Hania/IX

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Hania (1876)
Traduction par Henri Chirol.
Calmann Lévy (p. 186-218).
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IX


Sélim alla, en effet, chez son grand-père, et resta chez lui une dizaine de jours. Le temps s’écoula assez tristement pour nous, à Litvinov.

Hania me fuyait et me regardait avec crainte ; à la vérité, je n’avais pas la moindre envie de lui parler, car mon orgueil empêchait toute parole de sortir de mes lèvres ; mais je ne sais pourquoi Hania s’efforçait de ne pas rester un instant seule avec moi.

Elle s’ennuyait, c’était visible ; son visage pâlissait et se creusait, et je considérais ce chagrin avec un frémissement.

« Non, me disais-je, ce n’est pas là un caprice momentané et enfantin, c’est un sentiment profond et sincère ! »

En vain mon père, le prêtre et madame d’Ives se torturèrent-ils pour savoir ce que j’avais, si j’étais malade : — à toutes leurs questions je répondais négativement, et leur sollicitude ne faisait que me tourmenter davantage. Je restais seul des journées entières, tantôt à cheval dans la campagne, tantôt au milieu des roseaux sur l’étang. Je vivais comme un homme sauvage. Quelquefois même, je restais toute la nuit dans la forêt auprès d’un bûcher avec un fusil et un chien. D’autres fois, j’allais trouver notre berger, regardé comme un sorcier, qui fuyait la société et composait toujours des poisons avec des herbes cueillies dans les prés, et je m’initiais aux secrets de la sorcellerie. Mais les minutes me semblaient longues et — qui l’eût pu croire ? — je m’ennuyais après Sélim.

Un jour, l’idée me passa dans la tête d’aller voir le vieux Mirza à Khojéli. Le vieillard, touché de ce que j’étais venu exprès pour lui, m’accueillit comme un père ; mon intention était pourtant tout autre, je voulais examiner de près le portrait du terrible colonel de cavalerie légère, du temps de Sobieski. Et quand je vis ces yeux de mauvais augure qui avaient l’air de vous suivre partout, je me rappelai aussi mes aïeux, dont les portraits étaient suspendus chez nous dans une salle, l’air sévère et tout bardés de fer.

Sous l’influence de ces impressions, mon esprit en arriva à un état d’exaltation étrange. La solitude, l’éternel silence, les rapports étroits avec la nature, tout cela aurait dû agir sur moi et me tranquilliser, mais je portais toujours un poison en moi-même. Par instants, je me livrais à des rêveries qui ne faisaient qu’empirer ma situation. Souvent, étendu dans quelque recoin sombre de la forêt ou couché au fond du canot, entre les roseaux, je m’imaginais être dans la chambre de Hania, à ses genoux ; il me semblait baiser ses mains, sa robe ; je l’appelais des noms les plus tendres, et elle posait sa main sur ma tête brûlante en disant :

— Tu as assez souffert ; oublie tout cela, ce n’était qu’un songe. Je t’aime, Henri !

Mais ensuite venaient le réveil et la réalité ; cet avenir morose comme un jour d’automne, sans Hania, jusqu’au bout de ma vie sans Hania, me semblait encore plus terrible. Je devenais de plus en plus sauvage ; je fuyais le monde, même mon père, le prêtre Ludvig et madame d’Ives. Kaz, avec son bavardage de jeune adulte, avec sa curiosité, son rire éternel et ses folies, m’ennuyait énormément. Et cependant ces braves gens s’efforçaient de me distraire et se désolaient en secret, ne pouvant rien comprendre à cet accablement. Hania — devinait-elle ou non le motif de mes tourments je ne sais, car elle avait de grands motifs de supposer que je m’intéressais à Lola Oustchitska, — Hania, dis-je, faisait aussi tous ses efforts pour me consoler. Mais j’étais si peu communicatif avec elle qu’elle ne pouvait s’empêcher de témoigner quelque crainte quand je me tournais de son côté. Mon père lui-même, ordinairement sévère et froid, tâchait de m’égayer, de m’intéresser par quelque chose et de deviner mon secret. Souvent il commençait avec moi une conversation qui, à son avis, pouvait me plaire. Une fois, après le dîner, il sortit avec moi dans la cour et me dit en me regardant :

— Est-ce que tu n’as pas pensé à une chose ? Je voulais te le demander depuis longtemps déjà : ne trouves-tu pas que Sélim tourne un peu trop autour de Hania ?

