Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad

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HADJI MOURAD



POUR rentrer à la maison, j’avais pris par les champs. On était en plein milieu de l’été. Déjà l’herbe était fauchée et l’on se préparait à couper le seigle. À cette époque de l’année, il y a une merveilleuse variété de fleurs : celles rouges, blanches, parfumées, duvetées des trèfles ; les blanches marguerites au cœur jaune vif ; la campanule jaune, à l’odeur agréable et épicée ; avec leur senteur de miel, leur haute tige grimpante, les pois, violets et blancs ; les scabieuses jaunes, rouges, roses ; le plantain lilas, au duvet légèrement rosé, au subtil et agréable parfum ; les bluets bleu vif au soleil et quand ils sont récemment éclos, bleu rougeâtre le soir et quand ils sont à leur déclin ; et les fleurs fragiles, éphémères, à l’odeur d’amande, de la cuscute.

J’avais cueilli un gros bouquet de ces différentes fleurs et rentrais chez moi, quand je remarquai dans le fossé une magnifique bardane violette, en pleine floraison, une de ces bardanes qu’on appelle chez nous « tatare », que le faucheur coupe avec soin, et qu’on rejette du foin, pour ne pas se piquer les mains, si elle a été fauchée par hasard. Il me vint l’idée d’arracher cette bardane et de la mettre au milieu de mon bouquet. Je descendis dans le fossé, et, après avoir chassé un bourdon velu qui s’était accroché au milieu d’une fleur et s’y était endormi doucement, mollement, je me mis à arracher la plante. Mais c’était très difficile. Non seulement la tige piquait de tous côtés, même à travers le mouchoir dont j’avais entouré ma main, mais elle était si résistante que je luttai contre elle presque cinq minutes, la déchirant fibre par fibre. Quand enfin je l’eus détachée, la tige était tout en lambeaux, et la fleur ne paraissait déjà plus ni aussi fraîche ni aussi belle. Outre cela, à cause de sa rudesse, de sa raideur, elle n’allait pas du tout avec les fleurs délicates de mon bouquet. J’eus du regret d’avoir détruit en vain la fleur qui était si belle sur sa tige et la jetai. « Quelle énergie ! quelle vitalité ! » me dis-je, me rappelant les efforts déployés pour l’arracher. « Comme elle se défendait, et comme elle a chèrement vendu sa vie ! »

Pour rentrer chez moi, je devais traverser des champs gras, fraîchement labourés, et gravissais la pente douce de la route poussiéreuse. Le champ labouré appartenait à un propriétaire ; il était très grand, de sorte que de chaque côté ainsi que devant, en montant, on ne voyait rien sauf la terre noire d’un champ retourné avec une grande régularité. Le labourage était bon, et sur toute l’étendue du champ ne se voyait ni une plante, ni une herbe, tout était noir. « Quel être destructeur, l’homme ! Combien d’êtres vivants, sauf les plantes, détruit-il pour assurer son existence ! » pensai-je, en cherchant malgré moi quelque chose de vivant dans ce champ noir et mort. Devant moi, à droite de la route, une touffe quelconque se dressait. Je m’en approchai et reconnus cette même « tatare », dont j’avais arraché en vain et jeté une fleur. La touffe était formée de trois tiges ; l’une d’elles avait été en partie arrachée et le reste semblait un bras coupé ; chacune des deux autres portait une fleur. Ces fleurs, primitivement rouges, maintenant étaient noirâtres. Une des tiges était brisée, et la partie supérieure, portant la fleur maculée, pendait vers le sol. L’autre, bien que couverte de boue noire, se dressait encore. On voyait que cette touffe avait été abattue par une roue, puis s’était redressée ; c’est pourquoi elle restait penchée mais tout de même debout. Il paraissait qu’on lui avait retranché une partie du corps, qu’on lui avait labouré les entrailles, arraché un bras, un œil, et cependant elle restait debout, ne cédant pas à l’homme, qui avait détruit autour d’elle toutes les plantes, ses sœurs.

« Quelle énergie ! pensai-je. L’homme a tout vaincu, il a détruit des millions d’herbes, mais celle-ci n’a pas cédé ! »

Et je me rappelai une vieille histoire du Caucase, dont je fus témoin pour une partie, et que je tiens, pour une autre partie, de témoins oculaires ; quant au reste, c’est mon imagination qui l’a créé. Cette histoire telle qu’elle s’est formée par l’union de mes souvenirs et de mon imagination, la voici.