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Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad/Chapitre 15

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Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Hadji Mourad et autres contesNelson (p. 123-143).

XV

Ce rapport était expédié de Tiflis le 24 décembre, et la veille de la nouvelle année, 1852, le courrier, après avoir éreinté une dizaine de chevaux et battu jusqu’au sang une dizaine de postillons, vint le remettre au prince Tchernecheff, alors ministre de la guerre ; et le 1er janvier 1852 Tchernecheff joignit le rapport de Vorontzoff aux autres affaires qu’il avait à présenter à l’empereur Nicolas.

Tchernecheff n’aimait pas Vorontzoff. Il ne l’aimait pas à cause de l’estime générale dont jouissait Vorontzoff, à cause de son immense fortune, et aussi parce qu’il était un vrai grand seigneur, tandis que lui-même restait, malgré tout, un parvenu ; et, principalement, Tchernecheff n’aimait pas Vorontzoff parce que l’empereur parlait toujours de lui avec une bienveillance particulière. Aussi Tchernecheff profitait-il de chaque occasion pour nuire, autant qu’il le pouvait, à Vorontzoff.

Dans son rapport précédent sur les affaires du Caucase, Tchernecheff avait réussi à provoquer le mécontentement de Nicolas contre Vorontzoff, parce que, à cause de la négligence des chefs, les montagnards avaient détruit presque entièrement un petit détachement du Caucase. Aujourd’hui, Tchernecheff avait l’intention de présenter sous un jour désavantageux les mesures prises par Vorontzoff à l’égard de Hadji Mourad. Il voulait insinuer à l’empereur que Vorontzoff protégeait les aborigènes, même avait une certaine faiblesse pour eux, et toujours au détriment des Russes ; que c’était le cas avec Hadji Mourad. Tchernecheff se proposait de laisser entendre à l’empereur qu’en gardant Hadji Mourad au Caucase, Vorontzoff avait agi imprudemment, que, selon toutes probabilités, Hadji Mourad ne s’était rallié à nous que pour examiner nos moyens de défense, et qu’en conséquence il valait mieux expédier Hadji Mourad dans le centre de la Russie, et se servir de lui seulement quand sa famille ne serait plus dans les montagnes et qu’on pourrait avoir confiance en son dévouement. Mais ce plan ne réussit point à Tchernecheff ; et cela uniquement parce que le matin du 1er janvier Nicolas était particulièrement de mauvaise humeur et n’aurait accepté aucune proposition de n’importe qui, rien que par esprit de contradiction.

D’autant plus n’était-il pas enclin à accepter la proposition de Tchernecheff, qu’il tolérait seulement, le regardant, pour le moment, comme un homme irremplaçable ; mais il savait de quelles manœuvres il avait usé dans le procès des Décembristes pour perdre Zakar Tchernecheff, et sa tentative d’accaparer la fortune de celui-ci ; et il le tenait pour une franche canaille. Ainsi, grâce à la mauvaise humeur de Nicolas, Hadji Mourad restait au Caucase, et son sort n’était pas modifié comme il l’eût été, probablement, si Tchernecheff avait fait son rapport un autre jour.

Il était neuf heures et demie quand, dans la brume d’une gelée de vingt degrés au-dessous de zéro, arriva devant le perron du Palais d’Hiver le gros et barbu cocher de Tchernecheff, en bonnet de velours azur, à fond pointu, assis sur le siège d’un petit traîneau pareil à celui dans lequel se promenait l’empereur Nicolas. Le cocher salua amicalement son ami, le cocher du prince Dolgorouki, qui, après avoir déposé son maître, attendait depuis déjà longtemps devant le perron du palais, et avait mis les guides sous son gros derrière ouaté, afin de pouvoir frotter ses mains gelées.

Tchernecheff portait une cape à col de zibeline argentée très épaisse, et un tricorne à plumes de coq, posé à la mode d’alors. Rejetant le tablier en peau d’ours, il sortit avec précaution du traîneau ses pieds glacés. Sans galoches (il était fier de n’en pas connaître l’usage) et en se redressant et faisant sonner ses éperons, il franchit, sur le tapis, la porte du vestibule ouverte respectueusement devant lui par le portier.

