Hadji Mourad et autres contes/Le Journal Posthume du vieillard Féodor Kouzmitch

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LE JOURNAL POSTHUME DU VIEILLARD FÉODOR KOUZMITCH, DÉCÉDÉ LE 20 JANVIER 1864, EN SIBÉRIE, PRÈS DE TOMSK, DANS LE DOMAINE DU MARCHAND KHROMOFF



DU vivant même de Féodor Kouzmitch, qui parut en Sibérie en 1836, et y vécut, en différents lieux, pendant vingt-sept ans, des bruits étranges couraient sur lui. On disait qu’il n’était autre que l’empereur Alexandre Ier, qui cachait son nom et son titre. Après la mort de Féodor Kouzmitch ces bruits ne firent qu’augmenter et se répandirent de plus en plus. Non seulement le peuple croyait qu’il s’agissait en effet d’Alexandre Ier, mais même dans les hautes sphères, même dans la famille impériale, au temps du règne d’Alexandre III, on le croyait. C’était aussi l’opinion de l’historien d’Alexandre Ier, le savant Schilder.

Ces bruits reposaient sur les raisons suivantes : 1o Alexandre était mort d’une façon tout à fait inattendue, n’ayant eu jusqu’alors aucune maladie sérieuse. 2o Il était mort loin de tous, dans un endroit perdu, à Taganrog. 3o Quand on le mit en bière ceux qui le virent dirent qu’il était tellement changé qu’on ne pouvait le reconnaître. C’est pourquoi on lui couvrit le visage et ne le laissa voir à personne. 4o À plusieurs reprises, surtout les dernières années de sa vie, Alexandre avait dit et écrit qu’il ne désirait qu’une chose : être débarrassé de sa situation et se retirer du monde. 5o Fait peu connu, dans le procès verbal de la description du corps d’Alexandre, il est dit que des traces violacées se remarquaient sur son dos et sur ses fesses, ce qui ne pouvait être avec le corps soigné de l’empereur.

Quant aux raisons qui faisaient croire que Féodor Kouzmitch était précisément Alexandre qu’on croyait disparu, elles étaient les suivantes : 1o Par la taille, la figure, par toute sa personne, le vieillard ressemblait tellement à l’empereur que les gens (des valets de la Cour qui ont reconnu Kouzmitch comme étant Alexandre) qui avaient vu Alexandre et ses portraits étaient frappés de cette ressemblance extraordinaire : même âge, même dos voûté. 2o Kouzmitch, qui se donnait pour un vagabond ne connaissant pas ses parents, parlait les langues étrangères, et, par toutes ses manières, par son affabilité majestueuse, trahissait un homme habitué à la plus haute situation. 3o Le vieillard ne voulait jamais révéler à personne son nom et son origine, et, cependant, certaines expressions qui lui échappaient parfois décelaient un homme qui, autrefois, était placé au-dessus de tous les autres. 4o Avant sa mort il détruisit des papiers ; il n’en resta qu’un seul feuillet, portant dessiné un signe bizarre et les initiales A. P. 5o Malgré toute sa piété, le vieillard ne communia jamais. Une fois que l’archevêque qui le visitait l’exhortait à remplir ses devoirs de chrétien, le vieillard lui dit : Si, en confession, je ne disais pas la vérité sur moi, le ciel en serait étonné, et si je la disais, c’est la terre qui en serait étonnée.

Tous ces doutes, toutes ces suppositions, ont cessé d’être des doutes et sont devenus certitudes grâce au journal de Kouzmitch qu’on a retrouvé. Voici comment débute ce journal :


I

Dieu sauve mon ami inestimable Ivan Gregorievitch, pour ce refuge charmant ! Je ne suis pas digne de sa bonté et de la faveur de Dieu. Ici je suis tranquille. Moins de gens viennent chez moi et je suis seul avec mes souvenirs criminels et avec Dieu. Je tâcherai de profiter de la solitude pour décrire en détail ma vie. Elle peut être instructive pour les hommes.

Je suis né et j’ai passé quarante-sept années de ma vie parmi les tentations les plus terribles ; et non seulement je n’ai pas résisté à ces tentations mais je m’en suis grisé. J’étais séduit et je séduisais les autres. J’ai péché et j’ai forcé les autres à pécher. Mais Dieu a jeté ses regards sur moi. Toute la vilenie de ma vie, que j’ai tâché de justifier à mes propres yeux en accusant les autres, s’est enfin révélée à moi dans toute son horreur. Dieu m’a aidé à me débarrasser, non du mal, j’en suis encore plein, bien que je lutte contre lui, mais de la participation au mal. Quelles souffrances morales endurai-je, et que se passa-t-il dans mon âme quand je compris tous mes péchés, et la nécessité du rachat (non le rachat des péchés, mais le vrai rachat de mes péchés par mes souffrances), je raconterai tout cela en son lieu. Maintenant je décrirai mes actes eux-mêmes, comment je parvins à me débarrasser de ma situation en laissant comme mon cadavre le cadavre d’un soldat que j’avais torturé à mort ; puis je décrirai ma vie, du commencement même.

Ma fuite s’opéra de la façon suivante. À Taganrog je vivais dans la même folie que pendant toutes ces dernières vingt-quatre années. Moi, le plus grand des criminels, assassin de mon père, assassin de centaines de mille hommes à la guerre dont j’étais cause, moi, débauché ignoble, malfaiteur, je croyais ce qu’on disait de moi. Je me croyais le sauveur de l’Europe, le bienfaiteur de l’humanité, un homme exceptionnellement parfait, un « heureux hasard, » comme je le disais à Mme de Staël. Je me regardais comme tel. Cependant Dieu ne m’avait pas complètement abandonné, et la voix vigilante de la conscience me tourmentait sans cesse. Rien ne me paraissait bon. Tous étaient coupables. Moi seul étais bon et personne ne le comprenait. Je m’adressais à Dieu. Tantôt je priais le Dieu orthodoxe avec le Métropolite Photius ; tantôt le Dieu catholique ; tantôt le Dieu protestant avec Parrot ; tantôt le Dieu des illuminés avec Mme Krudener. Mais je ne m’adressais à Dieu que devant les hommes, afin d’être admiré d’eux. Je méprisais tous les hommes, et seule l’opinion de ces hommes que je méprisais était importante pour moi ; je ne vivais et n’agissais que pour elle. Quand j’étais seul, je me sentais terriblement mal. Avec elle avec ma femme, c’était pire encore. Bornée, menteuse, capricieuse, méchante, phtisique, toute hypocrisie. C’était elle surtout qui empoisonnait ma vie. Nous étions censés revivre notre lune de miel, et c’était un enfer, sous des apparences convenables, un enfer d’hypocrisie terrible.

