Hélika/Le meurtre

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Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 60-64).

CHAPITRE XV

le meurtre.


En y débarquant, le premier homme que je rencontrai face à face poussa un wooh ! de surprise, ses yeux s’arrêtèrent sur moi avec une terreur et un étonnement indicibles. Il allait prendre la fuite, peut-être, lorsque je l’arrêtai en l’appelant par son nom. C’était un chef sauvage, lui aussi d’une tribu Souriquoise, nos alliés, et était l’ami le plus intime et le frère d’armes d’Attenousse. « L’Ours Gris, dit-il d’une voix frémissante, est-ce toi ou ton esprit que le génie du bien envoie pour sauver Attenousse ? Oh ! si c’est toi, notre frère n’a plus rien à craindre, car tu peux tout. Le Dieu des blancs est grand, plus fort que ceux que ma tribu vénérait avant l’arrivée du Père à la Robe Noire ajouta-t-il, comme se parlant à lui-même. »

En prononçant ces paroles, Anakoui élevait ses yeux vers le ciel et versait des pleurs d’espérance.

Hélas ! les guerres sanglantes avaient laissé sur la figure de ce malheureux chef sauvage des traces patentes du raffinement de notre civilisation ; il avait la figure balafrée en tous sens et de plus, il avait perdu un bras.

Quel orgueil ne devons-nous pas avoir aujourd’hui, en voyant les moyens de destruction que le siècle nous apporte, et combien doivent être heureux ceux qui, nouveaux Caïns, ne demandent pas mieux que de tuer ou mutiler leurs frères !!!

Ce fut la remarque que je me fis pendant qu’il me parlait dans un état de fiévreuse agitation. Véritablement, je crus qu’il était devenu fou, tant grande était son exaltation. Enfin, je le pris par la main et nous allâmes nous asseoir sous les grands arbres qui bordaient naguère encore, les charmants coteaux du rivage St. Laurent aux Trois Rivières.

Ce fut alors, qu’après avoir donné cours à son émotion, exprimée par des paroles incohérentes, que j’entendis, avec stupeur, le récit des événements qui s’étaient passés pendant mon absence. En voici le résumé :

Le désastre de La Brise avait été publié à son de trompe par les vainqueurs. La nouvelle en était venue dans la colonie avec la rapidité et l’exactitude que comportent toujours un bruit fâcheux ou une mauvaise nouvelle. Pourtant il y avait un homme, mais celui-là était le seul, c’était un jeune Canadien qui prétendait avoir fait partie de l’équipage de La Brise et avoir échappé vivant de cette malheureuse croisière avec un chef sauvage. Il ajoutait que ce chef et lui avaient été amenés en esclavage dans des directions diverses. Lui avait été dirigé sur une plantation au bord de la mer, et c’est à cette circonstance qu’il dût son évasion ; s’étant jeté à la nage et ayant gagné un vaisseau européen qui était en partance. On sait qu’alors c’était un asile inviolable pour un blanc. Quant au chef, ajoutait-il, plus fort et plus vigoureux que moi, il a été vendu à un bien plus haut prix et a été emmené dans la profondeur des terres, il doit être mort depuis longtemps d’après le rapport de nègres marrons qui s’étaient échappés de la même plantation, car jamais maître plus féroce et plus barbare ne pouvait faire subir de plus mauvais traitements à ses esclaves, aussi en était-il réputé parmi eux comme un monstre odieux de cruauté.

Toutefois personne ne croyait un mot de cette histoire que Baptiste leur affirmait être vraie en tous points. Grand donc fut l’étonnement d’Anakoui, lorsqu’à mon tour, je lui assurai qu’elle était de la plus exacte vérité.

Mais j’étais sur des charbons ardents et n’osais l’interrompre, par crainte de blesser sa susceptibilité indienne. Quelles angoisses néanmoins ne ressentais-je pas à la pensée d’Angeline dont le souvenir était venu à chaque minute du jour et de la nuit, bouleverser mon cerveau depuis cinq longues années.

Enfin je n’y pus tenir plus longtemps. « Angeline, lui demandai-je, qu’est-elle donc devenue ? » Je frémissais dans l’appréhension de sa réponse.

« Assieds-toi, mon frère, me répondit Anakoui, je vais tout te dire : Un des guerriers d’une tribu amie, un de tes compagnons d’armes que tu as bien connu autrefois lorsque tu étais plus jeune, est revenu de la guerre trois mois après être parti à la tête de ses braves guerriers. Pas un seul d’entre eux n’est arrivé dans la tribu sans montrer avec orgueil d’honorables blessures.

« Attenousse est un grand chef. Angeline, sous les soins de sa mère, avait souvent entendu parler de lui et naturellement elle l’aima par reconnaissance d’abord de ce qu’il t’avait sauvé la vie lors de l’incendie dans les bois, elle l’aima par-dessus tout, parce qu’il était bon, loyal et courageux, et qu’il l’avait sauvée des poursuites et des persécutions incessantes de Paulo. Ta fille, ajouterai-je, avait été élevée par toi aux récits des actes de bravoure et d’héroïsme.