Dans des conditions ordinaires, j’aurais dû me troubler et me faire prendre au piège, comme on dit ; mais j’étais dans une telle disposition d’esprit que je ne fis pas le plus petit mouvement qui pût me trahir et je répondis tranquillement :

— Non, je sais qu’il n’en est pas ainsi…

Il m’était tout à fait désagréable de voir mon père s’occuper de cela. J’y étais seul intéressé et seul juge.

— Tu en réponds, alors ? demanda mon père.

— J’en réponds. Sélim est amoureux d’une petite pensionnaire, à Varsovie.

— C’est que, vois-tu, tu es le tuteur de Hania, tu dois la surveiller.

Je savais que mon père cherchait ainsi à réveiller mon amour-propre, occuper mon esprit et détourner mes pensées de ce cercle diabolique dont elles ne pouvaient sortir ; mais je lui répondis avec indifférence :

— Un joli tuteur ! Tu n’étais pas là quand le vieux Nikolaï me l’a laissée, voilà tout ! Mais personne ne me considère comme un véritable tuteur.

Mon père fronça les sourcils ; il vit qu’il n’atteindrait pas ce qu’il désirait, et changea de tactique. Ses moustaches blanches remuèrent, un sourire parut sur ses lèvres, il cligna un peu de l’œil, à la manière militaire, me prit une oreille et, moitié familier moitié plaisantant, renouvela sa demande :

— Mais peut-être bien que Hania t’a aussi tourné la tête ? Allons, parle, mon garçon ?

— Hania ? pas du tout ! En tout cas ce n’aurait été que pour rire.

Je mentais effrontément, mais cela passa mieux que je ne l’aurai cru.

— Alors peut-être est-ce Lola Oustchitska, dis ?

— Elle ? c’est une coquette !

Mon père se fâcha.

— Que diable te faut-il ? Tu n’es amoureux de personne, et tu es comme une recrue après le premier dressage.

— Mais je n’ai besoin de rien du tout.

De tels entretiens dont, par intérêt pour moi, n’étaient avares ni mon père, ni le prêtre Ludvig, ni même madame d’Ives, me tourmentaient et m’impatientaient de plus en plus. Mes rapports avec tout le monde finirent par devenir insupportables ; je me fâchais pour un rien. Le prêtre Ludvig y voyait les premiers signes précurseurs d’un caractère despotique et, regardant mon père, il disait en riant :

— Il est aussi d’une race de coqs.

Mais lui-même par instants perdait patience.

Entre mon père et moi, nous en venions parfois à nous disputer. Un soir, après le dîner, au cours d’une discussion sur la noblesse et la démocratie, j’étais monté à un tel point, que je déclarai regretter d’être né noble ; mon père m’ordonna de sortir de la chambre, les dames pleurèrent, et pendant un jour entier, les rapports des personnes de la maison furent très tendus. À la vérité, je n’étais alors ni aristocrate ni démocrate, j’étais simplement amoureux et profondément malheureux. Il n’y avait place en moi pour aucune théorie sociale, et si je défendais ces idées, c’était par exaspération, par méchanceté envers l’humanité ; pour le même motif, j’entamais avec le prêtre Ludvig des discussions religieuses, qui se terminaient ordinairement par un violent claquement de portes. En un mot, j’empoisonnais non seulement mon existence, mais encore celle de tous ceux qui vivaient avec moi, et quand Sélim revint enfin après une absence de dix jours, chacun crut sentir qu’on lui enlevait une pierre de dessus la poitrine. À son retour, je n’étais pas là ; j’errais à cheval dans les environs. Le soir approchait au moment où je rentrai ; le palefrenier, en prenant ma bride, me dit :

— Le jeune seigneur de Khojéli est arrivé.

Au même moment, Kaz accourut pour m’annoncer la même nouvelle.

— Je le sais déjà, répondis-je d’un ton brusque. Où est Sélim ?

— Dans le jardin, je crois, avec Hania ; je vais aller le chercher.

Nous allâmes au jardin. Kaz courait devant, tandis que je le suivais plus lentement. Je n’avais pas fait encore quinze pas que je revis Kaz au bout de l’allée. Grand polisson et très gamin, il se mit à me faire de loin une figure extraordinaire ; il était rouge comme une écrevisse et pouvait avec peine contenir son envie de rire. Il se rapprocha de moi, et murmura :

— Henri ! Ha ! ha ! ha ! chut !

