Hélika/Esclavage et évasion

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Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 54-60).

CHAPITRE XIV

esclavage et évasion.


Je passai cinq longues années enchaîné à un autre homme. C’était un nègre qu’on avait acheté d’un capitaine négrier. Il avait été vendu à ce dernier par un vainqueur barbare. Le malheureux était lui aussi un prisonnier de guerre et venait d’arriver des côtes du Mozambique. Comme moi, il avait toujours été libre enfant des grands bois, aimant les fruits savoureux du cocotier et l’ombrage des palmiers dont les habitants du sol jouissent dans toute leur inappréciable liberté et indolence.

Il avait de plus laissé au pays une jeune femme, des enfants, des frères et sœurs, un grand nombre d’amis, mais par-dessus tout, de vieux parents dont il était le seul soutien dans leur vieillesse.

Tous ces renseignements, il me les donna lorsque nous pûmes nous comprendre, car nous avions réussi, après quelques mois passés dans les fers, à former un langage dans lequel nous nous entendions parfaitement.

Oh ! mon Dieu qu’ils furent longs ces jours d’esclavage, et ce boulet que nous traînâmes pendant si longtemps, qu’il était pesant !

Combien de fois n’aurais-je pas attenté à ma vie, si des idées plus chrétiennes et la pensée d’une expiation ne fussent venues ranimer mon courage. Combien de fois aussi, le dos lacéré par les lanières du fouet du contremaître, n’avons-nous pas versé des larmes amères au souvenir de notre patrie et de notre enfance tout en formant des projets d’évasion. Deux fois même, nous tentâmes de les mettre à exécution, mais nos mesures étaient mal prises et nous échouâmes. Nous fûmes repris et si nous ne succombâmes pas sous les coups, c’est que le Dieu de pitié veillait sur nous et en avait décidé autrement.

Cependant les tortures que j’endurais produisirent dans mon âme un effet salutaire, je reconnus la main vengeresse de Dieu qui me frappait, je les acceptai comme un juste châtiment et les offris en expiation de mes crimes.

Enfin après cinq années de souffrances indicibles, la Providence qui se laisse toucher par les pleurs du pécheur pénitent, nous envoya un ange de délivrance sous la forme d’une toute jeune fille. Elle était l’enfant unique du planteur qui nous avait achetés. Dans la journée, elle nous avait vus tous les deux mon compagnon et moi attachés au poteau infâme. Elle avait entendu le contre-maître ordonner à une espèce d’Hercule, monstre de férocité à face humaine, de nous administrer à chacun cinquante coups de fouet. Elle avait vu avec horreur le sang ruisseler de chacune des déchirures profondes que le fouet à neuf branches faisait dans nos chairs. Elle avait vu nos membres se tordre dans des mouvements convulsifs sous ces inénarrables douleurs, elle résolut alors de nous sauver.

Elle savait d’ailleurs que nous étions parfaitement instruits de la faute de larcin dont on nous accusait.

C’était ostensiblement pour punition de cette faute que nous avions été flagellés, tout le monde savait bien aussi dans la plantation que la vraie raison était que le nègre et moi nous avions exprimé un sentiment d’indicible horreur de voir une jeune quarteronne, enfant du vendeur, exposée nue à la criée publique. Un acheteur d’esclaves mettait l’enchère. C’était un vieillard aux regards lascifs et pleins de convoitise. La mère de cette jeune fille, élevée dans des sentiments catholiques, voyait avec désespoir le spectacle auquel on la forçait d’assister. On peut juger de ce qu’elle devait éprouver et de ce que j’éprouvais moi-même en songeant : Oh si c’était mon Angeline qui fut à la place de cette malheureuse !

Enfin l’adjudication se fit, l’odieux vieillard était l’acquéreur, elle était désormais son bien, sa propriété !!!

Combien pourtant ne s’est-il pas trouvé d’hommes qui voyaient avec indignation le mouvement qui se faisait pour l’abolition de l’esclavage.

