Hélika/Les yeux de Marguerite

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Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 41-50).

CHAPITRE XII.

les yeux de marguerite.


Lorsque je quittai la demeure d’Octave, tout occupé que j’étais à poursuivre mes idées diaboliques de vengeance jusque sur Angeline, je n’avais pas remarqué un tout jeune homme qui avait observé avec une attention extraordinaire, comme je pus m’en convaincre plus tard, ce qui venait de se passer. Il était doué d’une perspicacité bien rare. Sans doute qu’il analysa tout ce qu’il y avait d’horreur et de reproches dans les terribles yeux de Marguerite lorsqu’ils se fixèrent sur moi, et qu’elle m’eut reconnu ainsi que son enfant.

Vraiment l’ange de la vengeance ne saurait avoir lors du jugement dernier rien de plus affreux, de plus implacable que n’eut ce regard. Malgré tout l’empire que j’avais sur moi, et les efforts que je fis pour le dissimuler, la terreur et l’épouvante qu’il me causa ne lui avaient pas échappé. Sans aucune défiance, je pris le chemin des bois, tressaillant de plaisir au souvenir des succès inespérés que j’avais obtenus, et méditant de nouveaux projets aussi exécrables contre Angeline. Une chose toutefois me revenait à l’esprit et me causait intérieurement un malaise indéfinissable, c’était ce regard si terrible qui m’effrayait autant qu’une apparition d’outre-tombe.

Tant que le permirent les forces de l’enfant, nous marchâmes sans prendre un instant de repos et aussi vite qu’il était possible. Vers la fin de la journée, je fus obligé d’entreprendre de la porter jusqu’à une hutte que je savais être sur la lisière des bois et où j’avais décidé de passer la nuit.

Le sentier que j’avais choisi pour revenir, n’était pas le même que j’avais suivi les jours précédents. Autant le premier était rempli de vie, de clarté et de fraîcheur sous le couvert des grands arbres, autant celui-ci était triste, et désolé. Je l’avais préféré parce qu’il abrégeait notre route. Il serpentait à travers des savanes et des fondrières à perte de vue. Quelques mousses brûlées, quelques arbres rabougris épars çà et là, faisaient contraste avec les magnifiques chênes qui bordaient le premier. À part quelques couleuvres ou autres reptiles qui traversaient notre sentier, et se glissaient sous l’herbe desséchée, point de gaieté, point de chants des oiseaux. Seul parfois, un héron solitaire envoyait une ou deux notes gutturales et monotones, puis tout retombait dans le silence.

Le soleil si brillant le matin, avait pris une lueur sombre. De blafardes et épaisses vapeurs l’obscurcissaient, et le faisaient paraître comme entouré d’un cercle de fer chauffé à blanc. L’atmosphère était lourde et suffocante, pas un souffle ne se faisait sentir. Habitué par ma vie errante à observer les astres et les changements de température, il me fut aisé de prévoir l’approche d’un de ces terribles ouragans qui sont heureusement assez rares dans nos climats.

La distance qui nous séparait du lieu où nous devions passer la nuit était encore considérable, il fallait doubler le pas si nous voulions y parvenir avant que l’orage éclatât, tel que tout dans la nature nous l’annonçait. Exaspéré moi-même par la fatigue et les mille passions qui me dominaient, je déposais Angeline de temps à autre et la forçais de marcher. Elle était épuisée ; elle trébuchait à chaque pas, et malgré cela, je la brutalisais pour la faire avancer encore plus vite. Depuis plusieurs heures, je lui parlais d’une voix menaçante. J’étais le maître désormais, elle une victime orpheline. Enfin elle s’affaissa au milieu du sentier, puis joignant les mains et jetant sur moi un regard baigné de larmes, « Père, dit-elle, je ne puis aller plus loin. » Je grinçai des dents et levai mon bâton sur elle, elle baissa la tête. « Tue-moi si tu veux, je le mérite bien, ajouta-t-elle, en pleurant plus fort, car je n’ai plus la force de me soutenir. » Furieux, j’allais frapper, quand un éblouissement me saisit, il ne dura pas une seconde, mais il fut assez long pour produire un tremblement dans tous mes membres. Marguerite avec son effroyable regard était entre son enfant et moi, pendant qu’à mon oreille résonnaient ces mots de menace et de défi « frappe si tu l’oses » en même temps que ses yeux jetaient des flammes.