— Qu’y a-t-il ? demandai-je mécontent.

— Chut !… Ha ! ha ! ha !… Sélim est à genoux devant Hania dans le kiosque de houblon. C’est vrai, je t’assure !

Je lui enfonçai mes ongles dans l’épaule.

— Tais-toi ! Reste là ! Et pas un mot à qui que ce soit, comprends-tu ? Reste là, et je vais y aller seul, et toi, pas un mot, si tu tiens à ta vie !

Kaz, qui avait d’abord pris la chose gaiement, s’aperçut alors de la pâleur mortelle qui couvrait mon visage ; il s’en effraya et resta à sa place, bouche bée, tandis que je courais comme un fou dans la direction du kiosque. Rapidement et sans bruit, pareil à un serpent, je me glissai entre les buissons d’épine-vinette qui entouraient le kiosque, et j’atteignis le mur. Il était formé de légères planches entrecroisées, et je pus à loisir voir et entendre tout. Le rôle humiliant d’espion ne me semblait nullement honteux ; j’écartai avec soin quelques feuilles, et prêtai l’oreille.

— Quelqu’un vient ! dit la voix basse et saccadée de Hania.

— Non, ce sont des feuilles qui remuent, répondit Sélim.

Je les regardai de derrière le rideau de feuillage ; Sélim était maintenant assis à côté de Hania, sur un petit banc ; celle-ci était pâle comme une morte ; ses yeux étaient fermés, et sa tête reposait sur l’épaule de Sélim ; il l’entourait d’un bras et la serrait avec amour et transport.

— Je t’aime, Hania ! Je t’aime, je t’aime ! chuchotait-il avec passion, en cherchant ses lèvres.

Hania se renversa en arrière, comme pour échapper au baiser ; mais leurs lèvres s’unirent… longtemps. Ah ! comme ce fut long ! Il me sembla que cela durât un siècle ! Ce baiser, pour moi, exprimait tout ce qu’ils avaient à se dire. Une certaine pudeur retenait leurs paroles ; leur hardiesse allait jusqu’au baiser, mais les mots leur manquaient. Alentour régnait un effrayant silence et jusqu’à moi parvenait seulement le souffle passionné, haletant, de Hania et de Sélim.

J’accrochai mes mains au treillage de bois, qui faillit remuer sous mon mouvement convulsif. Mes yeux se troublaient, ma tête tournait, la terre semblait se dérober sous moi. Mais fût-ce au prix de ma vie, je voulais savoir ce qu’ils allaient se dire ; je repris donc un peu d’empire sur moi-même, j’appuyai encore plus fortement mon front contre le treillage, et j’écoutai.

Tout était silencieux ; mais au bout d’un moment, Hania parla la première :

— C’est assez, dit-elle, assez ! Je n’ose plus vous regarder en face. Partons d’ici.

Et détournant la tête, elle tâcha de s’arracher de l’étreinte de Sélim.

— Oh ! Hania, comme je suis heureux ! s’écria celui-ci.

— Partons d’ici. Quelqu’un vient.

Sélim bondit de sa place, les yeux brillants, les narines frémissantes.

— Que tout le monde vienne. Je t’aime, et je le proclamerai à la face de tous ! Je ne sais moi-même comment cela s’est fait. J’ai lutté, j’ai souffert, parce qu’il me semblait qu’Henri t’aimait et que toi tu l’aimais. Mais à présent, je ne prends plus garde à rien. Tu m’aimes et il s’agit de ton bonheur… ô Hania, Hania !

Et j’entendis de nouveau le bruit d’un baiser, après quoi Hania murmura d’une voix faible :

— Je vous crois, je vous crois, seigneur Sélim ; mais je dois vous dire beaucoup de choses, beaucoup… Hier, madame d’Ives a longtemps causé avec le père du seigneur Henri ; elle pense que s’il devient aussi étrange c’est parce qu’il m’aime. Et moi-même je ne sais si c’est vrai ou non. Il y a des minutes où il me semble que c’est bien là la raison. Je ne le comprends pas. Je le crains. Je sens qu’il nous empêchera, qu’il nous séparera, et moi…

Et elle acheva d’une voix presque imperceptible :

— … Je vous aime, je vous aime beaucoup.

