À formater

Hamlet/Traduction Guizot, 1864/Acte II

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Hamlet
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 1 (p. 166-192).
◄  Acte I
Acte III  ►

ACTE DEUXIÈME


SCÈNE I

Une chambre dans la maison de Polonius.
POLONIUS et REYNALDO entrent.

polonius. — Donnez-lui cet argent et ces lettres, Reynaldo.

reynaldo. — Ainsi ferai-je, mon seigneur.

polonius. — Vous serez sage à miracle, bon Reynaldo, si vous voulez bien, avant de lui faire visite, vous enquérir de sa conduite.

reynaldo. — Mon seigneur, j’étais dans cette intention.

polonius. — Bien dit, ma foi, très-bien dit. Suivez ceci, monsieur. Commencez-moi par demander quels Danois se trouvent à Paris, comment ils y sont, qui ils sont, leurs ressources, leur demeure, leurs compagnies, leurs dépenses ; et quand, par cette enceinte continue de questions, en allant à la dérive, vous trouverez qu’on connaît mon fils, côtoyez de plus près, plutôt que d’aborder tout de suite par des questions particulières. Présentez-vous, par exemple, comme ayant de lui quelque lointaine connaissance. Ainsi, dites « Je connais son père et ses amis, et même lui un peu. » Vous comprenez cela, Reynaldo ?

reynaldo. — Oui, très-bien, mon seigneur.

polonius. — « Et lui, un peu… mais, » pourrez-vous ajouter, « pas très-bien. Au reste, si c’est celui que je veux dire, il est fort dérangé, adonné à ceci, à cela. » Et alors mettez à sa charge tel conte bleu qu’il vous plaira. Ah ça ! pourtant, rien d’assez bas pour le déshonorer. Prenez garde à cela, monsieur. Mais seulement cette légèreté, ce désordre, ces écarts ordinaires qui sont les compagnons notoires et bien connus de la jeunesse et de la liberté.

reynaldo. — Comme de jouer, mon seigneur.

polonius. — Oui ; ou de boire, de bretailler, de jurer, de quereller, de courir les filles ; … vous pouvez aller jusque-là.

reynaldo. — Mon seigneur, cela le déshonorerait.

polonius. — Ma foi, non, si vous savez, tout en l’accusant, tempérer la chose. Il ne faudra pas mettre à sa charge un surcroît de scandale, comme de le donner pour livré à la débauche. Ce n’est pas là ce que je veux dire. Mais murmurez si délicatement ses fautes qu’elles puissent passer pour les torts de la liberté, pour les éclairs et les éclats d’une âme en feu, pour une fougue naturelle au sang indompté dont tous, à cet âge, sentent les assauts.

reynaldo. — Mais, mon bon seigneur…

polonius. — Pourquoi je vous charge de faire cela ?

reynaldo. — Oui, mon seigneur, je voudrais le savoir.

polonius. — Eh bien ! monsieur, voici mon but ; et ce stratagème, je crois, est d’un succès garanti. Quand vous aurez attribué à mon fils ces légers défauts, comme s’il s’agissait d’un objet qui, à l’user, se serait un peu taché, — suivez-moi bien, — si le partenaire de votre entretien, celui que vous voudriez sonder, a jamais vu le jeune homme sur qui portent vos murmures coupable de quelqu’un des forfaits susdits, soyez assuré qu’il finira par vous dire en conclusion : « Mon bon monsieur, » ou « mon ami, » ou « monsieur, » selon la façon de parler ou le titre usité dans le pays, ou par la personne en question…

reynaldo. — Très-bien, mon seigneur.

polonius. — Et alors, monsieur, il dira que… il dira… qu’est-ce que j’étais en train de dire ? Par la sainte messe ! j’étais en train de dire quelque chose… où en suis-je resté ?

reynaldo. — Et il finira par dire, en conclusion…

polonius. — Il finira par dire, en conclusion, oui, morbleu il finira par vous dire : « Je connais ce gentilhomme, je l’ai vu hier ou l’autre jour, ou à tel moment, ou à tel autre, avec tel ou tel ; et, comme vous dites, il était là à jouer ; où il avalait sa rasade, où il avait une dispute à la paume ; » ou peut-être : « je l’ai vu entrer dans une de ces maisons de commerce, » videlicet, un mauvais lieu,… ou telle autre chose. Voyez-vous maintenant ? Le hameçon de votre mensonge prendra ainsi la carpe de la vérité ; et, voilà comme, nous autres gens de bon sens et de pénétration, à force de machines et en essayant de biais, nous savons indirectement suivre notre direction. C’est ainsi, d’après mes instructions et mes avis ci-dessus, que vous en agirez avec mon fils. Y êtes-vous, ou n’y êtes-vous pas ?

reynaldo. — J’y suis, mon seigneur.

polonius. — Dieu soit avec vous ! Bon voyage.

reynaldo. — Mon bon seigneur…

polonius. — Observez ses penchants par vous-même.

reynaldo. — Ainsi ferai-je, mon seigneur.

polonius. — Et laissez-le chanter sa gamme.

reynaldo. — Bien, mon seigneur.

(Il sort.)
(Ophélia entre.)

polonius. — Adieu ! — Qu’est-ce, Ophélia ? De quoi s’agit-il ?

ophélia. — Oh ! mon seigneur, mon seigneur, j’ai été si effrayée !

polonius. — De quoi, au nom du ciel ?

ophélia. — Mon seigneur, comme j’étais à coudre dans mon cabinet, le seigneur Hamlet, avec son pourpoint tout défait, sans chapeau sur la tête, ses bas froissés, sans jarretières, et tombant, enroulés, jusque sur sa cheville, pâle comme sa chemise, ses genoux se heurtant l’un contre l’autre, et avec un regard d’une expression aussi pitoyable que s’il avait été détaché du fond de l’enfer pour faire un récit d’horreurs… il est venu se poser devant moi.

polonius. — Fou pour l’amour de toi ?

ophélia. — Monseigneur, je ne sais pas ; mais vraiment, je le crains.

polonius. — Qu’a-t-il dit ?

ophélia. — Il m’a prise par le poignet et m’a serrée très-fort ; puis il s’écarte de toute la longueur de son bras, et tenant son autre main, ainsi, au dessus de son front, il tombe en une contemplation de mon visage comme s’il eût voulu le dessiner. Il est longtemps resté ainsi. Enfin, — une petite secousse à mon bras, et trois fois sa tête ainsi balancée de bas en haut, — il a poussé un soupir si pitoyable et si profond qu’il semblait devoir faire éclater tout son corps et mettre fin à son existence. Cela fait, il me laisse aller ; et, la tête tournée par-dessus son épaule, il paraissait trouver son chemin sans ses yeux, car il a passé la porte sans leur secours, et jusqu’au dernier moment, il a tenu leur lumière tournée vers moi.

polonius. — Allons, viens avec moi ; je vais trouver le roi. C’est là, au vrai, le délire de l’amour qui se ravage lui-même par la violence qui lui appartient, et entraîne la volonté à des entreprises désespérées, aussi souvent que toute autre passion qui soit sous le ciel pour affliger notre nature. J’en suis fâché. Mais quoi ? Lui avez-vous adressé dernièrement quelques paroles rudes ?

ophélia. — Non, mon bon seigneur ; mais, comme vous l’aviez commandé, j’ai repoussé ses lettres, et j’ai refusé ses visites.

polonius. — C’est cela qui l’a rendu fou. Je suis fâché de ne l’avoir pas observé avec plus d’attention et de discernement ; je craignais que ce ne fût seulement une plaisanterie, et qu’il ne se proposât ton naufrage. Mais maudits soient mes soupçons jaloux ! Il semble que ce soit le propre de notre âge de dépasser notre portée, en nos jugements, comme, parmi les gens plus jeunes, c’est le défaut commun de manquer de réflexion. Viens, allons vers le roi ; ceci doit être connu, dont le secret gardé pourrait causer plus de peine que ne causera de haine cet amour révélé. Allons.