Une fois je fus dégoûté encore plus que de coutume. J’avais reçu la veille une lettre d’Arakchéieff au sujet de l’assassinat de sa maîtresse. Il me décrivait sa douleur désespérée. Et, chose bizarre, sa flatterie perpétuelle, fine, non flagornerie seule mais son vrai dévouement de caniche, qui datait du vivant de mon père, quand, avec lui, à l’insu de ma grand’mère, nous lui prêtâmes serment, ce dévouement de caniche faisait que si j’aimais quelqu’un les derniers temps c’était lui, bien que le mot « aimer » ne convienne guère en parlant de ce monstre. Ce qui me liait encore à lui, c’était que non seulement il n’avait pas participé au meurtre de mon père comme plusieurs autres, qui précisément à cause de leur complicité dans mon crime m’étaient odieux, mais qu’il avait été dévoué à mon père comme à moi. D’ailleurs, de tout cela je parlerai plus loin. Je dormis mal. C’est étrange à dire, le meurtre de la belle et méchante Nastasia (elle était merveilleusement belle) provoqua en moi des désirs lubriques, et, de toute la nuit, je ne pus dormir. Le fait qu’une chambre plus loin se trouvait une femme phtisique, dégoûtante, m’irritait et augmentait mon inquiétude. Le souvenir de Marie (Narischkina) qui m’avait quitté pour son sot diplomate me tourmentait aussi. Évidemment c’est notre sort (celui de mon père et le mien) d’être jaloux des Gagarine.

Mais, de nouveau, je m’égare avec ces souvenirs. Je ne dormis pas la nuit. Le jour parut. J’écartai le rideau, mis ma robe de chambre blanche et appelai mon valet. Tout le monde dormait encore. Je pris ma tunique, un manteau de civil, un bonnet, et, passant devant la sentinelle, je sortis.

Le soleil venait de se lever sur la mer. C’était une fraîche journée d’automne. Aussitôt à l’air je me sentis mieux. Les pensées sombres s’étaient évanouies, et je me dirigeai vers la mer qui riait sous le soleil. Avant d’arriver à l’angle de la maison verte, j’entendis de la place un bruit de tambours et de flûtes. J’écoutai et compris que c’était une exécution qui avait lieu sur la place, qu’on punissait de la bastonnade un soldat. Moi qui, tant de fois, avais autorisé cette punition, je n’avais jamais vu ce spectacle. Et, chose bizarre (c’était une suggestion du diable), la pensée de la belle et sensuelle Nastasia, assassinée, et celle du corps du soldat bâtonné, se confondaient en un seul sentiment irritant. Je me rappelai les soldats du régiment de Sémenoff punis de la bastonnade et les miliciens dont des centaines avaient été frappés à mort. Soudain l’idée bizarre me vint d’aller regarder ce spectacle. Comme j’étais en civil, je pouvais le faire. Plus j’approchais, plus nettement j’entendais le bruit des tambours et des flûtes. Je ne pouvais encore distinguer clairement avec mes yeux myopes, sans lorgnette, mais je voyais déjà deux rangs de soldats et, entre eux, une haute personne, au dos blanc, qui avançait. Je me mêlai à la foule qui se tenait derrière les rangs des soldats et regardait le spectacle. Je pris la lorgnette pour examiner ce qui se passait. Un homme de haute taille, les mains nues attachées à une baïonnette, le dos nu, déjà rouge de sang, voûté, s’avançait dans l’espace laissé entre les deux rangs de soldats armés de bâtons. Cet homme, c’était moi, mon sosie : la même taille, le même dos voûté, la même tête chauve, les mêmes favoris sans moustache, les mêmes pommettes, la même bouche, les mêmes yeux bleus. Et la bouche ne souriait pas, elle s’ouvrait et grimaçait en poussant des cris à chaque coup ; et les yeux n’étaient pas tendres et caressants, mais horriblement dilatés, et tantôt se fermaient, tantôt s’ouvraient. Quand je regardai le visage de cet homme, je le reconnus. C’était Stroumenski, un soldat, ancien sous-officier de la 3e compagnie du régiment de Sémenoff, connu dans toute la garde par sa ressemblance avec moi. En plaisantant on l’appelait Alexandre II.

Je savais qu’avec d’autres soldats du régiment de Sémenoff, qui s’étaient révoltés, il avait été transféré dans une garnison, et je compris que dans la garnison, ici probablement, il avait dû commettre un crime quelconque (il s’était probablement enfui et avait été rattrapé), et que, maintenant, on l’en punissait. J’appris après qu’il en était bien ainsi.

J’étais comme fasciné en regardant marcher ce malheureux, en voyant comment on le frappait, et je sentais que quelque chose se passait en moi. Tout d’un coup je remarquai que les spectateurs qui étaient à côté de moi me regardaient, les uns s’écartant, les autres se rapprochant. Évidemment on m’avait reconnu. Voyant cela, je me détournai et rentrai hâtivement. Les tambours continuaient à battre, la flûte jouait. Ainsi la punition durait encore. Normalement j’aurais dû trouver bien ce qu’on faisait à mon sosie, ou tout au moins reconnaître que ce qui se faisait devait être. Mais je sentais que cela m’était impossible. Cependant je me rendais compte que ne pas admettre que ce qui était devait être, que c’était bien, m’entraînait à reconnaître que toute ma vie, tous mes actes, que tout cela était mauvais, et que je devais faire ce à quoi j’avais songé depuis longtemps : abandonner tout, m’en aller, disparaître.