— Écoute, Hania ! répondit Sélim, aucune puissance humaine ne peut nous séparer. Si Henri me défend de venir ici, alors je t’écrirai. J’ai un homme qui te remettra toutes mes lettres. Et moi-même je viendrai… là-bas, à l’étang. Viens toujours dans le jardin au crépuscule. Et surtout ne t’en va pas ! S’ils veulent t’envoyer loin d’ici, je ne le permettrai pas, je te le jure au nom de Dieu… Ah ! ne prononce plus de telles paroles, ou j’en deviendrais fou ! Oh ! ma chérie, ma chérie !…

Il lui saisit les mains et les porta passionnément à ses lèvres.

Soudain Hania se leva du banc.

— J’entends des voix, on vient ! dit-elle avec inquiétude.

Ils sortirent du kiosque, bien que l’inquiétude de Hania fût vaine.

Le crépuscule les éclairait de sa lueur douce, qui me paraissait plus rouge que du sang. Je revins aussi vers la maison et au bout de l’allée, j’aperçus Kaz.

— Ils sont partis. Je les ai vus, murmura-t-il, dis-moi ce que je dois faire ?

— Tue-les à coups de fusil ! criai-je furieux.

— Bien, répondit Kaz.

— Attends ! Ne sois pas bête. Ne fais rien. Ne te mêle pas de cela, Kaz, et je t’en prie, sur ton honneur, tais-toi. Si j’ai besoin de toi, je te le dirai ; mais avec les autres, silence !

— Je ne dirai pas un mot, quand même on me tuerait !

Nous marchâmes une minute sans se prononcer une parole. Kaz, pénétré de l’importance de la situation et soupçonnant quelque chose d’extraordinaire, car il avait toujours l’esprit tourné dans ce sens me regarda de ses yeux enflammés et s’écria :

— Henri !

— Quoi ?

Nous parlions à voix basse, bien que personne ne pût nous entendre.

— Tu ne vas pas te battre avec Mirza ?

— Je ne sais. Peut-être bien.

Il s’arrêta et se jeta à mon cou.

— Henri, mon chéri ! si tu veux te battre avec lui, permets-moi de le faire à ta place. Je me suis déjà mesuré avec lui ; laisse-moi essayer. Permets-le-moi, Henri ?

Les exploits chevaleresques grisaient Kaz, et, plus que jamais, je reconnus en lui mon frère ; je le serrai sur ma poitrine, et je lui dis :

— Non, Kaz. Je ne sais pas encore. Et puis… il n’accepterait pas ton défi. Que se passera-t-il, je n’en sais rien encore. Mais en attendant, ordonne qu’on me selle tout de suite un cheval. J’irai en avant l’attendre sur la route pour causer avec lui. Mais ne laisse voir à personne que tu sais quelque chose. Fais-moi seulement seller un cheval.

— Tu ne prendras pas un fusil avec toi ?

— Fi, Kaz ! Il n’a pas d’armes. Aussi je n’en prendrai aucune ; je veux seulement lui parler. Tranquillise-toi et va à l’écurie.

Kaz se pressa d’aller transmettre mon ordre, et je rentrai doucement à la maison. Il me semblait que j’avais reçu un grand coup sur la tête ; à dire vrai, je ne savais que faire, ni comment agir ; j’avais surtout envie de pleurer et de crier.

Je n’avais plus aucun doute à présent : le cœur de Hania était perdu pour moi ; auparavant, je désirais m’en convaincre de visu, pensant que cette découverte m’enlèverait ce poids qui m’oppressait. Mais à cette heure, la colère avait pris le dessus ; je l’envisageais tout aussi froidement que possible, mais le manque d’assurance m’agitait le cœur ; j’étais sûr de mon malheur, et je ne savais comment lutter avec lui.

Mon âme était pleine de fiel, de fureur et de folie. La voix du sacrifice qui auparavant m’avait plus d’une fois parlé en me disant : « Sacrifie-toi pour le bonheur de Hania, plus que tous tu dois avoir souci d’elle, sacrifie-toi ! » — cette voix maintenant s’était tue à jamais. L’ange du chagrin muet, l’ange de la souffrance et l’ange des larmes s’étaient envolés loin de moi. Je me sentais comme un ver sur lequel on a marché, sans se rendre compte du mal qu’on lui faisait. Je permettais au chagrin de me traquer, comme des chiens de chasse qui sont après un loup, mais, acculé, déshonoré, moi aussi, comme le loup je commençais à montrer les dents. Une nouvelle force, la vengeance, ranimait mon cœur.