Dans le vestibule Tchernecheff jeta sur les bras d’un vieux valet de chambre son manteau, s’approcha d’une glace, souleva avec précaution son tricorne au-dessus de sa perruque frisée, et, après s’être regardé dans la glace, d’un mouvement habituel de ses vieilles mains il arrangea les mèches de ses tempes, son toupet, puis rajusta sa croix, ses aiguillettes, ses grandes épaulettes chiffrées. Cela fait, s’avançant d’une allure faiblissante sur ses vieilles jambes qui obéissaient mal, il commença à monter, sur le tapis, l’escalier très doux. Enfin, passant devant les valets de chambre en uniforme de parade, qui étaient rangés de chaque côté de la porte et le saluaient avec obséquiosité, Tchernecheff entra dans le salon de réception.

L’officier de service, récemment nommé aide de camp de l’empereur, brillait de tout son uniforme neuf, de ses épaulettes, de ses aiguillettes, et de son visage rouge, encore jeune, à la petite moustache noire, les cheveux des tempes ramenés vers les yeux, comme les portait l’empereur Nicolas. Il salua respectueusement Tchernecheff.

Le prince Basile Dolgorouki, adjoint du ministre de la guerre, l’air ennuyé sur son visage stupide, orné des mêmes favoris, de la même moustache et des mêmes cheveux sur les tempes, à la Nicolas, le salua.

— L’Empereur ? demanda Tchernecheff à l’aide de camp en lui indiquant interrogativement, du regard, la porte du cabinet de travail.

— Sa majesté vient de rentrer, répondit l’aide de camp, en écoutant évidemment avec plaisir le son de sa propre voix, et marchant si doucement qu’un verre plein d’eau placé sur sa tête n’eut pas bougé. Il s’approcha de la porte, qui s’ouvrait sans bruit, et, témoignant de tout son être le respect pour le lieu dans lequel il pénétrait, il disparut derrière la porte.

Pendant ce temps Dolgorouki avait ouvert sa serviette pour vérifier les papiers qui s’y trouvaient.

Tchernecheff, les sourcils froncés, se mit à marcher pour se détendre les jambes, et, en même temps, il se remémorait tout ce qu’il avait à dire à l’empereur. Il se trouvait près de la porte du cabinet quand elle s’ouvrit de nouveau et laissa sortir l’aide de camp respectueux et rayonnant encore plus qu’auparavant. D’un geste il invita le ministre et son adjoint à passer chez l’empereur.

Le Palais d’Hiver, après l’incendie, était déjà reconstruit depuis longtemps, et Nicolas y occupait l’étage supérieur. Le cabinet de travail où il recevait les rapports de ses ministres et des hauts fonctionnaires était une pièce très haute avec quatre grandes fenêtres. Un portrait de l’empereur Alexandre Ier était appendu au mur principal. Deux bureaux étaient placés entre les fenêtres, quelques sièges se trouvaient près des murs. Le milieu de la pièce était occupé par une immense table de travail, devant laquelle se trouvaient le fauteuil de Nicolas et des sièges pour les visiteurs.

Nicolas, en tunique noire, sans épaulettes, était assis près de la table. Rejetant en arrière son long torse très serré sur le ventre, immobile, il fixa son regard sans vie sur les arrivants. Son long visage pâle, avec son énorme front fuyant qui sortait entre les tempes bien peignées artistement unies à la perruque qui couvrait sa calvitie, était aujourd’hui particulièrement froid et immobile. Les yeux, toujours ternes, étaient aujourd’hui plus ternes encore qu’à l’ordinaire. Les lèvres pincées au-dessous des moustaches relevées, les joues grasses, fraîchement rasées, soutenues par le col très haut, les favoris régulièrement enroulés comme de petites saucisses, le menton également soutenu par le col, tout concourait à donner à son visage une expression de mécontentement et même de colère.

La raison de cette humeur était la fatigue ; et la cause de cette fatigue était que, la veille, il était allé au bal masqué où, comme à son ordinaire, il s’était promené, coiffé de son casque de chevalier-garde surmonté d’un oiseau, parmi le public qui se pressait pour le voir, puis s’écartait timidement à l’approche de son énorme personne, pleine d’assurance. Là il avait rencontré de nouveau la femme masquée qui, au bal précédent, avait disparu après avoir excité en lui, par sa blancheur, son beau corps et sa voix tendre, sa sensualité sénile. Elle lui avait promis de revenir au prochain bal masqué. Hier, elle s’était approchée de lui, et, cette fois, il ne l’avait plus lâchée. Il l’avait menée dans cette loge spécialement aménagée dans ce but, et où il pouvait rester en tête à tête avec sa dame. Arrivé sans mot dire à la porte de la loge, Nicolas avait regardé autour de lui, cherchant des yeux le valet, mais il n’était pas là. Nicolas, en fronçant le sourcil, avait poussé lui-même la porte de la loge et laissé passer devant lui sa dame.