Je lançai au loin mon bâton, saisis Angeline dans mes bras et pris ma course poursuivi par cette terrible vision. Lorsque j’arrivai haletant et épuisé à l’endroit où devait se trouver la cabane, il n’y avait plus qu’un monceau de cendres et quelques morceaux de bois que l’incendie n’avait pu dévorer.

Malgré mon extrême fatigue, je profitai des dernières lueurs du crépuscule pour chercher un gîte. Un rocher ayant un enfoncement qui pouvait donner abri à une seule personne, se présenta à ma vue. J’y fis entrer Angeline, lui donnai quelques aliments et fermai l’ouverture avec les restes des pièces de bois que le feu avait épargnées ; puis je me glissai sous un amas d’arbres que le vent avait renversés et qui formaient par leurs branches une toiture presque imperméable.

Il était grand temps, car en ce moment la tempête éclatait dans toute sa fureur. Bien des fois j’avais pris plaisir à voir le choc terrible que les éléments dans leur colère insensée, se livrent entre eux. J’entendais alors sans crainte les roulements du tonnerre, et je n’avais pas été ému en voyant la foudre écraser des arbres gigantesques à quelques pas de moi. Je croyais avoir vu en fait d’ouragans tout ce que la nature peut offrir de plus effroyable ; mais jamais je n’avais été témoin d’un tumulte pareil, les éclats du tonnerre étaient accompagnés de torrents de grêle et de pluie. Le vent avec une rage indicible passait au travers des branches, s’enfonçait dans les anfractuosités des rochers avec des cris aigres et discordants qui vous glaçaient de terreur. Sous sa puissante étreinte, les arbres s’entrechoquaient avec de douloureux gémissements. Il me semblait voir leurs troncs se tordre en tous sens, pour échapper à sa force irrésistible de cet ennemi invisible. Je suivais en imagination les péripéties de cette lutte suprême ; mais bientôt, un craquement prolongé m’annonça qu’un des géants de nos forêts venait de tomber, entraînant dans sa chute les arbres voisins qui n’avaient pu supporter son poids énorme. Pendant ce temps, les éclairs se succédaient sans interruption, le firmament était en feu, on eût dit du dernier jour. C’était un spectacle grandiose et effrayant à la fois.

Jamais non plus la grande voix des éléments déchaînés ne s’était montrée aussi solennelle et ne m’avait empêché de fermer l’œil ; mais ce soir-là, je me sentais inquiet, mal à l’aise et malgré mon extrême fatigue, je ne pus pendant longtemps réussir à m’endormir. Toutes ces voix stridentes, tous ces fracas terribles et discordants produisaient sur moi l’effet de fanfares infernales.

L’apparition de l’après-midi me revenait sans cesse à l’esprit et me faisait frissonner ; pourtant ma vengeance n’était pas complète puisqu’Angeline me restait ! D’un autre côté, il me semblait entendre encore le prêtre qui, en montrant le ciel à Marguerite, lui disait : « De là-haut, vous et Octave protégerez votre enfant, si elle est au pouvoir des méchants. »

Toutes ces pensées différentes me bouleversaient et lorsqu’enfin je pus m’endormir, une fièvre ardente s’était emparée de moi et ma tête était brûlante. Mon sommeil fut pénible et agité. J’étais au milieu d’un songe affreux, lorsqu’un éclat de tonnerre plus terrible que tous les autres vint abattre un chêne énorme à quelques pas de moi. Le bruit me fit ouvrir les yeux et que devins-je ? en apercevant un spectre hideux penché sur moi ! Son souffle glacé, comme le vent d’hiver m’inondait tout le corps. Bientôt un pétillement comme celui d’un incendie dans les bois se fit entendre. Des lueurs sombres et sinistres environnèrent le spectre. La figure s’en dégagea. Grand Dieu ! que vis-je ? C’était Marguerite telle que je l’avais vue le matin, plongeant encore son regard dans le mien. Il avait la même fixité et le même éclat ; mais cette fois de même que dans la savane, il était chargé de menaces. Ma frayeur augmenta encore, lorsqu’approchant sa bouche décharnée de mon visage, elle me répéta de sa voix brève et sépulcrale : « Frappe si tu l’oses ! » Et après ces mots, un autre spectre vint se placer à côté d’elle, c’était Octave, je le reconnus parfaitement. Ses traits à lui aussi avaient un caractère d’implacable sévérité. Angeline, je ne sais comment, se trouvait derrière eux et arrêtait leurs bras prêts à me précipiter dans un gouffre béant tout auprès de ma couche. Je demeurai foudroyé, anéanti par cette affreuse vision. Mes cheveux se dressèrent d’épouvante, une sueur froide et abondante s’échappa de chaque pore de ma peau ; mes dents claquaient de terreur et pourtant malgré toutes les tentatives que je fis, je ne puis réussir à me soustraire à l’apparition. Vainement cherchai-je à l’éloigner de moi, je fis des efforts en raidissant les bras pour la repousser, mais ils étaient rivés au sol. Ma langue ne put articuler un seul mot, ni mes yeux se fermer. Il ne faut pas croire que ce que je rapporte était l’effet d’un cerveau en délire ; non certes, j’avais la fièvre, mais je les voyais tous deux. Je sentais leur souffle, j’aurais pu les toucher, si l’épouvante, et la terreur n’eussent paralysé tout mon être. Mes chiens eux-mêmes, blottis et tremblants auprès de moi, poussaient des gémissements plaintifs et semblaient me demander protection.

