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Hélika/La brise

La bibliothèque libre.
Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 50-53).

CHAPITRE XIII

la brise.


Deux jours après, je partis à la tête de guerriers que j’avais plus d’une fois conduits au combat. Mais je l’avoue, cette fois ce n’était plus la pensée, l’espoir ou plutôt le désespoir de rencontrer la mort qui me guidait, mais bien le ferme désir de faire à Angeline les jours aussi heureux que je les lui destinais misérables et tourmentés auparavant. Les remords, ces cris de la conscience, ces inexorables vengeurs de la transgression des lois de Dieu, d’une minute à l’autre me parlaient de plus en plus fort, désormais je n’étais plus le même homme ; une transformation salutaire s’était opérée en moi.

Tant que le feu des batailles, avec l’excitation qu’elles produisent, dura, je vécus comparativement calme et tranquille, les succès que nous obtînmes dans les années de 1744 à 48 sont enregistrés dans les pages de l’histoire, et certes ils avaient été assez grands pour exalter nos cerveaux pleins d’amour et de patrie.

M. de Beauharnais, alors Gouverneur de Québec, avait admirablement combiné ses plans. Il avait divisé ses troupes en plusieurs endroits de manière à partager ainsi les forces de l’ennemi plus nombreux qu’il avait à rencontrer.

Cinq mois après, j’étais revenu de Saratoga avec un des corps expéditionnaires dont je faisais partie. La lutte avait été sanglante et acharnée, mais je portais sur moi les témoignages de ma valeur que j’avais gagnés sur les champs d’honneur. Enivré par le souffle des batailles ou plutôt par le désir de chercher dans une excitation extérieure, un calmant pour les remords qui me dévoraient, je résolus de me joindre avec mes hommes au corps de M. Ramsay qui se dirigeait vers l’Acadie. Je n’ai pas besoin de vous dire sous cet habile général, combien nous réussîmes dans nos projets.

Tous les officiers d’état-major m’avaient tour à tour félicité sur la bravoure que j’avais déployée dans les combats que nous livrâmes dans cet endroit. Mais si mes idées ou mon ambition de gloire étaient satisfaites, mon désir de procurer de plus grandes richesses encore à ma malheureuse Angeline, était loin de l’être. J’aurais voulu pouvoir lui construire un palais d’or, la voir entourée de toute l’abondance et des jouissances que le monde peut produire. Je reconnais intérieurement que tous ces biens de la terre ne seraient rien en comparaison de ce que je lui avais fait perdre, le plus grand bienfait que Dieu ait donné à l’enfant, c’est de recevoir les caresses et les baisers de sa mère.

J’appris donc un jour qu’à Louisbourg des corsaires avaient amassé des fortunes considérables par la prise de vaisseaux ennemis. Chacun de l’équipage avait sa part de prise. Bien que je pusse revenir paisible dans mes foyers, je résolus, après avoir choisi cinquante hommes des plus vigoureux et intelligents de la tribu, et leur avoir fait part de mes projets, d’aller offrir mes services à quelqu’un de ces corsaires.

Tous me suivirent avec enthousiasme et nous nous dirigeâmes vers Port Royal.

C’étaient des hommes forts et déterminés que ces braves que j’avais choisis, et j’en parle encore aujourd’hui avec orgueil, car ils se sont toujours battus comme des lions et n’ont jamais compté le nombre de leurs ennemis.

Pendant dix-huit mois nous parcourûmes les mers de ces parages à bord de la corvette La Brise, commandée par le capitaine Le Blond, avec une chance sans égale pour ainsi dire. Nous fîmes des prises que nous dirigeâmes vers Québec et qui nous donnèrent encore des sommes considérables qui furent déposées en notre nom dans le Trésor Royal. J’y étais pour ma part de pas moins de vingt-cinq mille piastres, dont j’avais la reconnaissance. Cet argent devait être retiré par M. Odillon, le missionnaire dont j’ai parlé plus haut.