La mère, quand elle vit partir son enfant, s’approcha d’elle en poussant des sanglots déchirants ; elle la pressa sur son cœur et lui passa une croix autour du cou.

Le contre-maître se précipita aussitôt vers elles, les sépara brutalement, envoya rouler par terre la malheureuse mère par un rude coup de poing et arracha violemment la croix qu’elle avait suspendue au cou de son enfant, le cordon qui la retenait laissa sur sa peau un sanglant sillon.

Oh ! si j’avais été libre et que j’eusse eu autour de moi mes braves sauvages, non, certes, cet acte exécrable ne se fut pas accompli.

J’allais m’élancer pour anéantir le contremaître tant j’étais hors de moi, le nègre spontanément allait aussi en faire autant, mais nos chaînes infâmes nous retinrent. Le contremaître vit sans doute le mouvement que nous fîmes, il comprit, à l’expression de nos figures, toute l’horreur qu’il nous inspirait ; aussi instinctivement recula-t-il de quelques pas. Le lendemain le nègre et moi étions attachés au poteau dont j’ai parlé.

Ce fut donc dans la nuit qui suivit, lorsque nous étions fortement liés sur des lits de paille remplie de chardons sur lesquels reposaient nos chairs mises au vif par leurs affreuses cruautés, qu’accompagnée d’une jeune esclave, notre libératrice entra dans notre hutte. Elle portait une lanterne sourde, en dirigea la lumière vers son visage pour que nous vîmes le signe qu’elle nous faisait en mettant le doigt à sa bouche, de garder le silence.

Elle s’approcha ensuite de nous, déposa des livres à notre portée, pendant que la servante nous montrait un ample sac de provisions et des vêtements convenables pour servir à notre déguisement. Elle dit ensuite quelques mots en espagnol que cette dernière nous traduisit : À un endroit qu’elle nous indiqua, un canot avait été disposé pour favoriser notre fuite. En descendant la rivière, nous n’aurions pas à craindre la poursuite des hommes ou des chiens. Un papier où la signature du planteur était contrefaite nous accordait un congé de deux semaines. Elle nous informa de plus que dans trois jours, dans le port de Charlestown, un bâtiment français devait mettre à la voile pour l’Europe.

Pour comble de bienfaits notre libératrice nous remit deux bourses bien garnies et s’éloigna non sans que nous eussions eu le temps de voir son angélique figure inondée de pleurs.

Nous suivîmes à la lettre les instructions de notre ange de salut. Le canot effectivement se trouvait à l’endroit désigné. Ce qu’il nous avait fallu déployer d’énergie, de forces morales et physiques pour réussir à briser nos liens et marcher jusque-là est impossible à décrire, tant nous étions épuisés par les tortures de la veille.

J’ai vu, depuis ce temps, dans les rapports des chirurgiens militaires anglais que les soldats obligés de subir des amputations capitales, disaient à l’opérateur : oh ! ce n’est rien, monsieur, les blessures et les amputations ne produisent jamais les souffrances que nous fait endurer le chat à neuf queues !!!

Enfin la Providence sembla favoriser notre évasion, car la nuit était des plus sombres ; tout faisait présager un orage prêt à éclater, ce fut effectivement ce qui arriva ; mais toutefois nous réussîmes avant que le crépuscule parut et que l’horizon s’éclaira à mettre une bonne distance entre nous et ceux qui nous poursuivaient.

Mon expérience dans la vie des bois m’avait fait connaître une plante dont la friction aux pieds trompe le flair du plus fin limier qui précède les dogues qu’on lance à la poursuite de l’esclave marron.

Le jour, nous transportions à quelque distance dans les bois notre embarcation qui n’était rien autre chose qu’un canot d’écorce, puis, la nuit tombée, nous reprenions la rivière et notre frêle nacelle, poussée par le courant et nos énergiques efforts, volait sur la surface des eaux avec la rapidité de l’alouette.