— Il y a quelqu’un ! s’était-elle écriée en s’arrêtant. La loge, en effet, était occupée. Sur le divan recouvert de velours, très près l’un de l’autre, étaient assis un officier de uhlans et une jeune et jolie personne blonde, aux cheveux bouclés, en domino, le masque ôté.

En apercevant la figure dressée de toute sa taille et furibonde de Nicolas, la femme blonde avait remis précipitamment son masque, tandis que l’officier, pétrifié d’horreur, sans se lever du divan, regardait Nicolas, avec des yeux fixes.

Quelque habitué que fût Nicolas à l’effroi qu’il provoquait chez les gens, cet effroi lui était toujours agréable, mais, parfois, il aimait à frapper les gens pétrifiés d’horreur par le contraste d’une bienveillante parole. C’était précisément ce qu’il avait fait.

— Eh bien, mon cher, tu es plus jeune que moi, avait-il dit à l’officier que l’effroi paralysait ; tu peux me céder la place.

L’officier avait bondi, et en pâlissant, en rougissant, l’échine basse, sans proférer une parole, était sorti de la loge, derrière sa compagne, et Nicolas était resté seul avec sa dame.

Celle-ci était une jolie jeune fille âgée de vingt ans, encore pure, la fille d’une gouvernante suédoise. Cette jeune fille raconta à Nicolas qu’encore enfant, d’après ses portraits, elle était devenue amoureuse de lui, qu’elle l’adorait et avait décidé, coûte que coûte, d’attirer sur elle son attention. Elle avait atteint son but, et, maintenant, lui disait-elle, elle n’avait plus besoin de rien. Cette jeune fille fut amenée à l’endroit ordinaire des rendez-vous de Nicolas avec les femmes et il passa avec elle plus d’une heure.

Et cette nuit, quand, de retour dans sa chambre, il se coucha sur son lit étroit, dur, dont il était fier, et se couvrit de son manteau qu’il trouvait aussi célèbre — il le disait — que le chapeau de Napoléon, il ne put, de longtemps, s’endormir. Tantôt il se rappelait l’expression effrayée et enthousiaste du visage blanc de la jeune fille, tantôt les fortes et grasses épaules de sa maîtresse en titre, Mme Nelidoff, et il comparait les deux femmes. Mais il ne lui venait point en tête que la débauche d’un homme marié est ignominieuse, et il eût été fort étonné si quelqu’un l’en avait blâmé. Cependant, malgré qu’il fût convaincu qu’il agissait convenablement, il sentait quelque chose de désagréable, une sorte de remords, et, pour étouffer ce sentiment, il se mit à penser à ce qui le calmait toujours : quel grand homme il était.

Bien qu’il se fût endormi tard, il se leva dès sept heures du matin. Après sa toilette habituelle, après avoir frotté de glace son grand et gros corps, après avoir prié Dieu, il récita les prières habituelles qu’il répétait depuis l’enfance : l’Ave, le Credo, Pater Noster, sans attribuer aucun sens aux paroles prononcées, et il sortit par le petit perron, sur le quai, en manteau et casquette.

Au milieu du quai, il rencontra un élève de l’École de Droit, d’une taille aussi haute que la sienne, en uniforme et chapeau. Apercevant l’uniforme de l’école qu’il n’aimait point à cause de son libéralisme, Nicolas Pavlovitch fronça les sourcils, mais la grande taille et la tenue militaire, soignée, de l’élève, et le salut militaire qu’il fit, exprès, le coude tourné en avant, adoucirent son mécontentement.

— Quel nom ? demanda-t-il.

— Polosatoff, Votre Majesté.

— Tu es un brave.

L’élève était resté droit, immobile, la main au chapeau.

— Veux-tu entrer au service militaire ?

— Non, Votre Majesté.

— Imbécile ! Et Nicolas, se détournant de lui, alla plus loin, et se mit à prononcer à haute voix les premiers mots qui lui vinrent en tête.

