, le soleil, le jour, me servaient de boussole, et ma fureur, ma jalousie augmentaient à chaque pas. Tout en cheminant, je méditais, je m’ingéniais à trouver quelle pourrait être la plus grande souffrance que je pourrais leur infliger.

Le meurtre ou l’empoisonnement d’Octave se présentèrent bien à mon esprit, je tressaillis d’abord à cette idée, qu’Octave mort, je pourrais encore espérer de devenir le mari de Marguerite ; mais en y réfléchissant, je songeai qu’elle n’était plus aujourd’hui cette chaste et candide jeune fille que j’avais connue, et ma rage s’en augmenta encore s’il était possible. Pour la satisfaire, je sentis qu’il me fallait inventer d’autres tortures que tous deux devaient partager. Il me les fallait terribles mais incessantes. Depuis cinq jours que j’avais laissé la maison paternelle, j’errais à l’aventure, lorsqu’un matin j’arrivai sur le bord d’une clairière. Au milieu, une biche, nonchalamment couchée, suivait avec orgueil et amour les ébats d’un jeune faon qui folâtrait auprès d’elle. Ils étaient tous deux dans une parfaite sécurité. J’avais des provisions en abondance ; mais l’instinct féroce déjà me dominait. J’ajustai donc le faon, le coup partit et il tomba à deux pas de sa mère. Un jet de sang s’échappa de sa poitrine. Surprise d’abord, la malheureuse biche regarda autour d’elle pour se rendre compte sans doute du lieu d’où venait le danger, puis ses regards se portèrent sur son petit, il était étendu par terre, ses membres s’agitaient et se raidissaient sous l’étreinte d’une suprême agonie. D’un bond elle fut auprès de lui, et lorsqu’elle aperçut le flot de sang qui ruisselait de sa blessure, elle poussa un gémissement si triste, si plaintif qu’il eût attendri le cœur le plus endurci. Ce cri d’une inénarrable douleur, qui ne peut venir que des entrailles d’une mère, me réjouit cependant intérieurement, et ce fut avec plaisir que j’observai ce qui se passa. La pauvre mère, en continuant ses gémissements, se mit à lécher la blessure et à inonder son petit de son souffle, comme pour réchauffer ses membres que le froid de la mort saisissait. Elle tournait autour de lui, essayait à soulever sa tête, puis s’éloignait ensuite de quelques pas comme pour l’engager à la suivre et à fuir avec elle. Elle revenait un instant après, recommençait encore à l’appeler comme elle avait dû faire bien des fois dans sa sollicitude maternelle, pour l’avertir d’éviter un danger ; mais le faon ne bougeait pas, il était bien mort. À mesure que le faon se refroidissait et qu’elle voyait ses efforts de plus en plus inutiles, ses braiements devenaient plus désespérés et déchirants. Parfois elle courait à chaque coin de la clairière et faisait retentir les échos des bois de ses plaintes, comme si elle eût appelé du secours, puis elle revenait en toute hâte auprès de son petit, paraissant refuser de croire qu’un être fut assez méchant pour lui avoir donné la mort. Enfin, lorsqu’elle se fut assurée que tout espoir était perdu, elle s’arrêta morne et immobile auprès de lui, appuya ses narines sur les siennes. C’était le dernier baiser que donne la mère sur les lèvres glacées de son enfant. La clairière était d’une petite étendue, la biche avait la face tournée vers moi ; je remarquai dans ses yeux une expression d’indicible douleur et des larmes abondantes qui s’en échappaient. Je le confesse, loin d’être touché de cette scène, j’y pris un froid et secret intérêt. Après l’avoir contemplée pendant quelque temps, je sortis soudain de ma cachette. Une idée diabolique venait de me frapper. Il ne me restait plus qu’à attendre pour la mettre à exécution. Ma figure devait être bien hideuse de méchanceté, car la pauvre mère en m’apercevant s’enfuit tout effarée en poussant de douloureux gémissements. Je passai auprès du faon et d’un brutal coup de pied, je le lançai à vingt pas plus loin. J’avais remarqué avec joie que la biche s’était retournée sur la lisière du bois et qu’elle m’observait. Puis je continuai ma route en sifflant joyeusement.