(Ils sortent.)

SCÈNE II

Un appartement dans le château.
LE ROI, LA REINE, ROSENCRANTZ, GUILDENSTERN, suite, entrent.

le roi. — Soyez les bienvenus, cher Rosencrantz, et vous, Guildenstern ! Outre le grand désir que, depuis longtemps, nous avions de vous voir, le besoin que nous avons de vos services a provoqué notre hâtif appel. Vous avez su quelque chose de la transformation de Hamlet ; je dis transformation, car en lui ni l’homme extérieur ni l’intérieur ne ressemblent plus à ce qu’il était. Quelle pourrait être la cause, autre que la mort de son père, qui l’a jeté à ce point hors de toute conscience de lui-même, je ne saurais l’imaginer. Vous donc qui avez été dès un si jeune âge élevés avec lui, et qui, depuis lors, avez vécu si voisins de sa jeunesse et de ses goûts, je vous prie tous deux de vouloir bien consacrer à notre cour quelque peu de votre loisir, afin de l’attirer vers les plaisirs par votre compagnie, et de saisir, par tous les indices que le hasard vous permettra de glaner, s’il y a quelque motif à nous inconnu qui l’afflige ainsi, et qui, venant à être découvert, serait à portée de nos remèdes.

la reine. — Mes bons messieurs, il a beaucoup parlé de vous ; et je suis sûre qu’il n’y a pas en ce monde deux hommes à qui il soit plus attaché. S’il vous plaît de nous montrer assez de courtoisie et de bon vouloir pour passer quelque temps avec nous, au secours et au profit de nos espérances, votre visite sera comblée de tous les remerciements qui conviennent à la gratitude d’un roi.

rosencrantz. — Vos Majestés pourraient, en vertu du souverain pouvoir qu’elles ont sur nous, donner à leur bon plaisir redouté la forme d’un ordre plutôt que d’une prière.

guildenstern. — Nous obéissons d’ailleurs tous les deux, et nous faisons ici hommage de nous-mêmes et de nos efforts tendus jusqu’au bout, mettant à vos pieds nos services pour être commandés par vous.

le roi. — Je vous remercie, Rosencrantz, et vous, aimable Guildenstern.

la reine. — Je vous remercie, Guildenstern, et vous, aimable Rosencrantz ; et je vous conjure d’aller à l’instant voir mon fils, hélas ! trop changé. — Que quelques-uns de vous conduisent ces messieurs là où est Hamlet.

guildenstern. — Que le ciel lui rende notre présence et nos soins agréables et salutaires !

la reine. — Hélas ! Ainsi soit-il !

(Rosencrantz, Guildenstern et quelques hommes de la suite sortent.)
(Polonius entre.)

polonius. — Les ambassadeurs sont revenus de Norwége, fort satisfaits, mon bon seigneur.

le roi. — Tu es toujours le père aux bonnes nouvelles.

polonius. — Vraiment, mon seigneur ? Soyez sûr, mon bon souverain, que je tiens mes services, comme je tiens mon âme, tout ensemble à la disposition de mon Dieu et de mon gracieux roi ; et je pense (ou bien cette mienne cervelle ne sait plus suivre la piste d’une affaire aussi sûrement qu’elle en avait coutume) je pense que j’ai trouvé la vraie cause de la démence de Hamlet.

le roi. — Ah ! dis-moi cela ! Voilà ce qu’il me tarde d’entendre !

polonius. — Donnez d’abord audience aux ambassadeurs ; mes nouvelles seront le dessert après ce grand festin.

le roi. — Fais-leur toi-même les honneurs, et introduis-les. (Polonius sort.) Il me dit, ma chère Gertrude, qu’il a trouvé le point capital et la source de tout le dérangement de notre fils.

la reine. — Je doute qu’il y en ait une autre que cette grande cause : la mort de son père et l’extrême hâte de notre mariage.

(Polonius rentre avec Voltimand et Cornélius.)

le roi. — Bien ! nous le sonderons. — Soyez les bienvenus, mes bons amis. Dites, Voltimand, que nous apportez-vous de la part de notre frère de Norwége ?

voltimand. — La plus riche réciprocité de compliments et de vœux. Dès notre première démarche, il a envoyé l’ordre de suspendre les recrutements de son neveu, qui lui paraissaient être des préparatifs contre le Polonais ; mais, y ayant mieux regardé, il les trouva réellement dirigés contre Votre Altesse. Alors, blessé de voir comment on avait abusé de sa maladie, de son âge, de son impuissance, il fait signifier ses ordres à Fortinbras, qui obéit sur-le-champ, reçoit les réprimandes du roi, et, finalement, fait serment devant son oncle de ne plus faire jamais essai de ses armes contre Votre Majesté. Sur quoi le vieux roi, débordé de joie, lui assigne un revenu annuel de trois mille écus, et lui donne commission d’employer contre le Polonais les soldats qu’il a levés auparavant. Ci-jointe une supplique (il remet un papier), que son contenu expliquera plus amplement, vous demandant qu’il vous plaise donner un libre passage à travers vos États pour cette expédition, sous telles conditions de sûreté et de bonne entente qui sont proposées ici.

le roi. — Cela nous convient fort, et à un moment de loisir plus réfléchi, nous lirons, nous répondrons, et nous aviserons à cette affaire. Cependant nous vous remercions de la peine que vous avez si bien su prendre : allez vous reposer ; ce soir, nous festoierons ensemble ; vous serez les très-bienvenus chez moi.

(Voltimand et Cornélius sortent.)

polonius. — Cette affaire est bien terminée. Mon souverain, et vous, madame, rechercher ce que doit être la majesté, ce qu’est l’obéissance, pourquoi le jour est le jour, la nuit, la nuit, et le temps, le temps, ce ne serait autre chose que perdre la nuit, le jour et le temps ; donc… puisque la brièveté est l’âme de l’esprit, duquel l’anatomie et les fleurs de parade extérieure ne sont qu’ennui, je serai bref. Votre noble fils est fou. Fou je l’appelle, car vouloir définir au vrai la folie, qu’est-ce ? si ce n’est n’être soi-même rien de moins que fou ? Mais laissons cela.

la reine. — Plus de choses et moins d’art.

polonius. — Madame, je vous jure que je n’emploie l’art aucunement. Que votre fils est fou, cela est vrai. Il est vrai que c’est une pitié. Et c’est une pitié que cela soit vrai. Sotte figure de rhétorique. Mais disons-lui adieu, car je ne veux pas employer l’art. Ainsi, accordons qu’il est fou ; et maintenant il nous reste à trouver la cause de cet effet, ou, pour mieux dire, la cause de ce méfait ; car cet effet est un méfait qui vient d’une cause. Voilà ce qui demeure démontré, et voici ce qui reste à démontrer. Pesez bien tout. J’ai une fille ; je l’ai, puisqu’elle est encore à moi ; une fille qui, dans son respect et son obéissance, suivez bien, m’a remis ceci. Maintenant, résumez et concluez…

miÀ la céleste idole de mon âme, à la bienheureuse beauté Ophélia…

C’est une mauvaise phrase, une phrase vulgaire. « Bienheureuse beauté » est un mot vulgaire. Mais écoutez ; poursuivons.

miPuissent, dans sa parfaite et blanche poitrine, ces paroles, etc.

la reine. — Ceci lui a été adressé par Hamlet ?

polonius. — Ma bonne dame, attendez un moment, je serai exact.