Je me mettais à ressentir une sorte de haine contre Sélim et Hania ; je perdrais la vie, je perdrais tout ce que je pouvais perdre, mais je ne leur permettrais pas d’être heureux. Pénétré de cette pensée, je la saisis au vol, comme un condamné à mort se cramponne à la croix. Je trouvais une solution à mes idées, l’horizon s’éclaircissait devant moi ; je respirai largement et en liberté, comme je ne l’avais pas fait depuis longtemps.

Je rassemblais mes pensées éparses pour les faire concourir à la perte de Hania et de Sélim.

Je rentrai à la maison, froid et calme. Dans la salle étaient assis madame d’Ives, le prêtre Ludvig et Kaz, qui, déjà de retour de l’écurie, ne quittait pas d’un pas Sélim et Hania.

— Un cheval est-il sellé pour moi ? demandai-je à Kaz.

— Il est sellé.

— Tu veux m’accompagner ? demanda Sélim.

— Je veux aller surveiller la fauchaison, et voir si tout est en ordre. Kaz, donne-moi ta place.

Kaz s’exécuta aussitôt, et je m’assis à côté de Sélim et de Hania, sur le divan près de la fenêtre. Le souvenir me vint involontairement à l’esprit que nous nous étions assis là après la mort de Nikolaï, quand Sélim racontait une histoire de Crimée sur le sultan Garoun et la sorcière Lala. Alors Hania — encore fillette — posait sa petite tête dorée contre ma poitrine et dormait ; aujourd’hui cette même Hania, profitant de l’obscurité de la pièce, pressait doucement la main de Sélim. Jadis un sentiment tendre d’amitié nous unissait tous les trois ; à présent l’amour et la colère se trouvaient en présence. En apparence, tout était tranquille ; les amoureux se souriaient, je semblais plus joyeux que d’habitude, et personne ne pouvait deviner la cause de cette joie. Madame d’Ives pria Sélim de jouer quelque chose. Il se leva, s’assit au piano et se mit à jouer du Chopin. Je restai avec Hania sur le divan. Je remarquai qu’elle ne quittait pas Sélim des yeux, comme si c’était une icone sacrée ; elle se laissait aller à la rêverie, et je résolus de la ramener à la réalité.

— N’est-il pas vrai, Hania, lui dis-je, que Sélim a beaucoup de talent ? Comme il joue et chante bien !

— Oh ! oui ! répondit Hania.

— De plus, c’est un joli garçon ! Regarde-le !

Hania m’écoutait. Sélim était assis dans l’ombre ; sa tête seule était éclairée par les derniers reflets du soleil couchant, et à cette faible clarté il semblait si beau, si inspiré, avec ses yeux levés au ciel !

— C’est vrai, qu’il est beau, n’est-ce pas, Hania ? demandai-je.

— Vous l’aimez beaucoup.

— Oh ! cela l’intéresse peu, mais ce sont les femmes… qui l’adorent. Ah ! comme Josia l’aime !

Une ombre d’inquiétude passa sur le visage de Hania.

— Et lui ?…

— Lui !… Aujourd’hui il en aime une autre, demain ce sera le tour d’une troisième. Il ne peut aimer longtemps la même ; sa nature est ainsi. Si jamais il te jure qu’il t’aime, ne le crois pas (je parlai ici exprès avec un accent particulier) : ce seront tes baisers qu’il voudra et non ton cœur. Comprends-tu ?

— Seigneur Henri !

— Oui, c’est la vérité ! Mais je dis là des bêtises ! Cela ne peut te concerner. Car tu es si modeste… que tu n’oserais jamais embrasser un étranger. Hania, pardonne-moi ! Je t’ai encore offensée par cette supposition. Tu ne feras jamais cela, n’est-ce pas, Hania, jamais ?

Hania se leva et voulut sortir ; mais je la saisis par la main et la forçai à se rasseoir. Je tâchais de conserver mon calme, mais la fureur, comme avec des tenailles, me serrait la gorge. Je sentis que je perdais mon empire sur moi-même.

— Réponds donc, lui dis-je avec une émotion à peine contenue, ou je ne te laisserai pas partir !

— Seigneur Henri ! que voulez-vous ? que dites-vous ?

