Hamilton - En Corée (traduit par Bazalgette), 1904/Chapitre XI

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Traduction par Léon Bazalgette.
Félix Juven (p. 185-194).


CHAPITRE XI


LE JAPON EN CORÉE. — SOUVENIRS HISTORIQUES. — LE VIEUX FUSAN.
INTÉRÊTS POLITIQUES ET ÉCONOMIQUES. — ABUS DE SUPÉRIORITÉ.


La Corée méridionale porte les traces nombreuses de l’activité guerrière et de l’esprit d’entreprise commerciale des Japonais du temps passé, qui, abandonnant leur île et leur pays, vinrent s’établir sur les rivages de la péninsule voisine. L’existence précaire de ces épaves venues d’un autre État parmi une population profondément hostile aux étrangers, n’arrêta pas le mouvement de leurs compatriotes vers ses ports. Cette migration graduelle du Japon vers le Royaume Ermite continua pendant plusieurs siècles, établissant entre les deux races des relations que le gouvernement n’avait pas le pouvoir d’empêcher. Les historiens japonais se basent sur cette colonisation de la Corée pour déclarer qu’elle a été, depuis le deuxième siècle, un État vassal du Japon par droit de conquête et d’appropriation. Cette opinion, qui prévalut pendant dix-sept siècles, ne fut définitivement écartée que le 7 février 1897, date à laquelle l’ambassadeur du Mikado signa un traité à Séoul, qui reconnaissait la Corée comme nation indépendante. Depuis le commencement de l’ère chrétienne jusqu’au quinzième siècle, les relations entre le Japon et la Corée furent très intimes. À partir de cette époque, la Corée, tout en maintenant son attitude de complaisante indifférence à l’égard des événements qui se passaient en dehors d’elle, montra des signes de faiblesse dans sa politique d’isolement, quand elle était menacée par les demandes importunes de ses voisines rivales, la Chine et le Japon.

Aux deux points de son empire qui avoisinent les territoires de la Chine et du Japon, la guerre et la paix prévalurent tour à tour. Si parfois les Coréens marchèrent seuls à la rencontre des envahisseurs, le plus souvent les chefs s’unirent à l’un des deux rivaux pour combattre l’autre. De la sorte, il y eut toujours de l’agitation d’un bout à l’autre du royaume. Au sud comme au nord, les vagues de la guerre ont déferlé et reflué avec des succès divers. Les armées chinoises, venues de l’ouest, apparurent et disparurent, longeant le golfe de Liao-tung, pour piller et ravager la péninsule. Des flottes venant de Shan-tung et traversant la mer Jaune, jetèrent l’ancre à l’embouchure des rivières du pays. L’Ouest fut menacé par les hordes venues de Chine, et le Sud fut ravagé par des hommes venus de l’est sur des navires, qui fondirent sur Fusan et s’emparèrent des villes méridionales. Les agressions des Japonais enlevèrent aux Coréens tout espoir, qu’ils avaient pu entretenir, de conserver intacte la frontière sud de leur royaume. Alors que des cordons de sentinelles en armes, des fortifications, la barrière des montagnes, et de vastes étendues de terres ruinées et abandonnées protégeaient jusqu’à un certain point la frontière du nord contre les incursions des soldats chinois, le Sud restait vulnérable.

Fusan était l’écluse par laquelle se déversait, pour inonder le pays, le fleuve japonais ennemi, fait d’un flot ininterrompu d’hommes. Les Japonais envahissaient la Corée comme des ennemis, levant le tribut ; ils venaient comme des alliés contre la Chine ; ils apparaissaient comme les envoyés d’un État ami, et s’en retournaient riches à la cour de leur souverain. Poussés par des sentiments de miséricorde, ils envoyèrent des navires remplis de grain à Fusan, alors que leurs voisins étaient en proie à la famine. Entre le Japon et Fusan, les navires allaient et venaient continuellement. Autour de ce débouché, l’unique porte ouverte sur la partie méridionale du royaume, l’important commerce d’aujourd’hui entre les deux pays est sorti d’un échange intermittent de denrées.