Ce sentiment s’empara de moi. Je luttai contre lui. Tantôt je reconnaissais que cela devait être ainsi, que c’était une triste nécessité ; tantôt je reconnaissais que c’était moi qui devais être à la place de ce malheureux. Mais, chose étrange, je n’avais point pitié de lui, et, au lieu d’arrêter la punition, craignant seulement d’être reconnu, je rentrai chez moi.

Bientôt je n’entendis plus les tambours, et aussitôt rentré il me parut que j’étais délivré du sentiment qui m’avait saisi là-bas. Après avoir bu mon thé, j’écoutai le rapport de Volkonski. Ensuite, le déjeuner comme d’habitude, les relations habituelles, pénibles, fausses, avec ma femme ; ensuite Dibitch avec son rapport, qui confirmait tous les renseignements sur la société secrète. En décrivant l’histoire de ma vie, s’il plaît à Dieu, je parlerai de tout cela en détail. Maintenant je me bornerai à dire que je reçus assez tranquillement cette nouvelle. Mais cela ne dura que jusqu’à la fin du dîner. Après le dîner, je passai dans mon cabinet de travail, et, m’allongeant sur le divan, je m’endormis aussitôt. Je dormais depuis cinq minutes à peine, quand un choc secouant tout mon corps m’éveilla, et j’entendis le tambour, la flûte, le bruit des coups, les cris de Stroumenski, et je le vis lui, lui ou moi, je ne savais pas bien, je vis son visage douloureux, ses gestes désespérés, et les visages rembrunis des soldats et des officiers. Cette vision dura peu. Je bondis, boutonnai ma tunique, pris mon chapeau et mon épée, et sortis en disant que j’irais me promener.

Je savais où se trouvait l’hôpital militaire, et je m’y rendis directement. Comme toujours, tous s’empressèrent. Le médecin en chef accourut, ainsi que le chef de l’état-major. J’exprimai le désir de faire le tour des salles. Dans la deuxième salle j’aperçus la tête chauve de Stroumenski. Il était couché sur le ventre, la tête appuyée sur ses mains, et gémissait plaintivement. — « Il a été puni parce qu’il a voulu s’enfuir, » me dit-on. Je dis : « Ah ! » et fis mon geste habituel d’approbation à ce que j’entendais, et passai.

Le lendemain j’envoyai demander comment allait Stroumenski. On me fit savoir qu’il avait été administré et qu’il se mourait.

C’était le jour de fête de mon frère Michel. Il y avait une revue. Sous prétexte que j’étais indisposé à la suite de mon voyage en Crimée, je n’allai pas à la messe. Dibitch vint de nouveau chez moi, et, de nouveau, me fit un rapport sur une conjuration dans la deuxième armée, en me rappelant ce que m’en avait dit le comte de Vitt encore avant mon voyage en Crimée, ainsi que le rapport du sous-officier Chervoud. C’est alors seulement, en écoutant le rapport de Dibitch, qui attribuait une si grande importance à cette conjuration, que je sentis tout d’un coup l’importance et la puissance de la transformation qui s’était opérée en moi. Ils ourdissent un complot pour changer la forme du gouvernement, pour introduire une constitution, ce que j’ai voulu faire il y a vingt ans. J’ai institué et supprimé la constitution en Europe, et à qui cela a-t-il profité ? Et, principalement, qui suis-je pour le faire ? En général, toute la vie extérieure, toute l’organisation des affaires, toute participation dans ces affaires, – et moi à combien ai-je participé, combien de vies des peuples d’Europe ai-je organisées, — tout cela est peu important, inutile, et tout cela ne me regarde pas. J’ai compris tout d’un coup que cela n’était point mon affaire. Mon affaire c’est moi, c’est mon âme. Toutes mes intentions antérieures d’abdication qui n’étaient alors que de la pose, le désir d’étonner ou d’attrister les hommes, de leur montrer la noblesse de mon âme, ces intentions reparaissaient maintenant, mais cette fois avec une entière sincérité ; il ne s’agissait plus maintenant des autres, mais de moi-même, de mon âme, comme si tout ce cercle brillant de ma vie passée n’avait été décrit que pour me ramener à ce désir juvénile, provoqué par le repentir, de renoncer à tout, et cela sans vanité, sans aucunement songer à la gloire humaine, mais pour moi, pour Dieu.

Autrefois ces aspirations étaient vagues, maintenant c’était l’impossibilité de continuer à vivre comme je vivais. Mais comment ? Non pour étonner les hommes, non pour être glorifié ; au contraire, il fallait s’en aller de façon que personne n’en sût rien, et souffrir. Cette pensée me causa tant de joie, me remplit d’un tel enthousiasme, que je me mis aussitôt à chercher le moyen de mettre à exécution ce projet ; et j’y employai toutes les ressources de mon esprit, toute la ruse qui m’était propre.

Et, chose extraordinaire, mon projet se trouva beaucoup plus facile à exécuter que je ne me l’étais imaginé. Mon plan était le suivant : feindre d’être malade, mourant, et, après avoir convaincu et acheté le médecin, mettre à ma place Stroumenski mourant, et moi-même m’en aller, m’enfuir, cacher à tous mon identité.

Alors que je faisais tout pour que mon plan se réalisât, le 9, comme exprès, je fus pris de fièvre. Je restai au lit près d’une semaine, pendant laquelle je me fortifiais de plus en plus dans ma résolution et l’examinais. Le 16, je me levai. Je me sentais bien portant. Ce jour, comme à l’ordinaire, je me rasai, et, tout plongé dans mes réflexions, je me fis par mégarde une forte coupure près du menton. Je perdais beaucoup de sang ; je m’évanouis et tombai. On accourut ; on me releva. Je compris aussitôt que cela pouvait m’être utile pour réaliser mon projet, et, quoique je me sentisse très bien, je feignis d’être très faible, je me mis au lit et donnai l’ordre de faire venir l’aide du Dr Villiers. Villiers lui-même n’aurait pas consenti à cette substitution ; mais j’avais l’espoir d’acheter ce jeune homme. Je lui fis connaître ma résolution et le plan que j’avais formé pour la mettre à exécution ; puis, je lui promis quatre-vingt mille roubles s’il faisait ce que j’exigerais de lui. Mon plan était le suivant : Stroumenski, comme je l’avais appris le matin, était mourant et devait trépasser vers la nuit. Je me mis au lit, et, feignant d’être irrité contre tous, je n’admis personne auprès de moi, sauf le médecin acheté. La même nuit, le docteur devait amener, dans une baignoire, le corps de Stroumenski, le mettre à ma place et annoncer ma mort soudaine. Chose étonnante, tout arriva comme nous l’avions projeté, et le 7 novembre j’étais libre.