— Je dis… je dis… chuchotai-je entre mes lèvres serrées, je dis qu’il n’y a pas de honte dans tes yeux, voilà !

Hania se laissa glisser sans force sur le divan. Je la regardai : elle était blanche comme un suaire. Je lui saisis la main, et serrant ses petits doigts, je continuai :

— Écoute ; j’étais à tes pieds, je t’aimais plus que tout au monde…

— Seigneur Henri !

Puis je lui dis plus bas :

— J’ai tout vu et tout entendu… Tu es une effrontée ! Toi et lui…

— Mon Dieu ! mon Dieu !

— Tu es une effrontée ! Je n’oserais pas, moi, baiser le bas de ta robe, et il t’a embrassée sur les lèvres. Et toi tu te serrais contre lui. Je te méprise ! Je te déteste !

Ma voix mourut dans ma poitrine. Quelques minutes s’écoulèrent avant que je pusse continuer :

— Et toi, tu as bien deviné que je vous séparerais fût-ce au prix de ma vie ; oui, je vous séparerai, dussè-je vous tuer tous les deux, et moi ensuite. Ce que je t’ai dit tout à l’heure est faux. Il t’aime, il ne te tromperait pas, mais je vous séparerai !

— De quoi parlez-vous donc si ardemment ? demanda soudain madame d’Ives, de l’autre coin de la chambre.

— Nous discutons pour savoir quel est le plus beau kiosque de notre jardin, celui de roses ou celui de houblon ?

Sélim cessa de jouer, nous regarda avec curiosité et répondit très tranquillement.

— Je donnerais tous les kiosques pour celui en houblon.

— Un vilain goût ! répondis-je. Hania n’est pas du tout de cet avis.

— Est-ce vrai, mademoiselle Hania ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Hania, presque à voix basse.

Je sentis que je ne pourrais pas me contenir plus longtemps ; des cercles rouges passaient devant mes yeux. Je me levai, courus dans la salle à manger où je pris une carafe d’eau que je me versai sur la tête. Ensuite, sans me rendre compte de mes actes, je lançai la carafe par terre, si violemment qu’elle se brisa en mille morceaux, et je m’enfuis vers le vestibule.

Mon cheval et celui de Sélim étaient tout sellés devant le perron. Il m’était nécessaire de m’essuyer, après mon aspersion, et j’allai le faire dans ma chambre ; je redescendis ensuite au salon, où je trouvai le prêtre Ludvig et Sélim dans le plus grand émoi.

— Que s’est-il passé ? demandai-je.

— Hania s’est trouvée mal.

— Quoi ? comment ? m’écriai-je.

Et je saisis le prêtre par l’épaule.

— Aussitôt après ta sortie, elle a éclaté en sanglots et s’est ensuite évanouie. Madame d’Ives l’a portée chez elle.

Sans dire un mot, je courus à la chambre de madame d’Ives ; Hania s’était effectivement évanouie, mais la crise était déjà passée. Quand je la vis, j’oubliai alors tout, je tombai à genoux comme un fou devant son lit, et m’écriai, sans faire la moindre attention à madame d’Ives :

— Hania ! ma chérie ! mon amour ! qu’est-ce que tu as ?

— Rien ! rien ! répondit-elle d’une voix faible et en s’efforçant de sourire, c’est fini. Vrai, ce n’est rien.

Je restai avec elle un quart d’heure, ensuite je lui baisai la main, et je rentrai au salon. C’était un mensonge, je ne la détestais pas ! Je l’aimais, comme jamais je ne l’avais aimée ! Mais, quand je revis Sélim, je sentis tout le désir que j’avais de l’étouffer ; oh ! je le détestais, lui, de toutes les forces de mon âme !

Il accourut à ma rencontre avec le prêtre.

— Eh bien, qu’y a-t-il ?

— Ce n’est rien.

Et, me tournant vers Sélim, je lui dis à l’oreille :

— Retourne chez toi, nous nous trouverons demain à la limite de nos terres, à l’entrée de la forêt. J’ai besoin de te parler. Je ne veux plus que tu viennes ici. Notre amitié est brisée.

Sélim devint rouge.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Je t’expliquerai tout demain. Aujourd’hui je ne le veux pas. Tu comprends ? je ne le veux pas. Demain, à six heures.

Et je me dirigeai vers la chambre de madame d’Ives.