« Kopervein, Kopervein, » répéta-t-il plusieurs fois le nom de la jeune fille de la veille. « Mal, mal. » Il ne pensait pas à ce qu’il disait, mais il étouffait son malaise moral par l’attention aux mots qu’il prononçait. « Oui, qu’adviendrait-il de la Russie sans moi ? », se dit-il, sentant venir de nouveau un sentiment de mécontentement. « Oui, qu’adviendrait-il sans moi, non seulement de la Russie, mais de toute l’Europe ? » Il se rappela son beau-frère le roi de Prusse, sa faiblesse, sa sottise, et hocha la tête.

En rentrant au palais, il aperçut le landau d’Hélène Pavlovna qui, avec un valet habillé de rouge, s’approchait du perron Saltikovski. Hélène Pavlovna était pour lui la personnification de ces gens stupides qui discutent non seulement sur les sciences, la poésie, mais aussi sur la direction des hommes, s’imaginant qu’eux-mêmes sauraient se diriger mieux que lui, Nicolas, ne le faisait pour eux. Il savait qu’il avait beau les écraser, ces hommes paraissaient et reparaissaient de nouveau, et il se rappelait son frère Michel Pavlovitch, mort récemment. Et un sentiment de dépit et de tristesse le saisit. Il fronça subitement les sourcils, devint sombre, puis, de nouveau, se mit à marmotter les premiers mots qui lui venaient aux lèvres. Il ne cessa de marmotter ainsi que rentré au palais. Dans sa chambre il lissa devant la glace ses favoris, ses cheveux sur les tempes, sa perruque sur son crâne, redressa ses moustaches ; ensuite il passa dans le cabinet où il recevait les rapports. Il donna d’abord audience à Tchernecheff. À l’expression du visage, et principalement des yeux de Nicolas, Tchernecheff vit qu’aujourd’hui il était particulièrement de mauvaise humeur, et, connaissant l’aventure de la veille, il en comprit la raison. Nicolas salua froidement Tchernecheff, l’invita à s’asseoir et fixa sur lui ses yeux sans expression.

La première affaire faisant l’objet du rapport de Tchernecheff était celle d’un vol commis par des intendants militaires ; ensuite venait celle du déplacement des troupes à la frontière prussienne : puis la fixation de récompenses à décerner à l’occasion de la nouvelle année à quelques personnes oubliées dans la première liste. Venait ensuite le rapport de Vorontzoff sur le ralliement de Hadji Mourad, et enfin une affaire désagréable : celle d’un étudiant de la faculté de médecine militaire, qui avait attenté à la vie d’un professeur.

Nicolas, sans mot dire, les lèvres pincées, en caressant de sa longue main blanche, ornée d’une seule bague d’or à l’annulaire, des feuilles de papier, écoutait le rapport de Tchernecheff sur le vol, sans quitter des yeux le front et le toupet du ministre.

Nicolas était convaincu que tous étaient des concussionnaires. Il savait qu’il fallait punir sans délai les intendants militaires, et il avait résolu de les faire incorporer tous dans des régiments comme simples soldats ; mais il savait aussi que cela n’empêcherait pas ceux qui seraient nommés à leur place, de faire la même chose. Le propre des fonctionnaires était de voler, et son devoir, à lui, consistait à les punir, et, bien que cela l’ennuyât fort, il s’en acquittait consciencieusement.

— Évidemment, chez nous, en Russie, il n’y a qu’un seul honnête homme, dit-il.

Tchernecheff comprit aussitôt que ce seul honnête homme en Russie était Nicolas lui-même, et il sourit approbativement.

— Il en est probablement ainsi, Votre Majesté ! dit-il.

— Laisse cela. Je mettrai la résolution après, dit Nicolas, qui prit le papier et le plaça à sa gauche, sur la table.

Tchernecheff fit ensuite son rapport sur les récompenses, puis celui ayant trait au déplacement des troupes.

Nicolas prit la liste, biffa quelques noms, et ensuite, brièvement et résolument, donna l’ordre de faire avancer deux divisions sur la frontière prussienne. Nicolas ne pouvait pardonner au roi de Prusse la constitution accordée à ses sujets après 1848. C’est pourquoi, tout en exprimant à son beau-frère, dans ses lettres, et en paroles, les sentiments les plus amicaux, il croyait nécessaire d’avoir en tout cas des troupes sur la frontière prussienne. Ces troupes pourraient également être utiles en cas de révolte du peuple en Prusse (Nicolas voyait partout des préparatifs de révolte) ; il pourrait les faire avancer pour défendre le trône de son beau-frère, comme il avait fait avancer une armée pour défendre les Autrichiens contre les Hongrois. Les troupes étaient nécessaires aussi pour donner plus de poids et plus d’importance à ses conseils au roi de Prusse.