Ah ! combien je souffris dans ces quelques heures, je ne saurais le dire. La force humaine a des limites : peut-être aussi l’idée d’une prière me vint-elle et Dieu eut-il pour moi un regard de pitié ; mais ce que je me rappelle, c’est d’avoir entendu des cris plaintifs, que des flammes m’environnèrent et que je perdis connaissance.

Quand je revins à moi, j’étais étendu sur un bon lit de sapins, un dôme de verdure me protégeait contre les rayons matinaux du soleil ! Les branches entrelacées laissent filtrer une douce lumière et la rosée du matin me représentaient avec les rayons du soleil qui les traversaient, comme un écrin de diamants.

Je fus quelque temps avant que de pouvoir me rendre compte de l’endroit où j’étais, et me rappeler ce qui s’était passé. Après un effort, je réussis à me mettre sur mon séant. Mes idées devinrent plus lucides. Angeline au pied de mon lit pleurait et priait. « Où suis-je ? » demandai je d’une voix presqu’éteinte. Au son de ma voix, elle poussa un cri de joie et vint m’embrasser les mains ; puis mettant un doigt mutin et discret sur sa bouche pour me défendre de parler, elle continua d’une voix émue : « Le bon Dieu nous a envoyé un grand secours ! Après lui, c’est à une femme des bois et à son fils surtout, que tu dois de n’être pas brûlé vif, et moi morte de faim ou d’épuisement. Ils t’ont sauvé des flammes au moment un affreux incendie, allumé par le tonnerre, allait t’envelopper. Il était grand temps ; crois-moi, les flammes t’entouraient, tes vêtements étaient en feu ; Père, tu étais sans connaissance. Depuis bientôt dix jours, ils te soignent et nous donnent à tous deux la nourriture ; mais ne dis pas mot, car ils me gronderaient ; vois-tu ils m’ont défendu de te laisser parler et m’ont recommandé de te faire boire à ton réveil un peu de cette tisane. »

Enfin deux jours après je me trouvai beaucoup mieux et pus avoir quelques explications d’Angeline quoiqu’elles fussent bien imparfaites, n’ayant pu obtenir encore le plaisir d’offrir à mes sauveurs inconnus l’expression de ma reconnaissance et les récompenses que je leur destinais. Ils s’obstinèrent longtemps sous un prétexte ou sous un autre à ne pas se montrer, mais enfin ils durent céder à mes demandes réitérées et je pus faire leur connaissance.

Ils m’apprirent plus tard qu’ils s’étaient trouvés chez Octave le jour de sa mort ; qu’Octave et Marguerite avaient été pour le jeune homme et sa mère une véritable Providence.

Ils les avaient recueillis un soir que manquant de tout, ils allaient mourir en proie à une fièvre ardente et ils leur avaient donné tous les soins possibles.

Tous deux avaient donc voué à leurs protecteurs une reconnaissance sans bornes et ne manquaient jamais de venir la leur exprimer à leur sortie des bois.

À la nouvelle de leur mort prochaine, ils s’étaient hâtés d’accourir. Ils avaient vu bien des fois le désespoir des malheureux parents au sujet de leur petite fille, mais appartenant à une autre tribu, ils ignoraient ce qu’elle était devenue.

Aucun des incidents de la journée ne leur avait échappé. Ils avaient remarqué mon malaise indicible lorsque Marguerite avait fixé son regard sur moi et entendu le cri déchirant de la mère lorsqu’elle avait reconnu l’enfant. Ils avaient aussi soupçonné une partie de la vérité et s’étaient mis sur mes traces pour approfondir ce mystère et protéger au besoin la malheureuse orpheline.

