Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad/Chapitre 23

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Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Hadji Mourad et autres contesNelson (p. 195-200).

XXIII

Au milieu de la nuit sa décision était prise. Il avait résolu de s’enfuir dans la montagne, puis avec les Abazes qui lui étaient dévoués, de fondre sur Vedene, et là ou mourir ou délivrer sa famille. Hadji Mourad ne décida pas si après la délivrance de sa famille il retournerait chez les Russes ou s’il s’enfuirait avec les siens à Khounzakh et continuerait sa lutte contre Schamyl. Mais ce qu’il savait indubitablement, c’est qu’il fallait tout de suite s’enfuir des Russes dans la montagne. Et, immédiatement, il commença à mettre à exécution cette résolution. Il prit de dessous le coussin son bechmet noir, ouaté, et alla dans le local de ses serviteurs. Ils demeuraient à l’autre extrémité du vestibule. Aussitôt qu’il entra dans le vestibule, dont la porte était ouverte, la fraîcheur de la nuit de lune le saisit, et, en même temps, ses oreilles furent frappées du sifflement et du chant de quelques rossignols dans un jardin voisin. Arrivé au bout du vestibule, Hadji Mourad ouvrit la porte de la chambre de ses serviteurs. Il n’y avait pas de lumière, seul le croissant de la jeune lune éclairait à travers la fenêtre. La table et deux chaises étaient repoussées d’un côté, et les quatre serviteurs étaient couchés sur des tapis et des manteaux étendus sur le plancher. Khanefi couchait dans la cour avec les chevaux. Gamzalo, ayant perçu le grincement de la porte, se dressa et se retourna vers Hadji Mourad, et, l’ayant reconnu, il se recoucha. Quant à Eldar, qui était couché à côté de lui, il se leva d’un bond, et aussitôt endossa son bechmet, attendant les ordres.

Khan-Magom et Bata dormaient. Hadji Mourad posa son bechmet sur la table, et le bechmet en touchant le bois rendit un son, comme si on avait posé sur la table quelque chose de dur. C’étaient les pièces d’or qui étaient cousues à l’intérieur.

— Couds celles-ci aussi, dit Hadji Mourad en remettant à Eldar l’or qu’il avait reçu ce même jour. Eldar prit les pièces d’or, et, se mettant à l’endroit éclairé, il tira de dessous son poignard un canif et se mit à découdre la doublure du bechmet. Gamzalo se dressa et resta assis sur ses jambes croisées.

— Et toi, Gamzalo, ordonne aux hommes d’inspecter les fusils, les pistolets, de préparer des cartouches. Demain nous irons loin, dit Hadji Mourad.

— Il y a des balles, de la poudre, tout sera prêt, dit Gamzalo, et il hurla quelque chose d’incompréhensible. Gamzalo avait compris pourquoi Hadji Mourad ordonnait de nettoyer les fusils. Depuis le premier jour, il ne désirait qu’une chose : frapper, tuer le plus possible de ces chiens de russes, et s’enfuir dans la montagne. Et, de jour en jour, ce désir s’était fortifié en lui. Maintenant, il voyait que Hadji Mourad désirait la même chose, et il en était heureux.

Quand Hadji Mourad se fut retiré, Gamzalo éveilla ses compagnons, et tous les quatre, durant toute la nuit, examinèrent les fusils, les pistolets, les chabraques, les briquets, remplaçant les mauvais, mettant de la poudre fraîche, aiguisant les sabres et les poignards, graissant de suif l’acier.

Avant l’aube Hadji Mourad alla de nouveau dans le vestibule pour prendre l’eau nécessaire à ses ablutions. Là on entendait encore plus fort et plus fréquemment que le soir les rossignols qui chantaient à plein gosier avant le lever du soleil ; et de la chambre des serviteurs arrivait le sifflement régulier de l’acier sur la pierre, des poignards qu’on aiguisait. Hadji Mourad prit de l’eau du seau, et déjà il approchait de sa porte quand il entendit dans la chambre de ses murides, outre le bruit de l’acier contre la pierre à aiguiser, la haute voix de Khanefi qui chantait une chanson bien connue.

