Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad/Chapitre 4

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Hadji Mourad et autres contes/Hadji Mourad
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Hadji Mourad et autres contesNelson (p. 39-46).

IV

Après les trois nuits sans sommeil qu’il avait passées à fuir les murides que Schamyl avait lancés contre lui, Hadji Mourad s’endormit aussitôt que Sado eut quitté la cabane, après lui avoir souhaité une bonne nuit. Il dormait tout habillé, appuyé sur son bras, le coude enfoncé dans le moelleux coussin rouge que le maître du logis lui avait apporté. Non loin de lui, près du mur, dormait Eldar. Eldar était couché sur le dos, ses jeunes membres vigoureux largement écartés, de sorte que sa poitrine bombée, recouverte de sa tcherkeska blanche à rayures noires, était plus haute que sa tête fraîchement rasée, bleuissante, qui retombait de l’oreiller. Sa lèvre supérieure, courte comme chez les enfants, et surmontée d’un léger duvet, s’abaissait et se relevait de sorte qu’il paraissait boire. Comme Hadji Mourad, il dormait tout habillé, le pistolet et le poignard à la ceinture. Dans l’âtre, des branches achevaient de brûler et la veilleuse projetait seulement une faible lueur.

Au milieu de la nuit, la porte de la cabane réservée aux hôtes grinça, et Hadji Mourad se dressa aussitôt et saisit son pistolet. C’était Sado qui entrait dans la chambre, en effleurant doucement le sol.

— Qu’y a-t-il ? demanda Hadji Mourad, comme s’il ne s’était pas du tout endormi.

— Il faut réfléchir, répondit Sado, en s’asseyant devant Hadji Mourad. – Une femme, du toit, t’a vu arriver, dit-il, elle l’a raconté à son mari et maintenant tout l’aoul est au courant. Tout à l’heure une voisine est accourue chez ma femme et lui a dit que les vieillards se sont réunis dans la mosquée et veulent t’arrêter.

— Il faut partir, dit Hadji Mourad.

— Les chevaux sont prêts, dit Sado, et il sortit rapidement de la cabane.

— Eldar, prononça tout bas Hadji Mourad. Eldar, entendant son nom, et surtout la voix de son chef, bondit sur ses fortes jambes en remettant son bonnet.

Hadji Mourad prit ses armes et son manteau ; Eldar en fit autant ; et tous deux en silence sortirent de la cabane sous l’auvent. Le garçon aux yeux noirs amena les chevaux. Au bruit des sabots sur les pavés de la rue, une tête parut à la porte d’une cabane voisine ; un homme, en faisant résonner ses socques, courait dans la direction de la mosquée.

Il n’y avait pas de lune. Les étoiles, seules, brillaient sur le ciel noir ; dans l’obscurité se profilaient les toits des cabanes, et, les dominant toutes, se dressait à la partie supérieure de l’aoul la mosquée avec son minaret. De là venait un bruit de voix.

Hadji Mourad saisit rapidement son fusil, mit le pied dans l’étrier de gauche, et, sans bruit, enjamba en un clin d’œil le haut coussin de sa selle.

— Dieu vous récompense ! dit-il au maître du logis, tout en cherchant d’un mouvement habituel du pied droit l’autre étrier ; puis il toucha de sa cravache le garçon qui tenait le cheval, lui indiquant par cela de s’écarter. Le garçon se recula, et le cheval, comme s’il savait lui-même ce qu’il avait à faire, rapidement sortit de la ruelle sur la rue principale. Eldar marchait derrière. Sado en pelisse les suivait en courant d’un côté à l’autre de la rue étroite, en agitant rapidement les bras. Tout à coup parut sur la route une ombre qui se mouvait, puis une autre.