Pendant les années qui suivirent les premières arrivées, le Japon se trouva tellement embarrassé par des troubles intérieurs, que le royaume de Corée jouit d’une paix et d’un isolement qu’il avait toujours préférés, mais qu’il avait été difficile de s’assurer. Cet heureux état de choses dura deux siècles. À la fin de cette période, la cour de Corée n’envoyait plus son ambassade annuelle au Japon. Le royaume en général, bercé d’espérances de paix perpétuelle, n’entretenait plus ses moyens de défense. On négligeait les préparatifs militaires ; l’armée était désorganisée ; l’ancien esprit combatif du peuple se mourait, et la milice ne s’entraînait plus par des exercices. La dissipation et le libertinage régnaient partout. Pendant ce temps, l’ordre était rétabli au Japon, et ses soldats songeaient de nouveau aux conquêtes et aux exploits. On rappela à la Corée son état de vassale ; le roi reçut l’ordre de renouveler son acte d’obéissance. La réponse étant peu satisfaisante, on fit aussitôt des préparatifs pour une invasion. La flotte se réunit et les vaisseaux mirent à la voile. La mobilité qui devait plus tard distinguer les Japonais, caractérisa leurs mouvements dans cette campagne. Dix-huit jours après leur débarquement à Fusan, ils s’étaient emparés de la capitale et ils avaient frappé un coup, qui était de nature à faire comprendre enfin aux Coréens la gravité de leur situation.

Le rôle que Fusan joua dans cette guerre, aida matériellement les envahisseurs japonais. Une colonie établie à Fusan et qui avait été fondée longtemps auparavant par les gens de Daimio, de l’île de Tsu-Shima, aidés de commerçants ambulants et de déserteurs provenant des nombreuses expéditions qui avaient visité ses rives, s’était développée dans de telles proportions que lorsque l’escadre japonaise apparut en face du port, le matin du 25 mai 1592, Fusan était déjà en sa possession. Cette circonstance donna aux troupes des facilités immédiates pour débarquer, et dans les vicissitudes d’une campagne qui dura six ans, facilita la guerre. La position de Fusan fit promptement de cette place une base de ravitaillement pour l’armée d’occupation et un chantier de réparations pour la flotte japonaise après son engagement désastreux avec les vaisseaux coréens, en essayant de coopérer avec les forces victorieuses que Konischi et Kuroda avaient réunies devant Pyong-yang. Après la première invasion, lorsque les Japonais battant en retraite se furent retirés du nord, devant les forces combinées des Chinois et des Coréens, le 22 mai 1593, Fusan devint un des camps fortifiés de la côte, où l’armée japonaise passa l’hiver en vue des côtes de son pays. Les négociations qui s’ouvrirent l’année suivante, et qui s’engagèrent entre le camp du commandant en chef à Fusan et les cours de Chine et du Japon, échouèrent.

Même à cette époque, le Japon désirait établir sa domination sur la Corée, en s’emparant des provinces méridionales. Trompé dans ses espérances, il renouvela son attaque. Fusan devint à nouveau le siège des conseils de guerre et la base pour une seconde invasion. Les opérations commencèrent par le siège de la forteresse de Nan-on, dans la province de Chyöl-la, le 21 septembre 1597 au matin. Un an plus tard, les Japonais durent se retirer et la guerre finit. Il fallut deux siècles à la Corée pour se relever de l’état de ruine où l’avait plongée cette guerre, qui causa la perte de trois cent mille hommes. De plus, les Japonais gardèrent Fusan, comme témoignage perpétuel de leur victoire.