Dans la nuit de la troisième journée, nous aspirâmes à pleins poumons les émanations salées de l’océan. Nous entrions dans la baie de Charlestown, Caroline du Sud. Là devaient commencer pour nous de nouvelles angoisses. À qui s’adresser pour prendre ce bâtiment français qui était en partance ? Nous résolûmes une dernière fois de risquer le tout pour le tout, et convînmes de nous donner la mort réciproquement si nous avions à tomber entre les mains de ces infâmes bourreaux qui s’appelaient des planteurs, possesseurs d’esclaves.

Nous débarquâmes silencieusement dans un endroit écarté et prîmes une rue obscure. Nous errâmes longtemps dans cette rue bordée de tabagies de toute espèce, lorsqu’enfin, quelques accents français mêlés de jurons énergiques vinrent frapper mon oreille.

Immédiatement, je donnai mes instructions au nègre, lui enjoignant de ne pas dire un seul mot, et de paraître dans un état complet d’ébriété. Nous entrâmes dans cette tabagie, nous heurtant l’un sur l’autre et d’une voix enrouée : « Moricaud, disais-je, nous prenons une bordée ; gare à nous ! l’ancre n’est pas fixée dans les ports des Frères de la Côte. »

Ici est le temps de le dire, les habillements que notre bienfaitrice nous avait fournis pour notre déguisement consistaient en chemise de toile, chapeau goudronné, vareuse de matelot.

Oh ! noble fille ! sois à jamais bénie dans les tiens et tout ce que tu as de plus cher pour cette prévoyante attention.

La salle dans laquelle nous entrâmes avait une atmosphère chargée de nuages épais de fumée de tabac. On y sentait une odeur de grog insupportable.

Un contre-maître, avec quatre matelots de son bord, allaient engager une rixe contre deux autres compagnons d’une taille colossale qui refusaient absolument de s’embarquer de nouveau avec eux. Certes, au moment où nous arrivâmes, la discussion était vive, aussi les deux camps ne nous virent-ils entrer qu’avec dépit ou plutôt avec défiance. Cependant d’un air délibéré, quoique titubant, nous nous dirigeâmes vers le comptoir où le nègre et moi nous nous fîmes servir d’un verre de liqueur. Je pris quelques instants avant que de l’avaler complètement, et saisis le sens des paroles que l’un et l’autre camp échangeaient mutuellement. Ce fut leur conversation acrimonieuse et menaçante qui m’apprit que la guerre était finie depuis trois ans entre la France et l’Angleterre, que les deux matelots récalcitrants avaient décidé de se fixer dans le pays pour y cultiver des terres, que leurs engagements étaient terminés ; ils étaient deux Bretons et certes ce n’est pas peu dire pour l’obstination et l’opiniâtreté. Le contremaître leur avait offert des gages très élevés, mais ils refusaient parce que leurs fiancées avaient exigé qu’ils s’établissent sur des terres et qu’ils abandonnassent la vie de marins.

Après avoir vidé mon verre, j’entonnai, d’une voix enrouée et bachique, une chanson française de matelot, en goguettes. Les premières stances finies, j’observai du coin de l’œil le contremaître qui parlait à un des matelots qui paraissait être son homme de confiance, puis il s’approcha de moi d’un air aimable.

« Hé ! hé ! dit-il, l’ami, en me tapant sur l’épaule familièrement, il me vient à l’idée que tu as déjà bouliné dans des parages de la France ? »

« Oui, lui répondis-je en clignotant des yeux, mon moricaud et moi nous en avons vu bien d’autres que des requins d’eau douce. »

« Tu n’étais donc pas un vrai marin puisque te voilà aujourd’hui un véritable terrien. » Je fis un geste d’indignation.