« Le missionnaire, continua Anakoui, chargé par toi de retirer les fonds pour procurer le confort aux deux femmes laissées sans autres secours que la procuration que tu lui donnais, n’est pas revenu s’asseoir dans nos foyers. Elles ont donc manqué de tout et le père à la Robe Noire ignorait tous ces faits, tu vas le voir dans la prison où il est venu d’après l’ordre de l’Évêque, son grand chef, consoler et prendra soin des malheureux prisonniers.

« Maintenant, mon frère, ne m’interromps pas, les moments sont précieux.

« Pendant trois mois, les deux pauvres femmes essuyèrent toutes espèces de misères et de privations et ne durent leur subsistance qu’à la charité des sauvages dont les bras débiles ne pouvaient plus porter les armes et qui pourtant avaient été préposés aux soins des femmes et des enfants. Enfin Attenousse arrivé, l’abondance régna dans leur cabane, il pourvut amplement à leur bien-être et ce ne fut que deux ans après ton départ, n’ayant reçu aucune nouvelle de toi, malgré les informations toujours infructueuses que nous apprîmes de toutes parts, que se trouvant seule, isolée et sans protection sur la terre, te croyant mort, Angeline consentit à épouser l’unique homme qu’elle eut jamais aimé après toi. Cet homme c’est Attenousse. »

Puis, comme s’il eût craint d’exciter ma colère, Anakoui ajouta : « Remarque que c’est la seule chose qu’elle ait fait sans ta permission et c’était pour se débarrasser des persécutions de l’infâme Paulo qui la tourmentait sans cesse dans les moments où Attenousse et sa mère s’absentaient.

« Tout alla pour le mieux dans le jeune ménage. Deux ans et demi après leur union, une petite fille est venue prendre place auprès d’eux. Cette enfant est une fleur que les femmes se passaient tour à tour pour l’embrasser. La mère, la grand-mère, la pressaient à tous moments dans leurs bras. Ils étaient alors heureux et rien ne venait troubler leur bonheur, Paulo étant disparu ; mais le génie du mal dont il était l’instrument planait sur la demeure de nos amis.

« Il y a, comme tu le sais, à une quinzaine de lieues du campement, une rivière qu’on appelle la Rivière aux Castors. Ses bords sont très giboyeux. La martre, le vison, le pékan et le loup-cervier s’y trouvent en abondance. Parfois aussi, l’ours et l’orignal viennent se désaltérer dans le cristal de ses eaux. Tu connais d’ailleurs tout cela.

« Un jour Attenousse, avec un de ses amis, résolut d’aller y chasser pendant quelque temps. Ces deux hommes s’aimaient réciproquement et sans arrière-pensée.

« Ils tendirent des pièges aussitôt arrivés dans cet endroit. La journée du lendemain se passa à choisir les places les plus avantageuses, à parcourir la forêt et à dresser un camp. Attenousse à bonne heure le surlendemain s’était levé pour aller examiner leurs trappes. Il lui fallait pour cela, parcourir une grande distance et son compagnon qui n’avait pas sa vigueur, dormait encore lorsqu’il partit.

« Le couteau qu’il portait ordinairement, lui avait servi à dépecer à son déjeûner quelques pièces de venaison ; sur le manche était sa marque comme c’est l’habitude de tout sauvage de l’y ciseler, il oublia de le remettre dans sa gaine.

« Lorsqu’il revint vers cinq heures du soir, un désordre affreux existait dans la cabane. Une lutte désespérée et sanglante avait dû avoir lieu, car le sang avait jailli et on en voyait les traces toutes fraîches.

« Son malheureux compagnon, étendu par terre, râlait les derniers soupirs de l’agonie. Un couteau était enfoncé dans sa poitrine. Attenousse s’élança aussitôt, arracha l’arme de la blessure et vit avec stupeur que c’était le sien. Au moment où il le rejetait avec horreur, des éclats de rire se firent entendre, en se retournant, il aperçut la figure de l’odieux Paulo avec deux autres figures également patibulaires qui le contemplaient en poussant des ricanements d’enfer.

« Ils portaient eux aussi sur leurs habits et leurs figures des traces du sang de leur victime. Ils en avaient mêmes les mains rougies. Attenousse demeurait anéanti.

« Pendant ce temps, un des scélérats s’avança, saisit le couteau, le retourna en tous sens, le montra à ses deux associés et tous trois sortirent du camp en continuant leurs ricanements sataniques, proférant des paroles de menace et emportant avec eux l’arme fatale.

« Mais dans des natures fortes et énergiques comme était celle du mari d’Angeline, la réaction se fait vite.

« Il se mit à leur poursuite, après avoir suspendu toutefois le cadavre de son ami pour le mettre à l’abri des bêtes fauves en attendant que quelqu’un de la tribu vint le chercher pour le déposer dans le cimetière de la bourgade ; ce qui donna aux meurtriers le temps de mettre une bonne distance entre eux et lui.

« Grand fut l’émoi à la nouvelle qu’apporta Attenousse parmi ces bons sauvages, car la victime était très estimée par tout le monde. On assembla un conseil, et il y fut décidé qu’un parti de chasseurs irait immédiatement chercher le corps du malheureux, tandis qu’Attenousse, accompagné de tout ce qu’il y avait de plus respectable dans la tribu, se rendrait faire sa déposition devant un juge de paix. »