Cette antique prétention élevée par les Japonais sur les provinces méridionales montre clairement combien leur désir d’annexer la partie sud de la Corée est de vieille date. Dans les temps modernes, ils se sont embarqués dans une guerre dans l’intérêt de la Corée, et aujourd’hui ils sont prêts à entrer en lutte avec la Russie au nom de cette même nation qu’eux-mêmes oppriment constamment. Leur plaidoyer pour la Corée aux Coréens est en étrange contraste avec leur domination arbitraire sur le territoire convoité. Les intérêts que se sont ménagés les Japonais dans toute cette région, ne témoignent pas en vérité d’une grande considération pour le droit des indigènes. Le traité de 1876, qui ouvrit Fusan aux colons japonais, supprima les obstacles à cette immigration qui s’était rapidement accrue au cours des siècles. Une vague de colonisation japonaise couvrit aussitôt les côtes orientale, occidentale et méridionale du Royaume Ermite.

Les indices des incursions antérieures étaient fournis par l’affinité existant entre la langue, les mœurs et les coutumes de ces nouveaux arrivants et celles de la race indigène. Cette affinité contribua puissamment à diminuer l’hostilité de la population envers les colons. Ne pouvant obtenir la cession du territoire qu’ils désiraient tant, des groupes de Japonais s’établirent sur ses bords. Ils s’installèrent partout où il y avait des chances de commerce, jusqu’à ce qu’ils eussent drainé dans tous les sens les ressources du pays et que le contrôle du commerce fût virtuellement entre leurs mains. À mesure que d’autres ports étaient ouverts, à l’instigation persistante de ces opiniâtres trafiquants, la colonisation du Sud se développa moins rapidement. Les relations entre la Corée et les puissances se modifiant, les Japonais gagnèrent du terrain, établissant quelques petites industries à leur avantage partout où ils allaient. Le commerce suivait leur pavillon, soit qu’ils fussent établis dans les limites des ports à traité, soit qu’en forçant la main des fonctionnaires locaux, ils fussent allés au delà des limites fixées par leurs conventions. Le succès de ces efforts fut vite assuré. En dépit des stipulations des traités et de l’opposition de leur propre gouvernement aussi bien que de celle du gouvernement coréen, l’infatigable activité de ces pionniers de la génération précédente prépara inconsciemment cette suprématie à laquelle le commerce du Japon est depuis lors parvenu dans le pays de son ancienne ennemie.

LA GARDE DE LA LÉGATION JAPONAISE À SÉOUL

L’expansion des intérêts du Japon en Corée ne s’est pas accomplie sans intentions politiques. L’intégrité de sa voisine est liée à sa propre existence. La sécurité de la Corée est une garantie de la sûreté de ses propres frontières ; et à mesure que le Japon est peu à peu devenu une puissance de premier ordre, ce désir de voir le royaume respecté a de plus en plus inspiré la politique vers laquelle il a concentré son effort. Il a encouragé le commerce avec la Corée parce qu’il resserrait les liens qui unissent les deux pays.

Il a poussé à l’ouverture des ports, du plus de ports possible, au commerce étranger, parce que sa prépondérance commerciale sur ces marchés ouverts justifie sa prétention d’être le champion légitime de la race. Les progrès de la Corée, depuis que s’exerce la surveillance japonaise, sont évidents, plus évidents que n’importe laquelle des difficultés causées par les Japonais en malmenant et en contraignant les Coréens. Si, à l’occasion, les résultats ont montré que les aveugles ne peuvent conduire les aveugles sans désastre, la rareté des erreurs commises fait honneur au jugement dont les Japonais ont fait preuve. Cette association est naturellement dirigée contre les étrangers. En écartant ces maîtres occidentaux, dont le génie et les talents administratifs le protégèrent au temps de son ignorance, le Japon attend avec impatience le moment où il pourra seul avoir la garde des intérêts de la Corée et approvisionner ses marchés. Pour le moment on peut toutefois se demander si les Coréens auront dominé leurs sentiments d’animosité vis-à-vis des Japonais, au temps où ceux-ci se montreront pleinement animés de l’esprit de progrès dans leur façon d’agir à leur égard. Les Japonais sont plus autoritaires et dominateurs dans leurs méthodes qu’il ne le faudrait.