(Il lit.)

Doute que les étoiles soient de feu,
Doute que le soleil tourne,
Doute que la vérité ne puisse être un mensonge [1],
Mais ne doute jamais de mon amour.

Ô chère Ophélia ! je suis mal à l’aise dans ce mètre ; je n’ai pas l’art de calculer la longueur de mes gémissements. Mais que je t’aime bien, oh ! parfaitement bien, crois-le. Adieu.

À toi pour toujours, dame chérie, tant que cette machine mortelle lui appartiendra.

Hamlet.

C’est là ce que ma fille, par obéissance, m’a montré ; et de plus, les instances de votre fils, à quelles dates, de quelles manières et en quels lieux elles se produisirent, elle a tout confié à mon oreille.

le roi. — Mais comment a-t-elle reçu son amour ?

polonius. — Quelle idée avez-vous de moi ?

le roi. — L’idée d’un homme fidèle et honorable.

polonius. — Je ne demanderais, sur ce point, qu’à faire mes preuves. Mais que pourriez-vous penser si, lorsque j’ai vu ce chaleureux amour prendre son essor (car je m’en suis aperçu, je dois vous le dire, avant que ma fille m’eût parlé), que pourriez-vous penser de moi, vous et sa gracieuse Majesté la reine ici présente, si j’avais joué le rôle inerte d’un pupitre ou d’un portefeuille, ou si j’avais laissé mon cœur travailler sourdement et silencieusement, ou si j’avais regardé cet amour d’un œil nonchalant ? Que pourriez-vous penser ? Non, je me suis rondement mis en besogne et j’ai parlé ainsi à ma jeune damoiselle : « Le seigneur Hamlet est un prince au-dessus de ta sphère ; ceci ne doit pas être. » Et alors je lui ai donné pour préceptes de se tenir enfermée hors de ses atteintes, de n’admettre aucun messager, de ne recevoir aucun cadeau. Cela fait, elle a recueilli le fruit de mes avis, et lui (pour vous faire une courte histoire), se voyant rebuté, est tombé dans la tristesse ; de là dans le dégoût ; de là dans l’insomnie ; de là dans la faiblesse ; de là dans les rêveries flottantes, et, par ce déclin, dans la folie, où maintenant il s’égare, et qui nous met tous en deuil.

le roi. — Pensez-vous que ce soit cela ?

la reine. — Cela peut être, très-vraisemblablement.

polonius. — Est-il arrivé une seule fois (je voudrais bien le savoir) que j’aie dit positivement : cela est, et que cela se soit trouvé autrement ?

le roi. — Non, pas que je sache.

polonius, montrant sa tête et ses épaules. — Ôtez ceci de là, si cela est autrement. Pourvu que je sois guidé par les circonstances, je trouverai le point où la vérité est cachée, fût-elle cachée, en vérité, dans le centre de la terre.

le roi. — Comment pourrons-nous pousser plus loin l’enquête ?

polonius. — Vous savez que, parfois, il se promène quatre heures de suite ici, dans la galerie.

la reine. — Il s’y promène, en effet.

polonius. — Dans un de ces moments-là je lui lâcherai ma fille ; soyons alors, vous et moi, derrière une tapisserie ; observez leur rencontre ; s’il ne l’aime pas et si ce n’est pas ce qui l’a fait déchoir de la raison, ne me laissez plus être conseiller d’un royaume, envoyez-moi gouverner une ferme et des charretiers.

le roi. — Nous essayerons cela.

(Hamlet entre en lisant.)

la reine. — Mais regardez de quel air de tristesse le pauvre malheureux vient en lisant.

polonius. — Éloignez-vous, je vous en conjure, éloignez-vous tous deux ; je vais l’aborder sur-le-champ : oh ! donnez-moi carte blanche. (Le roi, la reine et leur suite sortent.) Comment va mon bon seigneur Hamlet ?

hamlet. — Bien, Dieu merci !

polonius. — Me connaissez-vous, mon seigneur ?

hamlet. — Parfaitement bien : vous êtes un marchand de poisson.

polonius. — Non pas moi, mon seigneur.

hamlet. — En ce cas, je voudrais que vous fussiez un aussi honnête homme.

polonius. — Honnête, mon seigneur ?

hamlet. — Oui, monsieur ; être honnête, au train dont va ce monde, c’est être un homme trié sur dix mille.

polonius. — C’est très-vrai, mon seigneur.

hamlet. — Car si le soleil engendre des vers dans un chien mort ; — lui qui est un dieu, baisant une charogne… — avez-vous une fille ?

polonius. — J’en ai une, mon seigneur.

hamlet. — Ne la laissez pas se promener au soleil. La conception est une bonne chose : mais quant à la façon dont votre fille pourrait concevoir… ami, prenez-y garde.

polonius. — Qu’entendez-vous par là ? (À part.) Encore son refrain sur ma fille ! Cependant il ne m’a pas reconnu d’abord ; il a dit que j’étais un marchand de poisson. Il n’y est plus, il n’y est plus ! À vrai dire, dans ma jeunesse, j’ai subi bien des extrémités par le fait de l’amour ; à bien peu de chose près autant que ceci. Je veux lui parler encore. Que lisez-vous, mon seigneur ?

hamlet. — Des mots, des mots, des mots !

polonius. — De quoi est-il question, mon seigneur ?

hamlet. — Question ? Entre qui ?

polonius. — Je veux dire dans le livre que vous lisez, mon seigneur.

hamlet. — Des calomnies, monsieur ; car ce maraud de satirique dit que les vieillards ont des barbes grises ; que leurs figures sont ridées ; que leurs yeux sécrètent une ambre épaisse et comme une gomme de prunier, et qu’ils ont une abondante absence d’esprit, avec des jarrets très-faibles. Tout cela, monsieur, bien que j’y croie de tout mon pouvoir et de toute ma puissance, je tiens pourtant qu’il n’y a pas d’honnêteté à l’avoir ainsi couché par écrit ; car vous-même, monsieur, vous serez aussi vieux que je le suis, si jamais, comme un crabe, vous pouvez aller à reculons.

polonius, à part. — Quoique ce soient des folies, il y a pourtant de la suite là-dedans. Voulez-vous changer d’air, mon seigneur, et venir ailleurs ?

hamlet. — Dans mon tombeau ?

polonius. — Ce serait assurément changer d’air tout à fait. Comme ses répliques sont parfois grosses de sens ! Heureux hasards, où souvent la folie frappe en plein, tandis que la raison et les saines pensées ne seraient pas aussi chanceuses à bien s’exprimer ! Je vais le laisser et aviser sur-le-champ aux moyens d’amener une rencontre entre lui et ma fille. Mon honorable seigneur, je prendrai très-humblement congé de vous.

hamlet. — Vous ne pouvez, monsieur, rien prendre de moi dont je fasse plus volontiers l’abandon… si ce n’est ma vie, si ce n’est ma vie, si ce n’est ma vie !

polonius. — Adieu, mon seigneur.

hamlet. — Ces ennuyeux vieux fous !