« Oui, qu’adviendrait-il maintenant de la Russie, si je n’étais pas là ! » pensa-t-il de nouveau.

— Eh bien, quoi encore ? demanda-t-il.

— Le courrier du Caucase, dit Tchernecheff, et il se mit à résumer ce que lui avait écrit Vorontzoff sur le ralliement de Hadji Mourad.

— Voilà ! C’est un bon commencement, dit Nicolas.

— Évidemment le plan arrêté par Votre Majesté commence à porter ses fruits, dit Tchernecheff.

Ces louanges à ses capacités stratégiques étaient particulièrement agréables à Nicolas, car, bien que fier de ces capacités, au fond de son âme il reconnaissait qu’il ne les possédait pas. Mais maintenant il avait le désir d’entendre des louanges plus détaillées, à l’adresse de sa personne.

— Comment entends-tu cela ? demanda-t-il.

— Voici comment je le comprends : Si l’on avait suivi depuis longtemps le plan de Votre Majesté, d’avancer graduellement, même lentement, en coupant les forêts, ravageant les champs, le Caucase serait depuis longtemps conquis. J’attribue le ralliement de Hadji Mourad à cela seul. Il a compris qu’ils ne peuvent plus tenir.

— C’est vrai, dit Nicolas.

Bien que le plan d’un mouvement lent dans le pays ennemi, par la coupe des forêts et la destruction des vivres, appartînt à Ermoloff et à Veliaminoff, et qu’il fût juste l’opposé du plan de Nicolas, selon lequel il fallait d’un coup occuper la résidence de Schamyl et détruire ce repaire de brigands, plan qui avait été suivi en 1845 lors de l’expédition à Darguinsk, qui avait coûté tant de vies humaines, malgré cela, Nicolas s’attribuait le plan d’avancement lent, par la coupe systématique des forêts et la destruction des vivres. On pourrait penser que pour croire sien ce plan, il devait se cacher que c’était précisément lui qui avait insisté sur les opérations militaires entreprises en 1845 et absolument contraires à ce plan. Mais il ne se le cachait pas ; et il était aussi fier du plan de son expédition de 1845 celui de l’avancement lent, bien que ces deux plans fussent manifestement opposés.

La flagornerie perpétuelle, grossière, mensongère des hommes qui l’entouraient l’avait amené à un tel point qu’il ne voyait déjà plus ses propres contradictions ; ses actes, ses propos lui semblaient toujours concorder avec la réalité, la logique, ou même avec le simple bon sens, et il était tout à fait convaincu que toutes les mesures qu’il prenait, quelque stupides, injustes, inconséquentes qu’elles fussent, devenaient sensées, justes, conséquentes, du fait seul qu’il en était l’auteur.

Telle fut sa résolution concernant l’affaire de l’étudiant de l’académie de médecine militaire, sur laquelle Tchernecheff fit un rapport, après le rapport sur le Caucase.

Cette affaire était la suivante : Un jeune homme deux fois déjà refusé à un examen, le passait pour la troisième fois, mais de nouveau l’examinateur l’avait refusé. Alors l’étudiant, maladivement nerveux, voyant en cela une injustice, avait saisi un canif qui était sur la table, et, dans une sorte d’accès de folie, s’était jeté sur le professeur et lui avait fait quelques blessures sans aucune gravité.

— Quel est son nom ? demanda Nicolas.

— Brjezovski.

— Polonais ?

— D’origine polonaise et catholique, répondit Tchernecheff.

Nicolas fronça les sourcils.

Il avait fait beaucoup de mal aux Polonais. Pour justifier ce mal il devait être tout à fait convaincu que tous les Polonais sont des crapules. Et Nicolas les jugeait tels et les haïssait. Il les haïssait en proportion du mal qu’il leur faisait.

— Attends un peu, dit-il, et il ferma les yeux et baissa la tête.