Cependant mes forces se rétablirent bientôt et je pus reprendre, en regagnant ma tribu, la vie d’habitant des bois. Mais le croirait-on à mesure que les forces me revenaient, l’idée de poursuivre une vengeance se réveillait plus pressante, plus terrible que jamais ; et malgré la terreur que m’inspirait encore le souvenir de la vision, je résolus fermement de la pousser jusqu’au bout. Quelques fussent les obligations que j’avais envers l’indienne et son fils je ne tardai pas à les prendre en haine. Je sentais instinctivement qu’ils allaient être de puissants protecteurs pour Angeline et je décidai de me soustraire à leur surveillance.

Je partis un jour avec Angeline pendant qu’Attenousse et sa mère avaient rejoint un parti de chasseurs et devaient être absents plusieurs semaines ; je me dirigeai vers les rivages de la Baie des Chaleurs, sans que personne sût de quel côté j’allais. J’y passai cinq années au milieu des Abénakis, cultivant et développant, autant qu’il m’était possible, l’esprit et les sentiments de délicatesse de l’enfant, ne perdant durant ce temps aucune occasion de m’informer de Paulo et de tâcher de lui faire connaître l’endroit où je l’attendais, car il était indispensable à mes projets. Enfin un matin, il arriva tout dégradé, plus hideux et plus cynique encore qu’il ne l’était les dernières fois que je l’avais vu. Le fer rouge du bourreau lui avait imprimé sur le front le stigmate d’infamie. À cette vue, le cœur me bondit de joie, aussi j’en fis mon hôte et mon commensal ; il devint mon compagnon inséparable.

Angeline pouvait alors avoir de quatorze à quinze ans, elle s’était admirablement développée. Sa figure était belle, son front respirait la douceur et la candeur. Elle m’était soumise et dévouée à l’extrême, s’évertuant à prévenir le moindre de mes désirs ; et je savais qu’elle se mettrait à la torture pour me faire plaisir.

Pour compléter ma vengeance, j’avais décidé de jeter cet ange de vertu et de bonté entre les bras du misérable Paulo. Il est facile de comprendre l’aversion et l’horreur que ce scélérat lui inspirait. Bien que je lui recommandasse de cacher ses débauches crapuleuses aux yeux de la jeune fille, sa scélératesse naturelle l’en empêchait. J’aurais mis mon projet à exécution depuis longtemps si le regard de Marguerite ne m’eut encore poursuivi et n’était venu de temps en temps me faire frémir de terreur, lorsque surtout sa voix sépulcrale soufflait à mon oreille « frappe si tu l’oses ».

Cependant, un jour que j’avais pris de l’eau-de-vie plus qu’à l’ordinaire, je me résolus à frapper le dernier coup. Je n’avais encore fait que des allusions détournées à Angeline quant à mon projet, et chaque fois, j’avais vu la jeune fille frissonner de dégoût au seul nom du monstre. Ce fut donc ce jour-, après avoir pris un bon repas, qu’elle m’avait apprêté avec grand soin et pendant que Paulo d’après mes ordres, s’était absenté, que je lui signifiai formellement ce que j’exigeais d’elle. La pauvre enfant me regarda d’abord d’un œil doux et étonné comme pour s’assurer si j’étais sérieux, n’en pouvant croire ses oreilles, mais bientôt ma voix devint plus sèche et plus impérative, je pris le ton de la colère et l’informai que dans trois semaines, elle serait l’épouse de Paulo. À ces mots, elle tomba à mes pieds en les arrosant de ses larmes. Les mains jointes, elle tourna ses beaux grands yeux vers moi : « Oh ! mon père, mon bon père, dit-elle d’une voix entrecoupée de sanglots, non ! non ! c’est impossible ! Je veux toujours demeurer avec toi, je te soignerai dans tes vieux jours et tâcherai de ne jamais te donner aucune cause de chagrin. Pardonne-moi, toi qui est si bon, car il faut que, sans intention, j’aie fait des choses bien mauvaises qui ont pu te déplaire, pour que tu veuilles me livrer à cet infâme. Si tu l’exiges, mon père, je laisserai ta cabane et n’y reviendrai que pour préparer tes repas et prendre soin de toi lorsque tu seras malade Je ne te demande pour toute nourriture que de partager avec tes chiens les restes que tu nous abandonneras ; je t’aimerai autant que je le fais et te servirai aussi bien que je le pourrai. Je m’étendrai à la porte de ton wigwam et serai toujours prête à répondre à ton appel. Non jamais je me plaindrai ! car je te sais bon et juste et à force de soins et de prévenances, je te ferai peut être oublier le mal que je t’ai fait sans le vouloir ; mais au nom du ciel, au nom du tout ce que tu as de plus cher sur la terre, oh ! ne me livre pas, ne me donne pas à ce misérable. » En disant ces mots, la misérable enfant embrassait mes pieds et versait des larmes capable d’attendrir un rocher.