« Par la sainte Barbe, dis-je en frappant du poing sur le comptoir, on n’insulte pas ainsi un des premiers gabiers des Frères de la Côte ! »

« J’en ai été un, répliqua le contremaître ravi, nous sommes frères, buvons ensemble ! Il pourrait se faire que nous naviguerions encore dans les mêmes eaux. »

« C’est pas de refus, répondis-je d’une voix de plus en plus enrouée, mais d’abord vos civilités ; pour le moricaud, ajoutais-je en me tournant vers le nègre, il en a déjà jusqu’aux écoutilles, il ne peut plus parler. »

Bref, vous le dirai-je, le nègre et moi une heure après, nous étions en pleine mer à bord d’un bon gros bâtiment marchand et cinglions à toutes voiles vers la France.

Nous étions en mer depuis deux jours lorsque le capitaine me fit inviter à passer dans sa cabine. Cet homme, bien que vieux marin, avait conservé le cœur, l’esprit et la gentillesse de l’homme bien élevé et poli, du véritable capitaine français. Aimé et respecté des passagers de son bord, il l’était encore plus, s’il était possible, de ses matelots.

Je n’hésitai donc pas à lui raconter l’histoire d’une partie de ma vie de guerrier où, comme chef sauvage, j’avais combattu à côté des siens dans les colonies ou à bord de La Brise. Je lui montrai les témoignages de ma valeur que je possédais quand à l’assaut ou à l’abordage, en qualité de chef, je conduisais mes guerriers. Il avait une idée vague du désastre de La Brise et m’en fit redire les détails. Nos cinq années d’esclavage, de misères et de tortures le mirent dans un état d’émotion considérable.

À la fin du récit, il vint affectueusement me presser la main et m’embrassa. Il me demanda la permission de raconter aux passagers et à l’équipage l’histoire de ma vie qui était appuyée sur des preuves irrécusables.

De ce moment, nous fûmes l’objet des prévenances et des égards de tout l’équipage, et si quelquefois le nègre et moi nous mîmes la main à la manœuvre, c’était plutôt pour aider volontairement, car chacun, à l’exemple du capitaine, nous traitait d’une manière tout-à-fait respectueuse et amicale.

Le bâtiment, en passant, devait toucher à Boston. Là je dus me séparer de mon compagnon d’infortune ; non sans avoir offert au capitaine tout l’or que je tenais de ma bienfaitrice, pour qu’il me donnât l’assurance qu’il le rapatrierait dans un voyage qu’il devait faire vers les rives de sa terre natale. Pour moi le chemin de Boston au Canada m’était parfaitement connu.

Au lieu d’accepter mon argent, le capitaine, les passagers, même l’équipage firent une généreuse souscription pour nous deux. Ainsi nous quittâmes-nous après les plus affectueuses expressions d’amitié et de bons souvenirs. Ce fut en me pressant cordialement la main que le capitaine me dit adieu, j’étais devenu son ami dans le voyage.

J’appris, quelques années plus tard, lorsque je le revis par une circonstance toute fortuite et que le bâtiment se trouvait dans le même port de mer où j’étais, qu’il avait effectivement débarqué mon malheureux compagnon d’esclavage sur les rives de sa terre natale.

Le bâtiment, ajoutait-il, était au large. Je fis mettre à l’eau un de mes plus forts canots et le nègre s’y embarqua en pleurant et me témoignant une reconnaissance sans bornes. En mettant le pied à terre, il se prosterna d’abord, embrassa les rivages d’où il avait été exilé, vint baiser la main de chacun des matelots qui l’avaient conduit, puis poussant un cri d’un bonheur indicible, il s’élança vers les bois où ils le perdirent de vue !

Telle fut l’histoire qui me fut répétée par quelques-uns des matelots qui avaient conduit le canot.

Un mois après mon débarquement à Boston j’étais aux TroisRivières. Mais là m’attendait un des plus terribles drames dont ma vie si tourmentée a été quelquefois l’auteur, mais cette fois le témoin.