Tchernecheff, qui avait assisté à cela plusieurs fois, savait que quand Nicolas devait résoudre une question importante, il n’avait qu’à se concentrer pour un moment, et alors, l’inspiration descendait sur lui, et la solution la plus sûre se présentait d’elle-même, comme si elle était dictée par quelque voix intérieure. Il se demandait maintenant de quelle manière satisfaire le plus complètement ce sentiment de colère contre les Polonais qu’avait réveillé en lui l’histoire de cet étudiant. Et la voix intérieure lui souffla la résolution suivante. Il prit le rapport, et, sur la marge, écrivit de sa large écriture :

« Il mérite la peine de mort. Mais, grâce à Dieu, nous n’avons pas la peine de mort. Et ce n’est pas moi qui l’établirai. Le faire passer douze fois entre les rangées de mille soldats. Nicolas », signa-t-il de son paraphe artificiel, énorme.

Nicolas savait que douze mille coups de baguette c’était la mort non seulement sûre, mais la mort la plus terrible, et c’était une cruauté tout à fait inutile puisque cinq mille coups suffisaient pour tuer l’homme le plus vigoureux. Mais il lui était agréable d’être impitoyablement cruel, et il lui était agréable de penser que la peine de mort n’existait pas en Russie. Quand il eut achevé d’écrire sa résolution sur l’affaire de l’étudiant, il remit le papier à Tchernecheff.

— Voilà, dit-il, lis.

Tchernecheff lut, et en signe d’admiration respectueuse pour la sagesse de la décision, inclina la tête.

— Oui, et il faut aussi que tous les étudiants se rendent sur la place et assistent au châtiment, ajouta Nicolas. — Cela leur sera utile.

« J’extirperai cet esprit révolutionnaire. Je l’extirperai avec la racine », pensa-t-il.

— À vos ordres, dit Tchernecheff, et après un court silence, et en réparant son toupet, il retourna au rapport sur le Caucase.

— Alors qu’ordonnez-vous d’écrire à Mikhaïl Sémionovitch ?

— Il faut s’en tenir à mon système d’anéantissement des demeures et de destruction des vivres dans la Tchetchnia, et les harceler par des incursions, dit Nicolas.

— Et au sujet de Hadji Mourad, qu’ordonnez-vous ? demanda Tchernecheff.

— Mais Vorontzoff écrit qu’il veut l’employer au Caucase.

— Ne serait-ce pas risqué ? hasarda Tchernecheff, en évitant le regard de Nicolas. J’ai peur que Mikhaïl Sémionovitch ne soit trop confiant.

— Et toi, que penserais-tu ? demanda brutalement Nicolas, qui avait remarqué l’intention de Tchernecheff de présenter sous un jour défavorable les dispositions de Vorontzoff.

— J’aurais cru plus sûr de l’expédier en Russie.

— Tu penses cela ! fit Nicolas d’un ton moqueur. Et moi je ne le pense pas et suis d’accord avec Vorontzoff. Écris-lui dans ce sens.

— À vos ordres, dit Tchernecheff, et, se levant, il prit congé.

Dolgorouki qui, pendant tout le rapport, n’avait prononcé que quelques mots sur le déplacement des troupes, en réponse à des questions que lui avait posées Nicolas, prit congé également.

Après Tchernecheff, Bibikoff fut introduit ; général gouverneur des provinces de l’ouest, il était venu prendre congé. Après avoir approuvé les mesures prises par Bibikoff contre les paysans révoltés qui ne voulaient pas se soumettre à l’orthodoxie, il lui donna l’ordre de traduire devant un conseil de guerre tous ceux qui désobéiraient. Cela signifiait les condamner à la bastonnade entre deux rangées de soldats. Il ordonna encore d’incorporer dans l’armée, comme simple soldat, le directeur d’un journal qui avait publié quelques renseignements sur le fait que plusieurs milliers de paysans, appartenant au Trésor, avaient été inscrits comme appartenant personnellement à l’Empereur.

— J’ai fait cela parce que je le croyais nécessaire, dit-il, et je ne permettrai pas de discuter mes actes.

Bibikoff comprenait toute la cruauté de l’ordre concernant les uniates, et toute l’injustice du transfert des paysans du Trésor, c’est-à-dire d’hommes libres, en paysans de la famille impériale, c’est-à-dire en serfs de cette famille. Mais il n’y avait rien à objecter. N’être pas d’accord avec l’ordre de Nicolas, cela signifiait perdre cette situation brillante acquise par quarante ans de labeur, dont il jouissait maintenant. C’est pourquoi il inclina respectueusement sa tête noire grisonnante, en signe qu’il obéirait et qu’il était prêt à exécuter la volonté impériale, cruelle, folle et malhonnête.