Quels mépris ne devront pas avoir pour moi ceux qui liront ces lignes et quelle horreur n’ai-je pas ressentie depuis quinze ans contre moi-même au souvenir de cette scène déchirante. Non, dans ce moment je n’étais pas une créature de Dieu, je n’étais pas même un homme, j’étais un véritable démon incarné. Une joie féroce parcourut tout mon être et comme l’éclair, la rage et la jalousie que j’avais nourries depuis si longtemps éclatèrent plus effrayante que jamais.

Au lieu d’être attendri, je saisis l’enfant dans mes bras et allais lui briser la tête sur la pierre du foyer, lorsque l’éblouissement et la vision des yeux de Marguerite passèrent devant moi. En même temps, mes deux bras se trouvèrent serrés comme dans un étau, cette fois encore, tous les objets disparurent à ma vue et les mots « frappe si tu l’oses » retentirent à mes oreilles.

Mes terribles passions à force de violence avaient enfin fini par influer sur ma constitution. Un médecin que j’avais consulté dans une de mes excursions, m’avait prévenu que si je ne modérais pas la fougue de mes emportements, je ressentirais bientôt les atteintes du Haut Mal. Toujours est-il que dans le cours de la nuit, lorsque je repris connaissance, Angeline, agenouillée dans un coin de ma chambre, avait les mains élevées vers le ciel, elle récitait en pleurant, une fervente prière, demandait à Dieu de conserver mes jours, promettant bien de faire tout ce que j’ordonnerais ; elle s’accusait d’être la cause de mon mal par le chagrin qu’elle me causait.

Cependant, je sentais aux deux bras une douleur très vive. Je relevai mes manches et aperçus les empreintes de doigts telles qu’en aurait pu faire une main de fer. Or, pas un homme de la tribu, je le savais, n’aurait pu imprimer par sa force musculaire de semblables meurtrissures sur moi et ne l’aurait osé. Le souvenir de cette étreinte formidable me revint l’esprit. Était-ce Octave ou un protecteur inconnu qui était venu sauver Angeline ? On le saura.

Ce fut alors et peut-être pour la première fois depuis bien des années, qu’en cherchant à répondre aux questions que je m’adressais, l’idée d’un Dieu vengeur se présenta à ma pensée, et pour la première fois aussi des larmes de repentir glissèrent sur mes joues. Pendant ce temps Angeline priait toujours. Oh ! comme dans ce moment, si je l’avais osé, je l’aurais interrompue pour lui demander pardon. Quand elle eut terminé sa fervente prière, elle s’approcha de moi, me prit la main d’un air timide ; son regard était chargé de tristesse et de larmes. J’allais parler pour la consoler lorsque des pas se firent entendre autour de ma cabane. En même temps, un beau jeune Indien à la taille herculéenne, aux traits mâles et francs s’arrêta sur le seuil. Il portait le costume d’une autre tribu sauvage, nos plus fidèles amis. Je remarquai de plus avec étonnement qu’il avait le tatouage et les armes du guerrier indien qui parcourt les sentiers de la guerre. Il s’arrêta immobile et attendit, comme il est d’usage chez eux, que je lui adressasse la parole : « Que veut mon jeune frère ? lui dis-je, en m’asseyant sur mon lit. Depuis quand est-il dans le camp et pourquoi n’est-il pas venu fumer le calumet avec l’Ours Gris (c’est ainsi qu’on me désignait parmi des indiens dans le wigwam du grand chef). » « Je suis venu, répondit-il, mais le mauvais génie s’était emparé de l’esprit du Grand Chef et au moment je suis entré, il allait écraser la tête d’une pauvre jeune fille. L’Ours Gris, ajouta-t-il d’un air dédaigneux, n’a-t-il donc plus assez de force pour combattre des hommes, puisqu’il s’attaque aujourd’hui aux femmes. Le Grand Chef de Stadacona sera bien surpris, lorsque je lui dirai qu’Hélika qu’il m’a envoyé chercher pour réunir ses guerriers, je l’ai trouvé assassinant une enfant qui ne lui a jamais fait de mal ? Que diront aussi Ononthio et ses guerriers, si jamais ils entendent parler de ce que j’ai vu hier soir ? J’ai attendu que le génie du mal fut parti de ton esprit, que tu pusses me comprendre pour te remettre un message pressé et important. »