L’évidence extérieure de la puissance des Japonais irrite les Coréens ; et cela augmente l’invincible aversion que ceux-ci leur ont inspirée à travers les siècles, au point que de toutes les races étrangères actuellement représentées en Corée, aucune n’est aussi détestée, et à juste titre, que celle qui vient de l’empire du Mikado. Ce préjugé n’a rien d’étonnant, si l’on considère que c’est l’écume de la nation japonaise qui s’est établie en Corée. On peut trouver surprenant, peut-être, que l’animosité des Coréens à l’égard des Japonais ne se soit pas éteinte avec le temps ; mais la faute en est entièrement à ces derniers. Tant de choses ont eu lieu, ces dernières années, qui ont changé la situation du Japon et flatté la vanité des gens de l’île, qu’ils ont perdu le sens de la perspective. Bouffis de vanité, ils se laissent aller aujourd’hui à commettre des excès sociaux et administratifs du genre le plus détestable. Leur arrogance extravagante les empêche de voir les absurdités et les folies de leur conduite, et prouve d’une manière manifeste que leur apparence de civilisation n’est qu’un simple placage. Leur conduite en Corée les montre dépourvus de qualités morales et intellectuelles. Ils sont corrompus en affaires, et l’habitude des pratiques peu honorables dans la vie publique les rend indifférents aux vertus privées. Leur interprétation des lois de leurs colonies, comme s’il s’agissait de leur propre pays, est abusive. La force est le droit pour eux ; le sentiment du pouvoir n’est tempéré ni par la raison, ni par la justice, ni par la générosité. Leur existence au jour le jour, leurs habitudes et leurs mœurs, leur corruption commerciale et sociale, constituent comme une caricature de la civilisation qu’ils se vantent d’avoir étudiée. Il est intolérable qu’un gouvernement qui prétend à la dignité d’une puissance de premier ordre, permette à ses nationaux établis dans un pays étranger et ami, de souiller ainsi son prestige, et d’être une honte pour le pays qui leur donne asile.

CONSULAT DU JAPON À SÉOUL

Il y a vingt-cinq mille Japonais en Corée et ils sont la plaie de tous les ports à traité. Leurs colonies sont à la fois des centres d’affaires, de tumulte, d’émeute et de troubles. On ne retrouve rien de la culture délicate du Japon dans ces femmes débraillées, ces boutiquiers bruyants et violents, ces rues mal tenues. La modestie, la propreté et la politesse, qui caractérisent à un si haut point les Japonais, sont ici totalement absentes. C’est la transplantation qui les a ainsi métamorphosés. Le marchand s’est changé en une brute tapageuse ; l’homme de peine est impudent, violent, et en général un rebut de la société, plus disposé à voler qu’à travailler. Patrons et ouvriers terrorisent également les Coréens, qui craignent pour leur vie chaque fois qu’ils ont affaire à des Japonais. Avant la guerre sino-japonaise, cet esprit n’était pas aussi visible dans la capitale du Royaume Ermite. À la suite des succès remportés dans cette campagne, les Japonais devinrent tellement agressifs à l’égard du peuple, que si les Coréens avaient eu le choix entre deux maux, ils auraient préféré la domination chinoise à l’état de choses dont ils souffraient. L’admiration universelle que valut aux troupes japonaises leur conduite dans la campagne de 1900-1901 au nord de la Chine, a encore accru la vanité et l’égoïsme de ces Japonais de Corée. Convaincus de leur supériorité innée, leur violence vis-à-vis des Coréens s’exerce sans frein. Elle menace aujourd’hui de prendre des proportions inusitées. Si les relations entre les puissances doivent continuer sur un pied satisfaisant en Corée, il faudra bien que le gouvernement japonais se décide à mettre un terme à des abus, qu’à l’unanimité, les étrangers, les Coréens, voire des Japonais même, ont dénoncés.