Le corps de Stroumenski fut enseveli avec les plus grands honneurs. Mon frère Nicolas monta sur le trône, en envoyant au bagne les conjurés. Plus tard, en Sibérie, j’ai revu quelques-uns d’entre eux. Quant à moi, j’ai supporté des souffrances minimes en comparaison de mes crimes, et j’ai eu de grandes joies que je ne méritais pas, et dont je parlerai en temps et lieu.

Maintenant je suis un vieillard de soixante-douze ans, qui a déjà un pied dans la tombe, mais, ayant compris la vanité de toute ma vie passée et l’importance de ma vie présente, vécue en chemineau, je tâcherai de raconter l’histoire de ma vie ancienne.

II

MA VIE


12 décembre 1849.
D’un marécage de Sibérie près de Krasnoreschinsk.

C’est le jour de mon anniversaire. J’ai soixante-douze ans. Il y a soixante-douze ans que je naquis à Pétersbourg, au Palais d’Hiver, dans les appartements de l’impératrice ma mère, alors grande duchesse Marie Féodorovna.

Cette nuit j’ai dormi assez bien. Après l’indisposition d’hier je me suis senti un peu mieux. L’essentiel c’est que l’état de prostration morale a cessé, et la possibilité de me mettre de toute mon âme en communion avec Dieu est reparue. Hier, pendant la nuit, dans l’obscurité, j’ai prié. Je me rendais compte nettement de ma situation dans le monde : moi, toute ma vie, c’est quelque chose de nécessaire à celui qui m’a envoyé. Et je puis faire ou ne pas faire cette chose qui lui est nécessaire. En faisant ce qui lui est nécessaire, je concours à mon bonheur et à celui de tout le monde. En ne le faisant pas, je me prive du bonheur, non de tout bonheur, mais de celui qui pouvait être le mien. Mais je ne prive pas le monde du bonheur qui lui est destiné. Ce que j’aurais dû faire, d’autres le feront. Sa Volonté sera exécutée. En cela est la liberté de ma volonté. Mais s’il sait ce qui sera, si tout est défini par Lui, alors la liberté n’existe pas. Je ne sais. C’est ici la limite de la pensée et le commencement de la prière. Mon Père, ce n’est pas ma volonté qui sera mais la Tienne. Viens-moi en aide, ou tout simplement, Seigneur Dieu, aie pitié et pardonne-moi. Je ne puis m’exprimer par des paroles, mais Tu connais mon cœur ; Tu es en lui.

Je me suis bien endormi. Comme toujours, par faiblesse sénile, je m’éveillai quatre ou cinq fois, et je vis en rêve que je me baignais dans la mer, que je nageais, et je m’étonnais que l’eau me soutint si haut, de sorte que je n’y pouvais plonger. L’eau était verdâtre, belle, et des gens quelconques me gênaient. Il y a des femmes sur la grève ; je suis nu et ne peux sortir. Ce rêve signifie que la force de mon corps fait obstacle mais que l’issue est proche. Je me levai avant l’aube. Je battis le briquet, mais je fus longtemps avant de pouvoir allumer la mèche. Je mis mon manteau d’élan et sortis. À travers les mélèzes et les pins couverts de neige, rougissait l’aube. J’apportai dans la chambre le bois coupé la veille, j’allumai le feu, et retournai couper d’autre bois. Le jour vint. Je mangeai des biscuits trempés. Le poêle chauffait ; je me suis mis à écrire.

Je suis né, il y a maintenant soixante-douze ans, le 12 décembre 1777, à Pétersbourg, au Palais d’Hiver. Sur le désir de ma grand’mère, on me donna le nom d’Alexandre, afin, comme elle le disait, que je sois aussi grand qu’Alexandre de Macédoine et aussi saint qu’Alexandre Nevsky. Je fus baptisé, une semaine plus tard, dans la grande chapelle du Palais d’Hiver. La duchesse de Courlande me portait sur un coussin de soie ; les plus hauts dignitaires soutenaient le voile ; l’impératrice était ma marraine, et j’avais comme parrains l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse. La chambre où je fus placé avait été aménagée sur les indications de ma grand’mère. Je ne me rappelle rien de tout cela ; je le sais d’après les récits.

Au milieu de cette grande chambre qui avait trois hautes fenêtres, se trouvait, soutenu par quatre colonnes, un baldaquin de velours avec des rideaux de soie qui tombaient jusqu’à terre. Sous le baldaquin était placé un petit lit de fer avec un matelas de cuir et une légère couverture anglaise. Les colonnes étaient entourées d’une balustrade de deux archines de hauteur, de sorte que les visiteurs ne pouvaient approcher de très près. Il n’y avait aucun meuble dans la chambre, seulement, derrière le baldaquin, se trouvait le lit de la nourrice. Tous les détails des soins corporels étaient réglés par ma grand’mère. Il était interdit de me bercer, de m’emmailloter, et de me mettre des bas. On me baignait d’abord à l’eau tiède, puis à l’eau froide. J’avais une robe particulière, d’une seule pièce, qui s’enfilait d’un coup. Aussitôt que je pus me tenir assis, on me mit sur un tapis, par terre ; et on me laissait seul. On m’a raconté que, les premiers temps, souvent ma grand’mère venait s’asseoir près de moi sur le tapis et jouait avec moi. Je ne me rappelle pas cela. Je ne me rappelle pas non plus ma nourrice. Ma nourrice, Avdotia Petrovna, était la femme d’un jardinier de Tzarskoïé Selo, un brave homme. Je ne me souviens pas d’elle. Je l’ai revue, pour la première fois, quand j’avais dix-huit ans. C’était à Tzarskoïé Selo. Elle s’approcha de moi et se nomma. C’était une des belles époques de ma vie, celle de ma première amitié avec Czartoryski et de mon dégoût sincère pour tout ce qui se faisait dans les deux Cours : celle de mon malheureux père et celle de ma grand’mère, que je haïssais alors. J’étais à cette époque un homme pas mauvais, ayant de bonnes aspirations. Je me promenais dans le parc avec Adam, quand d’une allée latérale sortit une femme bien mise, avec un visage extraordinairement bon, très blanc, agréable, souriant et ému. Elle s’approcha rapidement de moi, et, tombant à genoux, saisit ma main et se mit à la baiser.