Ces paroles étaient dites d’une voix ferme et pleine de mépris. Dès ce moment, les empreintes que je portais sur mes bras étaient expliquées.

Je fis signe au guerrier de s’asseoir et m’empressai de décacheter ce message. C’était effectivement un ordre du gouverneur de Québec qui m’invitait ainsi que tous les autres chefs des divers tribus alliées aux français, de se rendre immédiatement à un conseil de guerre. Il fallait, ajoutait le message, faire la plus grande diligence, car les Anglais et les Iroquois avaient déjà fait irruption sur notre territoire ; des renseignements positifs le mettaient à même d’affirmer que plusieurs des nôtres avaient été massacrés par ces derniers.

Il n’y avait pas à balancer un seul instant. En peu de temps, j’assemblai la tribu et je réunis le grand conseil de guerre. Il fut unanimement décidé que nous irions porter secours à nos frères, et repousser, pour toujours, s’il était possible, ces puissants et barbares ennemis. Toutes les diverses peuplades, Malachites, Abénakis, et Montagnais se joignirent à nous et deux jours après l’arrivée du courrier, ayant remis les femmes et les enfants sous la protection du grand Esprit des visages pâles, nous prîmes les sentiers de la guerre.

Malgré l’activité fébrile que j’avais déployée, je n’avais pas oublié de pourvoir aux besoins futurs d’Angeline. Depuis la dernière nuit dont je vous ai parlé, une transformation complète s’était faite en moi. Était-ce l’effet de la peur, ou était-ce dû aux prières d’Angeline, peut-être aussi à une protection céleste ? Je ne puis m’en rendre compte encore aujourd’hui ; mais j’en avais fini avec mes idées de haine et de vengeance. Le bras de Dieu s’était appesanti sur moi. J’avais usurpé ses droits, violé ses commandements, c’était à moi désormais qu’il appartenait de souffrir. La pauvre et chère enfant entendit avant mon départ les premières paroles de tendresse que je lui adressais sincèrement. Elle reçut avec une gratitude infinie l’assurance que je lui donnai que je travaillerais toujours, au retour de notre expédition, à la rendre heureuse. Je la confiai aux mains de la vieille indienne qui nous avait déjà sauvé la vie et qui depuis deux jours était arrivée je ne savais d’où dans notre camp. Son fils Attenousse, car c’était bien lui qui était le porteur du message du Gouverneur, était reparti la veille de notre départ pour aller prendre le commandement d’une tribu montagnaise dont il était le chef.

Je remis de plus à la vieille des papiers importants qu’elle transmettrait à un missionnaire que je lui avais désigné et qui devait bientôt revenir, laissant une procuration à ce dernier et l’autorisait à retirer les fonds nécessaires afin de pourvoir amplement à la subsistance d’Angeline et de celle qui en prendrait soin. Mes fonds étaient déposés, comme la chose se faisait alors, dans le Trésor Royal, et reçus en bonne forme m’en avaient été donnés. Toutes ces dispositions prises, j’étais tranquille sur le sort d’Angeline, c’était d’ailleurs un commencement de réparation qui lui était dû, ainsi qu’à ses parents dont j’avais été le persécuteur et le bourreau.

Cet homme de bien auquel j’avais confié l’exécution de mes dernières volontés en partant, ce bon prêtre, dont la charité et les bonnes œuvres étaient sans bornes s’appelait monsieur Odillon. Il me représentait l’ancien curé de ma paroisse si bon et si vénérable. Dans mon imprévoyance, je n’avais pas songé que si lui-même venait à manquer ou bien était forcé de s’éloigner sans avoir pu remplir la mission de pourvoyeur que je lui avais confié, Angeline et la mère d’Attenousse se trouveraient toutes deux dans un complet dénuement comme la chose est arrivée. Cette vieille sauvagesse était la même qui s’était mise à ma piste le jour de la mort.