(Rosencrantz et Guildenstern entrent.)

polonius. — Vous cherchez le seigneur Hamlet ; il est ici.

rosencrantz, à Polonius. — Dieu vous garde, monsieur !

(Polonius sort.)

guildenstern. — Mon honoré seigneur !…

rosencrantz. — Mon très-cher seigneur !…

hamlet. — Mes bons, mes excellents amis ! comment vas-tu, Guildenstern ? Ah ! Rosencrantz ! Bons compagnons, comment allez-vous tous les deux ?

rosencrantz. — Comme le vulgaire des enfants de la terre.

guildenstern. — Heureux par cela même que nous ne sommes pas trop heureux. Nous ne sommes pas précisément le plus beau fleuron que la fortune porte à sa toque.

hamlet. — Ni les semelles que foulent ses souliers ?

rosencrantz. — Non, mon seigneur.

hamlet. — Alors vous vivez près de sa ceinture, dans le centre de ses faveurs ?

guildenstern. — Oui, ma foi ! nous sommes de ses amis privés.

hamlet. — Logés dans le secret giron de la fortune ? Oh ! oui, cela est vrai. C’est une catin. Quelles nouvelles ?

rosencrantz. — Aucune, mon seigneur ; si ce n’est que le monde est devenu honnête.

hamlet. — Alors le jugement dernier est proche ; mais votre nouvelle n’est pas vraie. Laissez-moi vous faire une question plus particulière : qu’avez-vous donc fait à la fortune, mes bons amis, pour qu’elle vous envoie en prison ici ?

guildenstern. — En prison, mon seigneur ?

hamlet. — Le Danemark est une prison.

rosencrantz. — Alors le monde en est une aussi.

hamlet. — Une grande prison, dans laquelle il y a beaucoup de caveaux, de basses fosses et de cachots : le Danemark est un des pires.

rosencrantz. — Nous ne pensons pas ainsi, mon seigneur.

hamlet. — Soit ! c’est donc que, pour vous, le Danemark n’est pas un cachot ; car il n’y a de bien et de mal que selon l’opinion qu’on a. Pour moi, c’est une prison.

rosencrantz. — Soit ! C’est donc votre ambition qui vous le fait paraître ainsi ; il est trop étroit pour votre âme.

hamlet. — Ô Dieu ! je pourrais être enfermé dans une coque de noix, et m’estimer roi d’un espace infini, n’était que j’ai de mauvais rêves.

guildenstern. — Lesquels rêves sont assurément l’ambition ; car la substance même des ambitieux n’est rien de plus que l’ombre d’un rêve.

hamlet. — Un rêve lui-même n’est qu’une ombre.

rosencrantz. — Assurément, et je tiens que l’ambition est d’une essence si aérienne et si légère qu’elle n’est que l’ombre d’une ombre.

hamlet. — En ce cas nos gueux sont des corps réels, et nos monarques et nos grands héros qui n’en finissent pas sont des ombres de gueux. — Irons-nous à la cour ? car, par ma foi, je ne suis pas en état de raisonner.

rosencrantz et guildenstern. — Nous y serons de votre suite.

hamlet. — Il ne s’agit pas de cela ; je ne veux point vous ranger avec le reste de mes serviteurs, car à vous parler en honnête homme, je suis terriblement accompagné. Mais dites-moi, — pour aller droit par les sentiers battus de l’amitié, — que venez-vous faire à Elseneur ?

rosencrantz. — Vous voir, mon seigneur, pas d’autre motif.

hamlet. — Gueux comme je le suis, je suis pauvre même en remerciements, mais je vous remercie, et soyez sûrs, mes chers amis, que mes remerciements sont trop chers à un sou. Ne vous a-t-on pas envoyé chercher ? Est-ce votre propre penchant ? est-ce une visite de plein gré ? Allons, allons ! agissez en toute justice avec moi. Allons, allons ! en vérité, parlez !

guildenstern. — Que pourrions-nous dire, mon seigneur ?

hamlet. — Quoi que ce soit, mais que cela aille au fait. On vous a envoyé chercher, et il y a une sorte de confession dans vos regards que votre pudeur n’a pas l’habileté de colorer. Je le sais, le bon roi et la reine vous ont envoyé chercher.

rosencrantz. — À quelle fin, mon seigneur ?

hamlet. — C’est ce que vous avez à m’apprendre. Mais permettez-moi de vous conjurer, par les droits de notre camaraderie, par l’harmonie de notre jeunesse, par les devoirs de notre tendresse toujours maintenue, et par tous les motifs encore plus touchants qu’un meilleur orateur pourrait invoquer auprès de vous, soyez simples et droits envers moi : vous a-t-on envoyé chercher, oui ou non ?

rosencrantz, à Guildenstern. — Que dites-vous ?

hamlet, à part. — Bon ! j’ai déjà un aperçu sur votre compte. (Haut). Si vous m’aimez, ne me tenez pas rigueur.

guildenstern. — Mon seigneur, on nous a envoyé chercher.

hamlet. — Je vais vous dire pourquoi. Ainsi mes aveux anticipés vous dispenseront de vos confidences, et votre discrétion envers le roi et la reine n’aura pas à muer d’une seule plume. J’ai, depuis peu (mais pourquoi ? je ne sais), perdu toute ma gaieté, laissé là tous mes exercices accoutumés ; et en vérité, il y a tant d’accablement dans ma disposition, que ce vaste assemblage, la terre, me semble un promontoire stérile ; que cet admirable pavillon, l’air, voyez-vous, ce firmament hardiment suspendu, cette majestueuse voûte incrustée de flammes d’or, eh bien ! cela ne me paraît rien autre chose qu’un immonde et pestilentiel amas de vapeurs. Quel chef-d’œuvre que l’homme ! combien noble par la raison ! combien infini par les facultés ! combien admirable et expressif par la forme et les mouvements ? dans l’action combien semblable aux anges ! dans les conceptions combien semblable à un dieu ! Il est la merveille du monde, le type suprême des êtres animés ! Eh bien ! à mes yeux, qu’est-ce que cette quintessence de la poussière ? L’homme ne me charme pas, ni la femme non plus, quoique par votre sourire vous paraissiez me démentir.

rosencraktz. — Mon seigneur, il n’y avait rien de cela dans mes pensées.

hamlet. — Pourquoi donc avez-vous ri, lorsque j’ai dit : « L’homme ne me plaît pas ? »

rosencrantz. — Parce que je me disais, mon seigneur, — si l’homme ne vous plaît pas, — quel maigre accueil les comédiens recevront de vous ! Nous les avons rencontrés en chemin ; ils viennent ici vous offrir leurs services.