— Mon chéri ! Votre Altesse ! Voilà que Dieu m’a permis de vous voir.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis votre nourrice, Avdotia. Je vous ai nourri onze mois. Enfin Dieu m’a permis de vous voir.

J’eus de la peine à la faire relever. Je lui demandai où elle habitait et lui promis d’aller la voir. Le charmant intérieur de sa maison proprette ! Sa ravissante fille, une beauté tout à fait russe, ma sœur de lait, était fiancée à un cocher de la Cour. Le père, le jardinier, était aussi souriant que sa femme, et il y avait une foule d’enfants, également souriants, et tous paraissaient m’éclairer dans l’obscurité. Voilà la vraie vie, le vrai bonheur, pensai-je. Comme tout est simple, clair ; aucune intrigue, aucune envie, aucune querelle. Voilà donc cette charmante Douniacha qui m’a nourri.

Ma bonne principale était une allemande, Sophie Ivanovna Benkendorf ; et j’avais pour gouvernante une anglaise, Gessler. Sophie Ivanovna était une grosse et blanche personne, au nez droit et à l’air majestueux, quand elle donnait des ordres dans la chambre d’enfants ; mais elle était extraordinairement humble et saluait bien bas devant ma grand’mère, qui avait la tête de moins qu’elle. Envers moi elle était à la fois très servile et très sévère. Tantôt, elle semblait une reine avec ses jupes amples, son visage majestueux au nez droit ; tantôt, elle devenait soudain comme une fillette et jouait. Prascovie Ivanovna Gessler était une anglaise au long visage, aux cheveux roux, toujours grave. Mais quand elle souriait, elle s’éclairait toute et l’on ne pouvait s’empêcher de sourire. Son exactitude, sa propreté, sa douceur ferme me plaisaient. Il me semblait qu’elle savait quelque chose que personne d’autre ne savait, ni ma mère ni même ma grand’mère.

Quant à ma mère, je me la rappelle d’abord comme une vision étrange, triste, charmante, surnaturelle, belle, étincelante avec ses diamants, ses robes de soie, ses dentelles, ses mains blanches, nues. Elle entrait dans ma chambre et, avec une expression bizarre, étrangère pour moi, elle me parlait, me prenait dans ses bras blancs, beaux, m’approchait de son visage encore plus beau, rejetait ses cheveux épais, parfumés, m’embrassait et pleurait, et, une fois, elle me laissa tomber de ses bras et s’évanouit.

Chose étrange, m’était-ce inspiré par ma grand’mère, était-ce dû aux rapports de ma mère envers moi ou à mon flair d’enfant, qui me faisait pénétrer cette intrigue de cour dont j’étais le centre, mais je n’avais aucun sentiment naturel, même aucun sentiment d’affection pour ma mère. Quelque chose d’artificiel se sentait dans sa conduite envers moi. Elle avait l’air d’exprimer quelque chose par moi, en m’oubliant ; et je le sentais. Et cela était ainsi. Ma grand’mère m’avait enlevé à mes parents et pris à son entière disposition pour me transmettre le trône au détriment de son fils mon malheureux père, qu’elle haïssait. Sans doute, pendant longtemps, je ne sus rien de tout cela, mais dès l’éveil de ma conscience, sans en comprendre les causes, je voyais que j’étais un objet d’hostilité, de jalousie, que j’étais le jouet d’une conspiration quelconque, et je sentais la froideur et l’indifférence pour moi, pour mon âme d’enfant, qui n’avait besoin d’aucune couronne, mais seulement d’amour. Mais il n’y avait point d’amour. Il y avait une mère toujours triste en ma présence.

Une fois, après avoir causé de quelque chose en allemand avec Sophie Ivanovna, elle fondit en larmes et s’enfuit presque de la chambre en entendant les pas de ma grand’mère. Il y avait mon père, qui, parfois, entrait dans notre chambre et auquel, ensuite, on nous menait, moi et mon frère. Mais ce père, mon malheureux père, à ma vue exprimait encore plus résolument que ma mère son mécontentement et sa colère contenue. Je me rappelle qu’une fois, on nous amena, moi et mon frère Constantin, dans leur appartement. C’était avant leur voyage à l’étranger, en 1781. Tout d’un coup, mon père m’écarta de la main, avec des yeux terribles, bondit de son siège, et, en suffocant, dit quelque chose de moi à grand’mère. Je ne me rappelle pas quoi, je me rappelle seulement les paroles : « Après 62 tout est possible ! » Je m’effrayai et pleurai. Ma mère me prit dans ses bras et se mit à m’embrasser. Ensuite elle me porta à mon père. Il me bénit hâtivement, et, faisant claquer ses hauts talons, il sortit précipitamment de la chambre. Longtemps après je compris le motif de cet emportement. Lui et ma mère allaient voyager à l’étranger sous le nom de comte et comtesse du Nord ; c’était le désir de ma grand’mère, et il craignait qu’en son absence on ne le déclarât privé du trône et que moi je ne fusse reconnu héritier. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Il tenait à ce qui a perdu physiquement et moralement lui et moi ! Et moi, malheureux, je tins aussi à cela !

Quelqu’un frappe à ma porte en prononçant : Au nom du Père et du Fils. Je réponds : Amen. Je vais ranger ces pages et j’irai ouvrir. Si Dieu le veut je continuerai demain.