Hadji Mourad s’arrêta et prêta l’oreille. Cette chanson disait comment le cavalier Gamzat, avec ses camarades, avait enlevé aux Russes un troupeau de chevaux blancs. Comment, après, les princes russes les avaient rejoints derrière le Térek et les avaient cernés avec une armée grande comme la forêt. La chanson disait encore comment Gamzat, après avoir tué les chevaux avec ses camarades, se cacha derrière la tranchée sanglante des chevaux tués, et comment il combattit contre les Russes tant qu’il y eut des balles dans les fusils, des poignards aux ceintures, et du sang dans les veines. Mais, avant d’expirer, Gamzat, apercevant des oiseaux dans le ciel, leur cria : « Volez vers nos maisons, et dites à nos sœurs, à nos mères, à toutes les filles blanches, que nous sommes tous morts pour le Khazavat ! Dites-leur que nos corps n’auront pas de sépulture, mais que les loups affamés disperseront et nettoieront nos os, que les corbeaux nous arracheront les yeux ! » Ainsi se terminait la chanson, et à ces derniers mots, chantés sur un air triste, la voix énergique du joyeux Bata se joignit à celle de Khanefi, et, tout à la fin de la chanson, il s’écria : « Laï laka, Illakha ! » et fit entendre un sifflement perçant. Ensuite les chansons cessèrent, et de nouveau on n’entendit plus que le chant du rossignol dans le jardin, et à travers la porte le sifflement de l’acier glissant rapidement sur la pierre.

Hadji Mourad devint si pensif qu’il ne remarqua pas qu’il avait incliné sa cruche et que l’eau coulait. Il secoua la tête, mécontent de lui-même, et retourna dans sa chambre. Après avoir fait son ablution du matin, Hadji Mourad s’assit sur son lit et se mit à examiner ses armes. Il n’y avait plus à hésiter. Pour partir il fallait demander l’autorisation du commissaire de police, et dans la cour il faisait encore noir et le commissaire dormait encore.

La chanson de Khanefi lui avait rappelé la chanson composée par sa mère : « Ton poignard aigu a déchiré ma poitrine blanche. Mais moi, j’ai approché de cette blessure mon soleil, mon petit garçon. Je l’ai lavé avec mon sang chaud, et la blessure s’est fermée sans herbes ni racines. Je n’ai pas eu peur de la mort, et mon fils, qui sera brave, lui non plus n’en aura pas peur. » Cette chanson, adressée au père de Hadji Mourad, sa mère l’avait composée après le coup de poignard qu’il lui avait donné parce qu’elle refusait d’abandonner son fils pour aller nourrir le fils du Khan. Et Hadji Mourad se rappelait sa mère, quand elle le couchait à côté d’elle, dans sa pelisse, sur le toit de la cabane, et lui chantait cette chanson. Il se rappelait la fontaine, au pied de la montagne, où, s’accrochant au pantalon de sa mère, il allait avec elle puiser de l’eau. Il se rappelait la première fois qu’elle lui avait rasé la tête, et comment alors il aperçut avec étonnement sa tête bleuâtre dans le plateau de cuivre brillant suspendu au mur. Il se revoyait tout petit, et il se rappelait son fils préféré, Ioussouf, auquel lui-même, pour la première fois, avait rasé la tête. Maintenant ce même Ioussouf était un jeune et beau cavalier. Il se le rappelait tel qu’il l’avait vu la dernière fois. C’était le jour qu’il était parti pour Tselmess. Son fils lui avait amené son cheval et lui avait demandé de l’accompagner. Il était habillé pour la route, armé, et tenait son cheval par la bride. Son visage rouge, jeune, beau, et toute sa personne haute, élégante (il était plus grand que son père) respiraient la bravoure, la jeunesse et la joie de vivre. Ses épaules larges, malgré sa jeunesse, ses hanches juvéniles, fortes, sa taille fine, longue, ses bras longs et forts, et la force et l’agilité de tous ses mouvements réjouissaient toujours Hadji Mourad, qui admirait son fils. — « Il vaut mieux que tu restes. Maintenant tu es seul à la maison ; veille sur ta mère et ta grand’mère », lui avait dit Hadji Mourad. Et il se rappelait l’expression de bravoure et d’orgueil qu’avait Ioussouf, rougissant de plaisir, quand il répondit que tant qu’il serait en vie personne ne ferait de mal à sa mère ni à sa grand’mère. Ioussouf avait cependant accompagné son père jusqu’à la rivière, puis il était retourné à la maison. Depuis, Hadji Mourad n’avait revu ni sa femme, ni sa mère, ni son fils. Et c’était ce fils auquel Schamyl voulait crever les yeux ! Quant à ce qu’on ferait de sa famille, il n’y voulait pas même penser.

Hadji Mourad s’était tellement ému à ces souvenirs qu’il ne pouvait plus tenir en place. Il se leva vivement, en boitant, s’approcha rapidement de la porte et, l’ouvrant, appela Eldar. Le soleil ne se montrait pas encore, mais il faisait déjà tout à fait clair. Les rossignols chantaient.

— Va dire à l’officier que je désire faire une promenade, et sellez les chevaux, dit-il.