hamlet. — Celui qui joue le roi sera le bienvenu ; Sa Majesté aura un tribut de moi ; l’aventureux chevalier pourra faire usage de son fleuret et de son écu ; l’amoureux ne soupirera pas gratis ; le bouffon pourra achever tranquillement son rôle ; le niais fera rire ceux-là même dont les poumons sont secoués par une toux sèche, et la princesse nous contera ses sentiments en toute liberté, dût le vers blanc boiter pour la suivre. Quels sont ces comédiens ?

rosencrantz. — Ceux-là même que vous aviez coutume de voir avec plaisir, les tragédiens de la Cité.

hamlet. — Et par quel hasard sont-ils devenus ambulants ? Leur résidence fixe, autant pour la réputation que pour le profit, valait mieux à tous égards.

rosencrantz. — Je pense que leur empêchement vient de la récente innovation.

hamlet. — Se maintiennent-ils dans la même estime que lorsque j’étais en ville ? Sont-ils aussi suivis ?

rosencrantz. — Non, en vérité, ils ne le sont pas.

hamlet. — D’où vient cela ? Est-ce qu’ils se rouillent ?

rosencrantz. — Non, leurs efforts n’ont rien perdu de leur allure accoutumée. Mais il y a, monsieur, une nichée d’enfants, de fauconneaux à la brochette, qui piaillent à force tout au haut du dialogue, et sont claqués à outrance pour cela ; ils sont aujourd’hui à la mode, et ils ont tant décrié le théâtre ordinaire (c’est ainsi qu’ils l’appellent) que beaucoup de gens portant l’épée ont peur des plumes d’oie et n’osent presque plus y venir.

hamlet. — Comment, sont-ce des enfants ? Qui les entretient ? Comment est réglé leur écot ? Poursuivront-ils cette profession aussi longtemps seulement qu’ils pourront chanter ? Ne diront-ils point, par la suite, s’ils arrivent eux-mêmes à être comédiens ordinaires (ainsi que cela est vraisemblable, s’ils n’ont rien de mieux à faire), que les auteurs de leur troupe leur ont fait tort, en les faisant d’avance déclamer contre leur futur héritage ?

rosencrantz. — Ma foi ! il y a eu beaucoup à faire de part et d’autre, et la nation estime que ce n’est pas un péché de les exciter à la dispute. Il n’y a eu pendant un temps point d’argent à gagner avec une pièce, à moins que le poëte et le comédien n’en vinssent à se gourmer avec leurs rivaux en plein dialogue.

hamlet. — Est-il possible ?

guildenstern. — Oh il y a eu déjà beaucoup d’effusion de cervelles.

hamlet. — Sont-ce les enfants qui l’emportent ?

rosencrantz. — Oui, mon seigneur, ils emportent tout, Hercule et son fardeau avec lui [2].

hamlet. — Ce n’est pas fort étrange, car mon oncle est roi de Danemark ; et ceux qui, du vivant de mon père, lui auraient fait la moue, donnent maintenant vingt, quarante, cinquante, cent ducats par tête pour avoir son portrait en miniature. Par la sambleu ! il y a là quelque chose qui est plus que naturel ; si la philosophie pouvait le découvrir !

(On entend une fanfare de trompette derrière le théâtre.)

guildenstern. — Ce sont les comédiens.

hamlet. — Messieurs, vous êtes les bienvenus à Elseneur. Vos mains. Approchez : la marque ordinaire d’un bon accueil, ce sont les compliments et les cérémonies ; permettez que je vous traite de cette façon, de peur que mes manières, en recevant les comédiens, à qui je dois, je vous en préviens, montrer beaucoup d’égards, ne paraissent plus polies qu’envers vous. Vous êtes les bienvenus ; mais cet oncle qui est mon père, et cette tante qui est ma mère, sont abusés.

guildenstern. — En quoi, mon cher seigneur ?

hamlet. — Je ne suis fou que lorsque le vent est nord-nord-ouest ; quand le vent est au sud, je distingue très-bien un faucon d’un héron.

(Polonius entre.)

polonius. — Grand bien vous fasse, messieurs.

hamlet. — Écoutez, Guildenstern… et vous aussi… pour chaque oreille un auditeur… ce grand marmot que vous voyez là n’est pas encore hors du maillot.

rosencrantz. — Peut-être y est-il revenu, car on dit que le vieillard est une seconde fois enfant.

hamlet. — Je vous fais ma prophétie qu’il vient pour me parler des comédiens ; garde à vous !… Vous avez raison, monsieur ; lundi matin, c’est bien cela, en vérité.

polonius. — Mon seigneur, j’ai des nouvelles à vous apprendre.

hamlet. — « Mon seigneur, j’ai des nouvelles à vous apprendre. » Du temps que Roscius était acteur à Rome…

polonius. — Les acteurs sont ici, mon seigneur.

hamlet. — Bah ! bah !

polonius. — Sur mon honneur.

hamlet. —

Alors arrive chaque acteur sur son âne…

polonius. — Les meilleurs acteurs du monde, pour la tragédie, pour la comédie, le drame historique, la pastorale comique, l’histoire pastorale, la tragédie historique, la tragi-comédie, les pièces avec unité, ou les poëmes sans règles, Sénèque ne peut être trop lourd, ni Plaute trop léger pour eux ; pour le genre régulier, comme pour le genre libre, ils n’ont pas leurs pareils.

hamlet. —

Ô Jephté, juge d’Israël !

Quel trésor tu avais !

polonius. — Quel trésor avait-il, mon seigneur ?

hamlet. — Quel trésor !

Une fille très-belle, et rien de plus,
Il l’aimait mieux que bien.

polonius, à part. — Encore question de ma fille !

hamlet. — Ne suis-je pas dans le vrai, vieux Jephté ?

polonius. — Si vous m’appelez Jephté, mon seigneur, j’ai une fille que j’aime mieux que bien.

hamlet. — Non, cela ne fait pas suite.

poloinius. Qu’est-ce donc qui fait suite, mon seigneur ?

hamlet. — Eh bien !

Comme par hasard,
Dieu le sait !…

Et puis vous savez :

Il advint donc,
Comme on pouvait le croire ?