13 décembre. J’ai peu dormi et j’ai eu de mauvais rêves. Une femme désagréable, très faible, se serrait contre moi. Je ne la craignais pas, je ne craignais pas le péché, mais j’avais peur que ma femme ne la vît, et que ce ne fût de nouveau des reproches. J’ai soixante-douze ans et ne suis pas encore libre. Dans la vie on peut se tromper, mais, le rêve donne exactement l’appréciation du degré auquel on est arrivé. Je vis aussi en rêve — et ceci m’indique encore à quel bas degré d’immoralité je me trouve — que quelqu’un m’apportait ici, dans de la mousse, des bonbons extraordinaires. Nous les avons retirés de la mousse et distribués, mais après la distribution il en restait que je gardai pour moi. Il y avait là un garçon, il avait l’aspect du fils du sultan turc, noiraud, désagréable ; il s’approche des bonbons, veut y porter la main, mais je le repousse, et cependant je sais qu’il convient beaucoup mieux à un enfant qu’à moi de manger des bonbons. Néanmoins je ne les lui donne pas, et j’éprouve pour lui un sentiment mauvais ; en même temps je sais que c’est mal. Or, chose étrange, en réalité, cela m’est arrivé aujourd’hui. Marie Martenianovna est venue chez moi aujourd’hui. Hier elle m’avait envoyé demander si elle pouvait venir. J’avais dit oui. Les visites me sont pénibles, mais je savais qu’en refusant je l’aurais attristée. Elle est donc venue aujourd’hui. On entendait de loin les patins grincer sur la neige. Elle entra en pelisse, enveloppée de châles, apportant avec elle des paquets de victuailles et un tel froid que j’ai mis mon manteau. Elle a apporté des beignets, du beurre, des pommes. Elle est venue pour me parler de sa fille, qu’un riche veuf demande en mariage. Faut-il la lui donner ? Leur confiance en ma perspicacité m’est très pénible. Tout ce que je dis pour l’ébranler, ils l’attribuent à ma modestie. Je lui ai répondu ce que je réponds toujours en pareil cas, que la chasteté est préférable au mariage, mais que, d’après la parole de Paul, il vaut mieux se marier que de commettre l’adultère. Elle est venue accompagnée de son gendre Nikanor Ivanoff, celui-même qui m’avait invité à vivre dans sa maison, et qui, depuis, m’accable de ses visites. Nikanor Ivanoff est une de mes grandes tentations. Je ne puis vaincre l’antipathie, le dégoût qu’il m’inspire. Seigneur Dieu ! permets-moi de voir mes péchés et de ne pas blâmer mon prochain. Mais moi, je vois tous ses péchés, je les devine avec la perspicacité de la colère. Je vois toutes ses faiblesses, et ne puis vaincre mon antipathie pour lui, pour un frère, qui porte en lui, comme moi, l’étincelle divine.

Que signifie un sentiment pareil ? Dans ma longue vie je l’ai éprouvé plusieurs fois. Mes deux antipathies les plus fortes furent Louis XVIII (avec son ventre, son nez aquilin, ses mains blanches dégoûtantes, son assurance, son arrogance, sa stupidité. Voilà que je recommence à l’injurier) et Nikanor Ivanoff qui m’a tourmenté hier, pendant deux heures. Tout en lui, depuis le son de sa voix jusqu’à ses cheveux et ses ongles, m’inspire du dégoût. Pour expliquer à Marie Martenianovna ma mauvaise humeur, j’ai menti en disant que j’étais indisposé. Après leur visite je me suis mis à prier, après quoi je me suis calmé. « Je Te remercie, Seigneur, d’avoir mis en mon pouvoir la seule chose dont j’aie besoin. » Je me suis rappelé que Nikanor Ivanoff a été un enfant et qu’un jour il mourra. Je me suis rappelé aussi que Louis XVIII est déjà mort, et j’ai regretté que Nikanor Ivanoff ne fût déjà plus là afin que je pusse lui exprimer mes bons sentiments pour lui. Marie Martenianovna m’a apporté beaucoup de chandelles, je pourrai écrire le soir. Je suis allé dans la cour. À gauche les étoiles se sont éteintes dans une admirable aurore boréale. Que c’est beau ! Que c’est beau ! Je continue.


Mon père et ma mère partirent pour l’étranger, et moi et mon frère Constantin, né deux ans après moi, restâmes tout le temps de l’absence de nos parents, à la disposition absolue de notre grand’mère. On avait appelé mon frère, Constantin, en prévision qu’il deviendrait l’empereur grec à Constantinople.

Les enfants aiment tout le monde, surtout ceux qui les aiment et les caressent. Ma grand’mère me caressait, me louait, et je l’aimais malgré la mauvaise odeur qui me repoussait, et qui, en dépit des parfums placés près d’elle, s’exhalait toujours de sa personne, surtout quand elle me prenait sur ses genoux. Je n’aimais pas non plus ses mains propres, jaunâtres, ridées, glissantes, dont les doigts étaient recourbés à l’intérieur et les ongles très découverts. Ses yeux étaient troubles, fatigués, presque morts, ce qui, joint à sa bouche édentée, souriante, produisait une impression pénible mais non repoussante. J’attribuais cette expression des yeux (que je me rappelle maintenant avec dégoût) à ses soucis au sujet de ses robes, comme on me le disait, et j’avais pitié d’elle à cause de l’expression fatiguée de ses yeux. Deux fois je vis Potemkine. Cet homme énorme, loucheur, toujours suant, sale, était horrible. Il était surtout effrayant parce que lui seul n’avait pas peur de grand’mère, parlait devant elle de sa haute voix cassante, très hardiment, et bien qu’il m’appelât Altesse, il me caressait et me bousculait.

Parmi ceux que je vis chez elle, dans les premières années de mon enfance, il y avait encore Lanskoï. Il était toujours avec elle, et tous le flagornaient. Sans doute je ne comprenais pas alors quel rôle jouait Lanskoï, et il me plaisait beaucoup. J’aimais ses boucles, ses mollets et ses jambes en culottes collantes ; j’aimais son sourire heureux, sans souci, et les diamants qui partout brillaient sur lui. C’était alors très gai. On nous amenait à Tzarskoïé Selo ; nous faisions des promenades en bateau, nous creusions la terre dans le jardin, nous allions nous promener à pied ou à cheval.