Ayant donné congé à Bibikoff, Nicolas, avec la conscience du devoir bien rempli, s’étira, regarda sa montre, et alla s’habiller pour la sortie. Il revêtit un uniforme à épaulettes, chamarré de décorations et de rubans, et cela fait, il entra dans le salon de réception où plus de cent personnes, les messieurs en uniformes, les dames en robes de gala, décolletées, tous rangés à certaines places déterminées, en tremblant, attendaient sa sortie.

Il s’avança, le regard terne, la poitrine bombée, le ventre saillant, vers ceux qui l’attendaient ; et, les sentant tous tremblants de servilité, et leurs regards tournés vers lui, il prit un air encore plus solennel. Quand ses yeux rencontraient des visages connus, il se rappelait les noms, s’arrêtait, disait quelques mots soit en russe, soit en français, ou, les cinglant de son regard froid et terne, il écoutait ce qu’on lui disait.

Après avoir reçu les félicitations, Nicolas se rendit à la chapelle. Dieu, par l’intermédiaire de ses serviteurs, de même que les hommes, le saluait et lui adressait des louanges ; et Nicolas recevait ces saluts et ces louanges comme une chose due, bien que cela l’ennuyât déjà. Mais il en devait être ainsi, car c’était de lui que dépendaient le bien-être et le bonheur de tout l’univers, et tout fatigué qu’il fût de cela, cependant il ne refusait pas au monde son aide bienveillante.

Quand, à la fin de l’office, un superbe diacre bien peigné, prononça le souhait de longue vie, et que les chanteurs, avec de belles voix, reprirent les paroles, Nicolas se retournant alors, remarqua Mme Nelidoff, qui se trouvait près de la fenêtre. Il jeta un regard sur ses épaules et décida en sa faveur la comparaison avec la demoiselle de la veille.

Après la messe, il alla chez l’impératrice et demeura quelques minutes au milieu de sa famille, plaisantant avec ses enfants et sa femme. Ensuite, il traversa l’Ermitage et se rendit chez le ministre de la cour, Volkonski, à qui il ordonna, entre autres, de payer sur sa cassette privée une pension annuelle à la mère de la demoiselle d’hier. Ensuite il sortit faire sa promenade habituelle.

Le dîner avait lieu ce jour-là dans la salle de Pompéi. Outre les fils cadets de Nicolas et de Michel, le baron Liven, le comte Rjevuski, Dolgorouki, l’ambassadeur de Prusse et l’aide de camp du roi de Prusse, y étaient conviés.

En attendant l’entrée de l’impératrice et de l’empereur, une conversation très intéressante s’engageait entre l’ambassadeur de Prusse et le baron Liven, à propos des nouvelles inquiétantes reçues de la Pologne.

— La Pologne et le Caucase sont deux contrées de la Russie dans chacune desquelles il nous faudrait cent mille hommes, dit Liven.

À cela, l’ambassadeur exprima un étonnement feint.

— Vous dites, la Pologne ? interrogea-t-il.

— Parfaitement. Ah ! ce fut un coup de maître de Metternich de nous en avoir laissé l’embarras.

À ce moment parut l’impératrice, la tête branlante, le sourire figé, suivie de Nicolas.

Pendant le dîner Nicolas raconta le ralliement de Hadji Mourad, et dit que la guerre du Caucase serait bientôt terminée grâce à ses ordres pour l’extermination des montagnards par la coupe des forêts et son système de fortifications.

L’ambassadeur échangea un regard rapide avec l’aide de camp prussien, car, pas plus tard que ce matin, ils avaient causé ensemble de la malheureuse faiblesse de Nicolas de se croire un grand stratégiste. Et Nicolas faisait grand étalage de ses plans qui prouvaient une fois de plus ses grandes capacités militaires.

Après le dîner, Nicolas assista au ballet où se montraient, en maillots, une centaine de femmes. L’une d’elles lui plut particulièrement, et, faisant appeler le maître du ballet, un Allemand, il le remercia et donna l’ordre de lui faire remettre une bague ornée d’un diamant.

Le lendemain, pendant le rapport de Tchernecheff, Nicolas confirma son ordre à Vorontzoff de harceler surtout la Tchetchnia et de l’enserrer dans une ligne de cordons, maintenant que Hadji Mourad s’était rallié.

Tchernecheff écrivit en ce sens à Vorontzoff, et un autre courrier, en stimulant à mort les chevaux et cassant la figure aux postillons, partit pour Tiflis.