Le premier couplet de la pieuse complainte vous en apprendra plus long car, regardez ! voici venir mon interruption. (Quatre ou cinq comédiens entrent.) Vous êtes les bienvenus, mes maîtres, tous les bienvenus. — Je suis enchanté de te voir bien portant. — Bonjour, mes bons amis. — Oh ! mon vieil ami, qu’est-ce donc ? ta tête a pris de la frange depuis la dernière fois que je t’ai vu ; viens-tu en Danemark pour me faire la barbe ? Eh quoi ! ma jeune dame et princesse, par Notre-Dame ! Votre Seigneurie est plus près du ciel que la dernière fois où je vous vis, de toute la hauteur d’un socque à l’italienne ! Dieu veuille que votre voix, comme une pièce d’or qui n’a plus cours, ne se soit pas fêlée au delà de l’anneau [3] ! Mes maîtres, vous êtes tous les bienvenus. Allons, sus tout de suite, sus, comme des fauconniers de France, et volons au premier gibier que nous voyons. Il nous faut une tirade à l’instant ; donnez-nous un avant-goût de votre talent ; allons, quelque tirade passionnée.

le premier comédien. — Quelle tirade, mon seigneur ?

hamlet. — Je t’ai entendu une fois dire une tirade, mais elle n’a jamais été jouée sur le théâtre, ou si elle l’a été, elle n’est pas allée au delà d’une fois ; car la pièce, je m’en souviens, ne plaisait pas à la multitude ; c’était du caviar pour le plus grand nombre [4] ; mais, à mon avis, et selon d’autres personnes dont les jugements en cette matière donnent le ton aux miens de bien plus haut, c’était une excellente pièce ; des scènes bien filées, écrites avec autant de réserve que de finesse. Je me souviens que quelqu’un disait qu’il n’y avait point d’épices dans les vers pour donner à la pensée du montant, ni dans les phrases une pensée qui pût convaincre l’auteur d’affectation ; il disait que c’était une œuvre d’un goût estimable, aussi saine que douce, et bien plutôt belle que parée [5]. Il y avait surtout un morceau que j’aimais beaucoup ; c’était le récit d’Énée à Didon, et surtout le passage où il parle du meurtre de Priam. Si cela vit encore en votre mémoire, commencez à ce vers, voyons un peu, voyons :

Le hérissé Pyrrhus, pareil à la bête hyrcanienne…

Ce n’est pas cela ; cela commence par Pyrrhus.

Le hérissé Pyrrhus, dont les armes de sable, noires comme son projet, ressemblaient à la nuit quand il était couché dans le sinistre cheval, porte maintenant ces redoutables et noires couleurs barbouillées d’un blason plus lugubre : de pied en cap, maintenant il est tout gueules, horriblement colorié du sang des pères, des mères, des filles, des fils, cuit et empâté par les rues brûlantes qui prêtent une tyrannique et damnée lueur au meurtre de leur seigneur et maître. Rôti dans son courroux et dans ces flammes, et ainsi bardé de caillots coagulés, avec des yeux semblables à des escarboucles, l’infernal Pyrrhus, cherche le vieil ancêtre Priam… »

Continuez, à présent.

polonius. — Devant Dieu ! mon seigneur, bien déclamé, avec bon accent et bon discernement !

le premier comédien. —
Bientôt il le trouve lançant des coups trop courts aux Grecs ; son antique épée, rebelle à son bras, demeure où elle tombe et désobéit au commandement. Inégal adversaire, Pyrrhus pousse à Priam ; dans sa rage, il frappe à côté ; mais rien qu’au sifflement et au vent de sa féroce épée, le père énervé tombe. Alors l’insensible Ilion, qu’on dirait ému par ce coup, s’affaisse sur sa base avec ses sommets enflammés, et, avec un hideux fracas, fait prisonnière l’oreille de Pyrrhus ; car voici : son épée qui allait s’abattant sur la tête, blanche comme le lait, du respectable Priam, sembla adhérer à l’air et s’y fixer. Pyrrhus donc, ainsi qu’un tyran en peinture, s’arrêta, et comme s’il eût été une personne neutre en présence de sa volonté et de ses intérêts, il ne fit rien. Mais comme nous voyons souvent, à l’approche de quelque orage, un silence dans les cieux, les nuées arrêtées, les hardis aquilons sans parole, et, au-dessous, le globe aussi muet que la mort, et tout à coup l’effroyable tonnerre déchirant toute la contrée ; ainsi, après cette pause de Pyrrhus, un réveil de vengeance le ramène à l’œuvre, et jamais les marteaux des Cyclopes ne tombèrent sur l’armure de Mars, forgée pour être mise à l’épreuve de l’éternité, avec moins de remords que l’épée sanglante de Pyrrhus ne tombe maintenant sur Priam. Hors d’ici, hors d’ici, toi, prostituée, ô Fortune ! Et vous tous, ô dieux ! assemblés en synode général, ôtez-lui son pouvoir ; brisez tous les rayons et toutes les jantes de sa roue, et faites-en rouler le moyeu arrondi sur la pente des collines du ciel, aussi bas que chez les démons !

polonius. — Ce discours est trop long.

hamlet. — Il ira chez le barbier en même temps que votre barbe. Je t’en prie, continue ; il lui faut quelque gigue ou quelque conte de mauvais lieu ; sans cela il s’endort ; continue. Passons à Hécube.

le premier comédien. —
Mais celui (ah ! malheur !) qui aurait vu la reine encapuchonnée…

hamlet. — La reine encapuchonnée !

polonius. — Est-ce bien ? Oui, « reine encapuchonnée » est bien.

le premier comédien. —
… courir, pieds nus, çà et là, et, du flux aveugle de ses yeux, menacer les flammes — ayant un chiffon sur sa tête où naguère se tenait le diadème — et en manière de robe, autour de ses reins décharnés et tout fourbus par trop d’enfantements, une courtepointe ramassée dans l’alarme de la peur, — celui qui eût vu cela aurait, avec une langue infusée de venin, prononcé contre l’empire de la fortune le grief de haute trahison. Mais si les dieux eux-mêmes l’avaient vue alors, quand elle vit Pyrrhus se faire un jeu malicieux de réduire en hachis, à coups d’épée, le corps de son mari, le soudain éclat de clameurs qu’elle fit (à moins que les choses mortelles ne les émeuvent pas du tout) aurait pu traire les yeux brûlants du ciel et toute la passion qui est dans les dieux.

polonius. — Regardez s’il n’a pas changé de couleur ; il a les larmes aux yeux. Je t’en prie, restons-en là.

hamlet. — C’est bon ! je te ferai bientôt déclamer le reste. Mon bon seigneur, voulez-vous veiller à ce que les comédiens soient bien pourvus ? Vous entendez, il faut en user bien avec eux, car ils sont l’essence et la chronique abrégée des temps. Il vaudrait mieux pour vous avoir une méchante épitaphe après votre mort, que d’être maltraité par eux durant votre vie.

polonius. — Mon seigneur, je les traiterai selon leur mérite.

hamlet. — Eh ! l’homme beaucoup mieux, par la tête-bleu ! Traitez-moi chaque homme selon son mérite, et qui donc, en ce cas, échappera aux étrivières ? Traitez-les selon votre propre rang et votre dignité ; moindres seront leurs droits, plus méritoire sera votre bonté. Emmenez-les.

polonius. — Venez, messieurs.

hamlet. — Suivez-le, mes amis ; nous verrons une pièce demain. Écoute, mon vieil ami : pouvez-vous jouer le Meurtre de Gonzague ?

le premier comedien. — Oui, mon seigneur.

hamlet. — Eh bien ! nous donnerons cela demain au soir. Vous pourriez, au besoin, étudier un discours de quelques douze ou seize vers que je voudrais mettre par écrit et y insérer ? ne pourriez-vous pas ?

le premier comédien. — Oui, mon seigneur.

hamlet. — Très-bien. Suivez ce seigneur, et faites attention à ne pas vous moquer de lui. (Polonius et les comédiens sortent.)(À Rosencrantz et à Guildenstern.) Mes bons amis, je vous laisse jusqu’à ce soir ; vous êtes les bienvenus à Elseneur.

rosencrantz. — Mon bon seigneur !