— Arrête ! Qui va là ? Arrête ! cria une voix, et quelques hommes barrèrent la route. Au lieu de s’arrêter, Hadji Mourad tira son pistolet de sa ceinture, accéléra sa course et dirigea son cheval droit sur les hommes qui lui barraient le chemin. Les hommes s’écartèrent et, sans se retourner, Hadji Mourad, au grand galop, descendit la route. Eldar le suivait à la même allure. Deux coups de fusil retentirent derrière eux, deux balles sifflèrent, mais sans atteindre ni lui ni Eldar. Hadji Mourad allait toujours au grand galop, mais, au bout de trois cents pas, il arrêta son cheval un peu essoufflé et se mit à écouter. Devant lui, en bas, c’était le bruit du torrent. Derrière, dans l’aoul, les coqs s’interpellaient, et à travers ces bruits s’entendait le piétinement de chevaux qui s’approchaient derrière eux, et un bruit de voix. Hadji Mourad poussa son cheval au trot. Les cavaliers qui galopaient derrière bientôt rejoignirent Hadji Mourad. Ils étaient une vingtaine. C’étaient les habitants de l’aoul qui avaient résolu d’arrêter Hadji Mourad, ou, au moins, pour se justifier devant Schamyl, de feindre l’intention de l’arrêter. Quand ils furent assez rapprochés pour être distincts dans l’obscurité, Hadji Mourad s’arrêta, abandonna les rênes, et, d’un mouvement habituel, de la main gauche débouclant l’étui du fusil, de la droite il le sortit. Eldar fit la même chose. — Que vous faut-il ? cria Hadji Mourad. Vous voulez me prendre ? Eh bien, prenez ! et il ajusta son fusil.

Les habitants de l’aoul s’arrêtèrent. Hadji Mourad tenant son fusil à la main se mit à descendre le ravin. Les cavaliers, sans se rapprocher, le suivirent. Quand Hadji Mourad eut franchi le ravin, les cavaliers qui le poursuivaient lui crièrent d’écouter ce qu’ils voulaient lui dire. En réponse, Hadji Mourad tira et lança son cheval au galop. Quand il l’arrêta on n’entendait plus ni la poursuite, ni les coqs ; on entendait seulement plus distinctement dans la forêt le murmure de l’eau, et, de temps en temps, les hululements des hiboux. Le mur noir de la forêt était tout proche ; c’était cette même forêt dans laquelle l’attendaient ses murides.

Arrivé à la forêt, Hadji Mourad s’arrêta, et, ayant repris haleine, siffla, puis, silencieux, prêta l’oreille.

Une minute après le même sifflement répondit dans la forêt. Hadji Mourad quitta la route et pénétra dans la forêt. Quand il eut fait une centaine de pas, il aperçut à travers les troncs des arbres un bûcher, les ombres des hommes assis autour, et un cheval sellé, entravé, éclairé à mi-hauteur par la flamme du bûcher. Quatre hommes étaient assis près du bûcher. L’un d’eux se leva rapidement, s’approcha de Hadji Mourad et saisit la bride et l’étrier. C’était le frère d’armes de Hadji Mourad, qui était chargé de toutes ses affaires.

— Éteins le feu, dit Hadji Mourad, en descendant de cheval.

Les hommes se mirent à écarter le bûcher et à piétiner les branches enflammées.

— Est-ce que Bata est venu ici ? demanda Hadji Mourad en s’approchant d’un manteau étalé.

— Il est venu, mais il y a déjà longtemps qu’il est parti avec Khan-Magom.

— Par quelle route sont-ils partis ?

— Par celle-ci, répondit Khanefi, indiquant la route opposée à celle par laquelle était venu Hadji Mourad.

— Bon, fit Hadji Mourad, et, ayant enlevé son fusil, il se mit à le charger.

— Il faut être sur ses gardes. On me poursuit, dit-il, en s’adressant à l’homme qui éteignait le feu. C’était un Tchetchenz, Gamzalo.

Gamzalo s’approcha du manteau, prit le fusil de l’étui qui était posé dessus, et, sans mot dire, alla à l’extrémité de la clairière, à l’endroit par où Hadji Mourad avait débouché. Eldar, qui était descendu de cheval, prit avec le sien celui de Hadji Mourad, et, en tirant haut les têtes des deux chevaux, il les attacha à des arbres, puis comme Gamzalo il prit son fusil et alla se poster à l’autre extrémité de la clairière.