Constantin, gros, roux, un petit Bacchus, comme l’appelait grand’mère, égayait tout le monde par ses plaisanteries. Il imitait tous, Sophie Ivanovna et même grand’mère. Un événement important à cette époque, ce fut la mort de Sophie Ivanovna Benkendorf, survenue un soir à Tzarskoïé Selo, en présence de notre grand’mère. Sophie Ivanovna nous avait conduits chez elle après le dîner. Elle disait quelque chose en souriant, quand, soudain, son visage devint sévère ; elle chancela, s’appuya contre la porte, glissa, et tomba lourdement. Les gens accoururent, on nous emmena. Le lendemain on nous apprit qu’elle était morte. Je pleurai longtemps, j’étais triste et ne pouvais me consoler. Tous pensaient que je pleurais à cause de Sophie Ivanovna, mais ce n’était pas elle que je pleurais ; je pleurais parce que les gens meurent, parce que la mort existe. Je ne pouvais pas croire que cela fut le sort de tous les hommes. Je me souviens qu’alors, dans mon âme d’enfant de cinq ans, parut dans toute son importance la question : Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que la vie qui se termine par la mort ? Questions essentielles qui se posent à tous les hommes ; questions auxquelles les sages cherchent en vain des réponses et que les autres tâchent d’écarter, d’oublier ! Je fis ce qui est naturel à l’enfant, surtout dans le monde où je vivais, j’écartai de moi cette pensée, j’oubliai la mort et j’ai vécu comme si elle n’existait pas, tant elle m’était terrible.

Un autre événement important, lié à la mort de Sophie Ivanovna, ce fut notre passage entre des mains masculines et la nomination de Nicolas Ivanovitch Saltikoff comme notre gouverneur. Ce n’était pas ce Saltikoff, notre grand-père selon toutes probabilités, mais Nicolas Ivanovitch Saltikoff, attaché à la Cour de mon père, un homme petit, avec une tête énorme, un visage stupide et une éternelle grimace qu’imitait remarquablement bien mon frère Constantin. Ce passage entre les mains d’un homme fut pour moi douloureux, parce qu’il me séparait de ma vieille bonne, la charmante Prascovie Ivanovna.

Je pense que les hommes qui n’ont pas le malheur de naître dans une famille royale peuvent difficilement s’imaginer à quelles déformations du jugement sur les hommes et les rapports envers eux je fus soumis. Au lieu du sentiment naturel de la dépendance envers les plus âgés, propre à l’enfant, au lieu de la reconnaissance pour le bonheur dont on jouit, on m’inspirait l’assurance que nous étions des êtres particuliers qui devions jouir de tous les biens accessibles aux hommes, et que, par un mot seul, par un sourire, non seulement nous payions pour tous ces biens, mais faisions les gens heureux. Il est vrai qu’on exigeait de nous d’être polis envers les gens, mais par mon flair d’enfant, je sentais que ce n’était qu’une forme, que c’était non pour eux qu’il fallait être polis à leur égard, mais pour nous-mêmes, pour que notre majesté en acquît plus d’importance.

Un jour de solennité quelconque, nous allâmes en berline sur la Perspective Nevsky, nous deux et Nicolas Ivanovitch Saltikoff. Deux valets poudrés, en livrée rouge, se tenaient debout derrière. C’était une claire journée de printemps. J’étais en tunique déboutonnée, j’avais un petit gilet blanc et, sur mon gilet, le ruban bleu de la Croix de Saint-André. Kostia était mis de la même manière. Nous avions des chapeaux à plumes, qu’à chaque instant nous étions pour saluer. Le peuple s’arrêtait partout, saluait, quelques-uns couraient derrière la voiture.

— « On vous salue, répétait Nicolas Ivanovitch.

— À droite ! » Nous passons devant la maison d’arrêt militaire. La garde sort pour nous saluer. Ceux-ci je les voyais tous les jours. L’amour pour les soldats, pour les exercices militaires, était en moi dès l’enfance. On nous inspirait — surtout grand’mère qui y croyait le moins — que tous les hommes sont égaux, et que nous ne devions jamais l’oublier. Mais je savais que ceux qui parlaient ainsi ne le croyaient point.

Je me souviens qu’une fois, Sacha Golitzine qui jouait avec moi me poussa et me fit mal.

— Comment oses-tu ?

— C’est par hasard ; qu’est-ce que cela fait ?

Je sentis que d’offense et de colère mon sang m’affluait au cœur. Je me plaignis à Nicolas Ivanovitch, et je n’eus point honte quand Golitzine me demanda pardon.

Assez pour aujourd’hui ; la chandelle est presque consumée et je dois encore tailler des allumes. La hache est ici, mais je n’ai rien pour l’aiguiser ; du reste je ne sais pas le faire.