(Rosencrantz et Guildenstern sortent.)

hamlet. — Or çà, Dieu soit avec vous ! — Maintenant je suis seul. Oh ! quel drôle et quel rustre inerte je suis ! N’est-ce pas chose monstrueuse que ce comédien que voici, dans une pure fiction, dans une passion rêvée, puisse, selon sa propre idée, contraindre son âme à ce point que, par le travail de son âme, son visage entier blêmisse. Et des pleurs dans ses yeux ! l’égarement dans sa physionomie ! une voix brisée ! et toute son action appropriant les formes à l’idée ! Et tout cela pour rien ! pour Hécube ! Qu’est-ce que lui est Hécube, ou qu’est-ce qu’il est à Hécube, lui, pour qu’il pleure pour elle ? Que ferait-il donc s’il avait, pour se passionner, le motif et le mot d’ordre que j’ai ? Il inonderait de larmes le théâtre, il déchirerait l’oreille de la multitude par de formidables paroles, il rendrait fou le coupable et épouvanterait l’innocent ; il confondrait l’ignorant et frapperait de stupeur, sur ma parole ! les facultés mêmes d’entendre et de voir. Et moi ! moi, cependant, plat coquin, courage de boue, je suis là à parler comme un Jeannot rêveur [6], mal imprégné de la fécondité de ma cause, et je ne puis rien dire, non, rien pour un roi dont le domaine et la très-chère vie ont subi un infernal échec. Suis-je un lâche ? Qui vient m’appeler drôle ? se jeter au travers de mon chemin [7] ? m’arracher la barbe et me la souffler à la face ? me tirer par le nez ? me donner des démentis par la gorge, jusqu’à me les enfoncer dans les poumons ? Qui me fait cela ? ah ! qu’est-ce donc ? Je prendrais bien la chose, car il faut assurément que j’aie un foie de pigeonneau, et que je manque du fiel qui doit rendre amère l’oppression ; autrement, avant cette heure, j’aurais engraissé déjà tous les vautours de la contrée avec les entrailles de ce laquais ! Ô sanglant, sensuel coquin ! Traître sans remords, sans pudeur, dénaturé coquin ! Eh bien ! quoi ? Quel âne suis-je donc ? Ceci est très-brave que, moi, fils d’un bien-aimé père assassiné, moi, excité à ma vengeance par le ciel et l’enfer, j’aie besoin comme une catin de décharger mon cœur en paroles et que je tombe dans les malédictions comme une vraie coureuse de rues, comme une fille de cuisine ! Fi donc ! fi ! En avant, mon cerveau ! Un instant : j’ai entendu dire que des créatures coupables, assistant à une pièce de théâtre, avaient, par l’artifice même de la scène, été frappées à l’âme de telle sorte que, sur l’heure, elles avaient déclaré leurs forfaits [8]. Car le meurtre, quoiqu’il n’ait pas de langue, saura parler par quelque organe miraculeux. Je ferai jouer, par ces comédiens, quelque chose qui ressemble au meurtre de mon père, devant mon oncle, et j’observerai son apparence, je le sonderai jusqu’au vif ; s’il se trouble, je sais mon chemin. L’esprit que j’ai vu pourrait bien être un démon ; le démon a le pouvoir de prendre une forme qui plaît ; oui, et peut-être, grâce à ma faiblesse et à ma mélancolie (car il est très-puissant sur les tempéraments ainsi faits), m’abuse-t-il pour me damner. Je veux me fonder sur des preuves plus directes que cela. Oui, cette pièce est le piège où je surprendrai la conscience du roi.

(Il sort.)


FIN DU DEUXIÈME ACTE.

  1. Ceci est vague. Mais pourquoi le traducteur prendrait-il parti quand l’auteur a laissé la pensée en suspens ? Le texte porte :

    Doubt thou, the stars are fire ;
    Doubt that the sun doth move ;
    Doubt truth to be a liar ;
    But never doubt I love.

    Le verbe anglais to doubt signifie tantôt douter, tantôt soupçonner. Fallait-il traduire le troisième vers par « Soupçonne la vérité d’être une menteuse » — ou par : « Doute que la vérité soit une menteuse ? » Les deux sens sont dans le texte ; il fallait les garder dans la traduction, confondus et même confus. N’enlevons jamais au langage de Hamlet, surtout à partir du second acte, après qu’il a vu le spectre, appris le crime et conçu la vengeance, après qu’il a annoncé à ses amis l’intention de feindre un caractère fantasque, après que le roi l’a dépeint comme tout transformé et malade, n’enlevons jamais à son langage ni un trait de brusquerie, ni une goutte d’amertume, ni une ombre d’obscurité. Hamlet dit-il que le vrai est vrai, ou que ce qu’on appelle ainsi n’est que mensonge ? Est-ce un axiome de sens commun ou un axiome de scepticisme subtil et triste qu’il propose à Ophélia ? Est-ce à la certitude de la vérité ou à la vérité de l’incertitude qu’il compare et préfère l’évidence de son amour ? Qui sait ? Mais quoi qu’il en soit, voulue ou fortuite, la confusion des deux sens est de Shakspeare. On dirait volontiers qu’Ophélia, en lisant ce vers, l’a compris dans le sens le plus simple, et que Hamlet l’avait écrit dans l’autre sens, le plus dérobé et le plus désolé.