Le bûcher était éteint et la forêt ne semblait plus aussi noire, bien que les étoiles éclairassent faiblement dans le ciel.

Observant les étoiles, les feux de la nuit, qui déjà atteignaient la moitié du ciel, Hadji Mourad estima que minuit était passé depuis longtemps et qu’il était temps de dire la prière de la nuit. Il prit son manteau, et alla vers l’eau. Il enleva ses chaussures, fit ses ablutions, se tint pieds nus sur le manteau, ensuite s’assit sur ses talons et, bouchant d’abord avec ses doigts ses oreilles, et fermant les yeux, il prononça, en se tournant vers l’Orient, sa prière habituelle. Quand elle fut terminée il revint près de ses compagnons, s’assit sur son manteau, le coude appuyé sur ses genoux et la tête baissée, et il se mit à songer. Hadji Mourad avait foi en son étoile. Chaque fois qu’il entreprenait quelque chose, il était d’avance fermement convaincu du succès et tout lui souriait. Il en avait été ainsi, à de rares exceptions près, pendant toute sa tumultueuse vie militaire. Il espérait qu’il en serait encore de même. Il se représentait comment, avec l’armée que lui donnerait Vorontzoff, il irait contre Schamyl, le ferait prisonnier, se vengerait, et comment le tzar russe le récompenserait, et alors, de nouveau, il dirigerait non seulement l’Arabie mais tout la Tchetchnia qui se soumettrait à lui.

Au milieu de ces pensées, il s’endormit sans même le remarquer.

En rêve, il se voyait, avec ses soldats chantant et criant « Hadji Mourad, en avant ! » s’élançant contre Schamyl, s’emparant de lui et de ses femmes, dont on entendait les pleurs et les sanglots.

Il s’éveilla. La chanson « Laillakha ! » et les cris « Hadji Mourad, en avant ! » et les pleurs des femmes de Schamyl, tout cela n’était que les cris, les pleurs, les rires des chacals, qui l’avaient éveillé.

Hadji Mourad leva la tête et regarda le ciel déjà clair, entre les arbres, du côté de l’orient, et il demanda au muride qui était assis un peu loin de lui, où était Khan-Magom. Ayant appris qu’il n’était pas encore de retour, Hadji Mourad de nouveau inclina la tête et s’endormit.

La voix joyeuse de Khan-Magom revenant de sa mission avec Bata l’éveilla. Khan-Magom s’assit aussitôt à côté de Hadji Mourad, et se mit à lui raconter comment les soldats les avaient rencontrés et accompagnés jusqu’au prince lui-même ; comment il avait parlé au prince, comment le prince s’était réjoui et avait promis de l’attendre ce matin, à l’endroit où les Russes coupent la forêt, derrière Mitchine, sur la clairière de Chalinsk. Bata interrompait le récit de son compagnon pour ajouter de nouveaux détails.

Hadji Mourad voulut savoir quelles paroles textuelles avait répondu Vorontzoff à sa proposition de se rallier aux Russes. Et Khan-Magom et Bata redirent d’une voix que le prince avait promis de recevoir Hadji Mourad comme son hôte et de faire en sorte que tout soit très bien pour lui. Hadji Mourad s’informa encore de la route, et Khan-Magom lui ayant affirmé qu’il connaissait bien le chemin et le conduirait tout droit là-bas, il prit l’argent, donna à Bata les trois roubles convenus, et il ordonna aux siens de prendre du bissac ses armes incrustées d’or et son bonnet à turban, et de les nettoyer, afin qu’il puisse se présenter aux Russes en belle tenue.

Pendant qu’on nettoyait les armes, les selles, les harnais, les chevaux, les étoiles s’étaient éteintes ; il faisait maintenant tout à fait clair, et un vent léger, précédant l’aube, soufflait.