17 décembre. Pendant trois jours je n’ai rien écrit. J’étais souffrant. J’ai lu l’évangile, mais sans parvenir à éveiller en moi la compréhension de ce livre, cette communion avec Dieu que j’avais sentie auparavant. Jadis, plusieurs fois il m’était arrivé de penser que l’homme ne peut ne pas avoir de désirs. J’en eus toujours. Autrefois j’ai désiré la victoire sur Napoléon, la pacification de l’Europe ; j’ai désiré m’affranchir de la couronne, et mes désirs, ou étaient réalisés, et alors ils cessaient de m’intéresser, ou devenaient irréalisables et j’y renonçais. Mais tant que le désir était en voie de réalisation, ou s’il devenait irréalisable, il en paraissait de nouveaux ; et cela fut toujours ainsi avec moi. Maintenant je désirais le froid ; il est venu. Je désirais la solitude, je l’ai presque obtenue. À présent je désire écrire ma vie, et le faire de la façon la meilleure pour être utile aux hommes, et si ce vœu se réalise, ou si j’y dois renoncer, de nouveaux désirs paraîtront. Toute la vie est en cela. Alors voici ce qui m’est venu en tête : si toute la vie est dans la conception des désirs, et la joie de la vie dans leur réalisation, n’existe-t-il point toujours un désir propre à l’homme, qui toujours se réalise ou approche de la réalisation ? J’ai pensé qu’il en serait ainsi pour un homme qui désirerait la mort. Toute la vie serait rapprochement vers la réalisation de ce désir. Et ce désir serait sûrement réalisé. D’abord cela m’a paru étrange ; mais en y réfléchissant, j’ai vu tout d’un coup qu’il en est ainsi, que rapprochement vers la mort est le seul désir raisonnable de l’homme ; non le désir de la mort elle-même, mais de ce mouvement de la vie qui mène à la mort. Ce mouvement, c’est la délivrance des passions et des tentations de ce commencement spirituel qui vit en chaque homme. Je le sens maintenant que je me suis affranchi de la plus grande partie de ce qui me cachait l’essence de mon âme, son unité avec Dieu, de ce qui me cachait Dieu. Je suis arrivé à cela inconsciemment. Mais si j’avais placé comme bonheur suprême (et cela est non seulement possible, mais cela doit être), si j’avais considéré comme tel l’affranchissement des passions, le rapprochement vers Dieu, alors tout ce qui m’aurait amené à la mort : la vieillesse, la maladie, aurait été la réalisation de mon seul et principal désir. C’est ainsi, et je le sens quand je me porte bien. Mais quand, comme hier et avant-hier, je souffre de l’estomac, je ne peux provoquer en moi ce sentiment, et, bien que je ne résiste pas à la mort, je ne puis désirer m’en approcher. Oui, un état pareil est un état de sommeil moral. Il faut attendre tranquillement.

Je continue mon récit. Ce que j’ai écrit de mon enfance, je le tiens des autres, et souvent ce qu’on m’a raconté de moi se confond avec ce que j’ai éprouvé, de sorte que, parfois, je ne sais pas définir ce que j’ai réellement vécu et ce que j’ai entendu raconter. Ma vie, toute ma vie, depuis ma naissance jusqu’à ce jour, me rappelle un pays tout couvert d’un brouillard épais, comme par exemple après la bataille livrée sous Dresde ; tout est caché, on ne voit rien, et, soudain, par-ci par-là, se découvrent de petits îlots, « des éclaircies », dans lesquels on aperçoit des hommes séparés, des objets entourés de tous côtés d’un voile impénétrable.

Tels sont mes souvenirs d’enfance. Ces « éclaircies » dans l’enfance sont assez rares dans cette mer infinie de brouillard ou de fumée ; ensuite, elles sont de plus en plus nombreuses. Mais, même maintenant, il y a des moments qui ne laissent rien dans mon souvenir. Quant à mon enfance, elle présente extrêmement peu de ces éclaircies, et plus on recule dans l’enfance, moins il y en a. J’ai parlé de ces éclaircies de mon premier âge : la mort de Mme Benkendorf, mon frère, les adieux à mes parents, les imitations de Constantin. Maintenant, en songeant au passé, quelques autres souvenirs de cette époque me reviennent. Ainsi, par exemple, je ne me rappelle pas du tout quand parut Constantin, quand nous avons commencé à vivre ensemble ; cependant je me rappelle vivement qu’une fois, je n’avais pas plus de sept ans et Constantin en avait cinq, après les vêpres, la veille de Noël, nous allâmes nous coucher, et, profitant de ce que tout le monde était sorti de notre chambre, nous nous mîmes dans le même lit. Constantin, en chemise, était venu dans le mien. Alors nous commençâmes un jeu très gai qui consistait à se donner mutuellement des taloches sur le corps nu. Nous riions à en avoir mal au ventre et nous étions très heureux. Mais, tout d’un coup, entra Nicolas Ivanovitch, en caftan brodé d’or et orné de décorations, avec son énorme tête poudrée. Les yeux agrandis, il se jeta vers nous avec une expression d’horreur que je ne pouvais m’expliquer. Il nous sépara en nous promettant de nous punir et de se plaindre à grand’mère.

Un autre de mes souvenirs se rapporte à une époque un peu postérieure ; j’avais neuf ans. Il s’agit d’une dispute entre Alexandre Grigorovitch Orloff et Potemkine, dispute qui avait lieu chez notre grand’mère, en notre présence. C’était peu de temps avant le voyage de notre grand’mère en Crimée et notre premier voyage à Moscou.

Comme d’ordinaire, Nicolas Ivanovitch nous avait amenés chez grand’mère. Nous sommes dans une grande chambre au plafond sculpté et peint, pleine de gens. Ma grand’mère est déjà coiffée. Ses cheveux sont relevés haut sur le front et très habilement noués sur le sommet de la tête. Elle est assise, en peignoir blanc, devant une table tout en or. Ses femmes de chambre sont près d’elle et achèvent l’ornement de sa tête. Elle nous regarde en souriant, en continuant à parler à un général de haute taille, large d’épaules, portant le ruban de la Croix de Saint-André, et qui a sur la joue une énorme cicatrice allant de la bouche à l’oreille. C’était Orloff le Balafré.

C’était la première fois que je le voyais. Près de ma grand’mère sont ses levrettes. Michaud, ma favorite, bondit des genoux de grand’mère, s’élance sur moi et me lèche le visage. Nous nous approchons de grand’mère et baisons sa main blanche, potelée. La main se retourne, les doigts crochus me saisissent le visage et me caressent. Malgré les parfums, je sens l’odeur désagréable de grand’mère. Elle continue à regarder le Balafré et à causer avec lui.

— Quel gaillard ! dit-elle en me désignant. Vous ne l’aviez pas encore vu, comte ?

— Tous deux sont des gaillards, dit le comte, en nous baisant la main, à moi et à Constantin.

— Bon, bon, fit-elle à sa femme de chambre, Marie Stepanovna, une bonne personne, poudrée, qui me caressait toujours, et qui, maintenant, lui mettait sur la tête une coiffure.

Lanskoï s’approcha, lui tendit une tabatière ouverte. Grand’mère prisa, et, en souriant, regarda la bouffonne, Matriéna Denissovna, qui s’avançait.


(Le journal s’arrête ici.)