  2. Tout ce passage n’est qu’un tissu d’allusions à l’histoire des divers théâtres qui s’étaient établis peu avant la représentation de Hamlet, et où les enfants de chœur de l’église de Saint-Paul et de la chapelle royale d’Élisabeth faisaient concurrence à la troupe de Shakspeare. Ce n’est pas seulement de leur concurrence que Shakspeare se plaint, mais aussi des abus et des désordres qui s’étaient introduits sur la scène avec les nouveaux acteurs. Les attaques personnelles y avaient pris toute licence. On voit dans l’Apologie des acteurs, par Heywood, publiée en 1612, « que l’État, la cour, la loi, la cité et leurs gouvernements » n’étaient aucunement épargnés et que certains auteurs « mettaient leurs amères invectives dans les bouches enfantines, comptant que la jeunesse des comédiens aurait le privilège de faire passer ces particularités violentes contre les humeurs diverses d’hommes privés et vivants, nobles ou autres. » Mais le succès fit bientôt scandale ; une partie du public se dégoûta et s’éloigna ; les représentations des enfants furent interdites de 1591 à 1600, et les autres troupes souffrirent tour à tour de la vogue et du décri de leurs jeunes rivaux, des règlements sévères auxquels ils donnèrent lieu et de leur retour sur la scène. Le théâtre de Shakspeare était le théâtre du Globe et avait pour enseigne Hercule portant le monde.
  3. Cela s’adresse à un jeune acteur chargé des rôles de femmes. Hamlet, le voyant grandi, suppose que sa voix a mué ou va muer et le rendre impropre à ses anciens rôles. C’était la règle, en Angleterre, qu’une pièce d’or n’avait plus cours quand elle était entamée par quelque fêlure au delà du cercle dont l’effigie était entourée.
  4. Le caviar, connu depuis peu des Anglais au temps de Shakspeare, faisait les délices des gourmets raffinés, et Ben Jonson a souvent tourné en ridicule l’importance de ces friandises exotiques, anchois, macaroni, caviar, etc.
  5. Les commentateurs sont une race d’hommes à part et capables de tout ; il faut être convaincu de cela par avance pour en croire ses yeux, quand on voit un des plus savants et plus fervents interprètes anglais de Shakspeare prétendre qu’il n’y a point d’ironie dans les remarques de Hamlet que nous venons de traduire, ni de parodie dans les tirades qui vont suivre. Autant dire que Molière était de l’avis de Philinte, et non de l’avis d’Alceste, à propos du sonnet d’Oronte. On verra plus loin (acte III, sc. ii) ce que Shakspeare pensait des acteurs emphatiques. Ici nous avons son opinion sur les écrivains ampoulés et précieux. Que Shakspeare lui-même soit parfois tombé, en courant, dans quelques-uns des défauts qu’il raille ainsi, on doit l’avouer ; mais on n’en doit pas conclure que, de sang-froid, et chez les autres, il ait admiré ces défauts systématiquement entassés et sans aucune beauté qui les compensât. Chacun des éloges mis ici dans la bouche de Hamlet est une contre-vérité sous la plume de Shakspeare. Hamlet annonce comme simples et mesurés les vers où Shakspeare a imité la violence et les faux ornements du style à la mode. À quel point l’intention est satirique et son imitation exacte, on en peut juger par ce fragment de la pièce qu’il a parodiée : Didon, reine de Carthage, tragédie de Christophe Marlowe et de Thomas Nash. Énée raconte à Didon comment Pyrrhus, dans le palais royal de Troie, répondit aux larmes de Priam et d’Hécube : « N’étant pas du tout ému, souriant de leurs larmes, ce boucher, tandis que Priam tenait encore les mains levées, lui marcha sur la poitrine, et de son épée lui fit voler les mains… Aussitôt la reine frénétique sauta aux yeux de Pyrrhus, et, se suspendant par les ongles à ses paupières, prolongea un peu la vie de son époux ; mais à la fin les soldats la tirèrent par les talons et la balancèrent, haletante, dans le vide qui envoya un écho au roi blessé ; alors celui-ci souleva du sol ses membres alités et aurait voulu se colleter avec le fils d’Achille, oubliant à la fois son manque de forces et son manque de mains. Pyrrhus le dédaigne ; il balaye autour de lui, avec son épée, dont le choc a fait tomber le vieux roi, et depuis le nombril jusqu’à la gorge, d’un seul coup, il fend le vieux Priam. Au dernier soupir du mourant, la statue de Jupiter commença à baisser son front de marbre, comme en haine de Pyrrhus et de sa méchante action ; mais lui, insensible, il prit le drapeau de son père, le plongea dans le sang froid et glacé du vieux roi, et courut en triomphe vers les rues ; il ne put passer à cause des hommes tués ; alors, appuyé sur son épée, il se tint aussi immobile qu’une pierre, contemplant le feu dont brûlait la riche Ilion. » Mais, n’êtes-vous pas de l’avis de Didon qui s’écrie, dès que les mains de Priam sont coupées : « Oh arrêtez… Je n’en puis entendre davantage ? »
  6. John-a-dreams, par allusion à quelque personnage d’une histoire populaire. De même en France, on donnait autrefois, et Brantôme donnait encore le surnom de Guillot le Songeur à ceux qui perdaient leur temps et leurs escrimes à excogiter divers moyens d’agir — en souvenir du chevalier Guillan le Pensif, l’un des personnages de l’Amadis.
  7. Le texte porte :
    Who calls me villain ? breaks my pate across ?

    Mais il me semble évident qu’il faut lire : my pacemy path. L’extrême négligence avec laquelle ont été imprimées les premières éditions de Shakspeare excuse, et au delà, cette petite correction. Tel quel, le texte voudrait dire : « Qui vient me fendre d’outre en outre la caboche ? » Après cela, le nez tiré et les plus profonds démentis seraient peu de chose, et Hamlet ne serait pas très-lâche de prendre bien un traitement qui le mettrait hors d’état de prendre mal quoi que ce fût. Sa folie, si folie il y a, n’est pas si sotte ; elle a de la méthode, comme nous l’a dit Polonius. À chaque pensée qu’il conçoit, à chaque fait qu’il imagine, on le voit rapidement aller et rouler de conséquence en conséquence, raisonneur passionné qui s’enivre de ses remarques, de ses calculs, de ses soupçons, du jeu qu’il joue devant les autres, de sa sévérité envers lui-même. Ce cours précipitamment régulier, ces bonds suivis par lesquels avance l’impétueuse logique des pensées et des paroles de Hamlet étaient trop selon le génie de Shakspeare pour n’être pas partout dans le caractère de son héros. Hamlet, dans le passage qui nous occupe ici, se représente une série graduée d’injures dont il se trouve digne ; il y pense, il la voit, il y est ; son adversaire s’emporte à plus d’insolence à mesure que lui-même il s’abaisse à plus de patience ; c’est ainsi que tout se passe dans son esprit. C’est ainsi que, peu de lignes plus haut, quand il suppose un comédien poussé par les motifs qui laissent Hamlet immobile, quand il se représente en même temps l’acteur et les spectateurs sous le coup d’une réalité si poignante, il arrive enfin à « frapper de stupeur les facultés même d’entendre et de voir. » Notez cette abstraction. L’oreille était déjà déchirée, l’œil déjà épouvanté ; mais plus loin encore, tout au fond de la cervelle et de l’âme, Hamlet va chercher la faculté même d’entendre et de voir ; c’est la dernière hyperbole d’un analyste furieux. On est trop heureux quand il n’y a qu’à traduire avec une véritable exactitude pour reproduire ces nuances admirablement raisonnables de Shakspeare. Quand il n’y a qu’une lettre à changer pour les lui rendre, faut-il respecter jusqu’à la superstition un vieux texte, condamné en cent autres endroits ?

  8. Il est probable que Shakspeare avait en vue une aventure de son temps. La vieille histoire du frère François était jouée par les comédiens du comte de Sussex, à Lynn, dans la province de Norfolk ; une femme y était représentée éprise d’un jeune gentilhomme ; et, pour mieux s’assurer la possession de son amant, elle avait secrètement assassiné son mari, dont l’ombre la poursuivait et se présentait différentes fois devant elle dans les lieux les plus retirés où elle s’enfermait. Il y avait au spectacle une femme de la ville qui jusqu’alors avait joui d’une bonne réputation, et qui sentit en ce moment sa conscience extrêmement troublée et poussa ce cri soudain « Ô mon mari ! mon mari. Je vois l’ombre de mon mari qui me poursuit et me menace. » À ces cris aigus et inattendus, le peuple qui l’environnait fut étonné, et lui en demanda la raison. Aussitôt, sans autres instances, elle répondit qu’il y avait sept ans que, pour jouir d’un jeune amant qu’elle nomma, elle avait empoisonné son mari, dont l’image terrible s’était représentée à elle sous la forme de ce spectre ; elle avoua tout devant les juges, et fut condamnée. Les acteurs et plusieurs habitants de la ville furent témoins de ce fait.