Enfin, mus par le désir de revoir nos foyers, rassasiés de gloire et de nos parts prises, nous allions reprendre terre, lorsqu’un sloop qui nous servait d’éclaireur vint nous informer qu’un gros bâtiment anglais se dirigeait vers Boston. Son allure était lourde et sa marche bien lente. Il était à peu près à dix-neuf milles de la côte et paraissait faire force de voiles pour gagner sa destination. Unanimement nous décidâmes d’en faire notre proie.

Nous levâmes l’ancre et nous nous mîmes à sa poursuite. Nous ne fûmes pas longtemps sans l’atteindre. Après vingt-quatre heures de course, nos vedettes perchées dans les hunes, nous apprirent qu’elles apercevaient les lumières du bâtiment que nous convoitions. Il était neuf heures du soir. Nous mîmes toute la toile disponible au vent et vers quatre heures du matin, le bâtiment n’était plus qu’à un demi-mille de nous. Nous étions alors au mois d’août et l’aurore est encore matinale dans les latitudes septentrionales.

Au premier coup de canon que nous tirâmes, nous le vîmes carguer et mettre en panne. Des hourrahs de notre bord accueillirent cette manœuvre. Ce bâtiment était à nous, nous le croyions déjà, et nous-mêmes avions serré nos voiles, car pendant ce temps, nous l’avions approché à moins qu’à demi-portée de canon.

Mais le capitaine anglais était un rusé vieux loup de mer. Pour retarder la marche de son vaisseau et nous laisser approcher autant que possible, il avait suspendu des sacs de sable qui l’empêchaient d’avancer. Il avait aussi masqué l’ouverture des sabords et abaissé la mâture de ses hautes œuvres. Cette tactique lui réussit parfaitement. Malheureusement nous avions affaire à une frégate de cinquante-six, montée par trois cents hommes d’équipage, plus un régiment de soldats qu’elle amenait à Boston. Nous ne nous en aperçûmes que lorsqu’il était trop tard. Notre chère corvette ne portait qu’à peine vingt petites couleuvrines.

Nos succès antérieurs nous avaient rendus téméraires jusqu’à la folie. À peine fûmes-nous dans ses eaux, qu’à un coup de sifflet, ses hunes et ses vergues se garnirent de matelots, les haches coupèrent les cordages qui retenaient les sacs de sable et, vive comme un marsouin, la Vigourous tourna son flanc vers nous, ouvrit ses sabords, vingt-huit gueules de canons nous lancèrent des boulets qui abattirent deux de nos mâts, coupèrent les cordages ; quelques-uns même d’entre eux traversèrent de part en part la coque de notre malheureuse corvette. La Brise était complètement désemparée. Peu d’instants après la frégate avait jeté ses grappins d’abordage. Vaincre ou mourir cria le capitaine d’une voix tonnante et hourrah pour la France. Vaincre ou mourir répétâmes-nous à l’unisson et hourrah pour la France, quoique nous sussions la lutte impossible.

Le carnage fut affreux. Des monceaux de morts et de blessés recouvrirent notre pont, mais quand nous sentîmes La Brise s’enfoncer et que nous n’étions plus que quatre hommes vivants auxquels il ne restait qu’un souffle de vie, car le sang s’échappait de nos nombreuses blessures, il fallut nous rendre ou plutôt permettre qu’on nous transportât à bord du bâtiment anglais.

Pauvre Brise ! dix minutes après, j’entendais les cris de triomphe de l’équipage qui m’apprenaient que tu venais d’enfoncer dans les profondeurs de l’océan et je perdis connaissance.

Le lendemain, quand je revins à moi mes blessures avaient été pansées, je gisais sur un lit dans un des hôpitaux de Boston. Des quatre marins qui avaient échappé au désastre, deux seuls survécurent aux suites de leurs blessures. Ce furent un autre Canadien et moi.

Dès que la santé nous revint, il fut dirigé avec moi vers la Caroline du Sud où nous fûmes vendus comme esclaves. Ce jeune homme, après des dangers sans nombre et des peines infinies, réussit à s’évader. Je ne le revis que plusieurs années plus tard : il a été depuis mon hôte, mon commensal et mon ami. Il s’appelait Baptiste.

« C’était, ajouta monsieur d’Olbigny, le même Baptiste qui nous servait de guide dans notre excursion au Lac à la Truite. »