Sélim se demanda s’il ne courrait après moi ; il hésita et resta à la porte, et je le vis au bout de quelques minutes monter à cheval et partir. Je restai plus d’une heure dans la pièce voisine. Je ne pouvais aller voir Hania, car elle était très faible et dormait. Madame d’Ives et le prêtre Ludvig tenaient un grand conseil chez mon père ; et jusqu’à l’heure du thé je restai seul.

L’heure du thé venue, je remarquai que mon père, le prêtre et madame d’Ives avaient des figures moitié fâchées, moitié mystérieuses, et j’en ressentis une certaine inquiétude. Avaient-ils deviné quelque chose ? C’était plus que probable, car nos rapports entre Hania, Sélim et moi, étaient devenus tout à fait bizarres.

— J’ai reçu aujourd’hui une lettre de la mère, me dit mon père.

— Comment se porte-t-elle ?

— Très bien ; mais elle s’inquiète de ce qui se passe ici. Elle veut revenir, ce que je ne lui permets pas d’ailleurs ; qu’elle reste encore deux bons mois à l’étranger.

— De quoi maman s’inquiète-t-elle ?

— Elle sait qu’il y a la variole dans le village, car j’ai eu l’imprudence de le lui dire.

J’ignorais totalement qu’il y eût une épidémie en ce moment ; peut-être m’en avait-on parlé, mais mon attention était alors tellement occupée autre part !

— Mais tu n’iras pas voir maman ? demandai-je.

— Nous verrons. Nous en reparlerons.

— Voilà près d’une année déjà qu’elle est à l’étranger ! soupira le prêtre Ludvig.

— Sa santé le réclame… Elle pourra vivre ici l’hiver prochain ; elle écrit qu’elle se sent mieux, seulement elle s’ennuie de ne pas nous voir et s’inquiète, répondit mon père.

Et, se tournant vers moi, il ajouta :

— Après le thé, viens chez moi. J’ai à te causer.

— C’est entendu, papa.

Je me levai et j’allai voir Hania avec tout le monde. Elle était maintenant complètement remise et voulait même se lever, mais mon père le lui défendit. Vers dix heures, les roues d’une calèche grincèrent devant nos portes ; c’était le docteur Stanislas, qui était venu dans l’après-midi visiter des paysans. Il examina Hania et déclara qu’elle n’avait absolument rien et qu’il lui fallait seulement des distractions et du repos. De plus, il lui interdit complètement l’étude.

Mon père le consulta et lui demanda s’il ne vaudrait pas mieux emmener les enfants pour un certain temps, tant que l’épidémie sévirait. Le docteur le tranquillisa, lui assura qu’il n’y avait aucun danger et alla ensuite se coucher, car il tombait de lassitude.

Je le reconduisis jusqu’à sa chambre et me disposai moi-même à me déshabiller, car j’étais très fatigué des péripéties de la journée, quand Francis entra chez moi et me dit :

— Seigneur, votre père vous demande.

J’y allai aussitôt. Mon père était assis à son bureau, et sur des chaises le prêtre Ludvig et madame d’Ives se tenaient autour de lui. Mon cœur battit d’anxiété, tel un coupable qui paraît devant son juge, car j’étais presque convaincu qu’on allait m’interroger sur Hania ; et, effectivement, mon père se mit à parler d’une chose fort importante. Il envoyait mes jeunes sœurs avec madame d’Ives à Koptchany, chez notre grand-père, pour tranquilliser ma mère ; Hania se trouverait donc rester seule au milieu d’hommes, ce que mon père ne voulait pas ; et il ajouta qu’il se passait chez nous des choses sur lesquelles il ne voulait pas m’interroger, mais qu’il ne pouvait approuver. Le départ de Hania y mettrait fin.

Tous, à ce moment, me regardèrent et furent très surpris quand, au lieu de m’opposer désespérément au départ de Hania, je l’approuvai avec joie. J’avais calculé, en effet, que ce départ romprait toutes ses relations avec Sélim ; en outre, l’espoir, comme un feu follet, était en mon cœur, car je pensais que nul autre que moi n’accompagnerait Hania à l’étranger. Je savais que mon père n’en avait pas le loisir, car la moisson était proche ; quant au prêtre Ludvig, il n’était jamais sorti de son pays : il ne restait donc que moi. Mais cette faible espérance s’éteignit vite, quand mon père ajouta que madame Oustchitska allait partir dans deux jours pour les bains de mer, et qu’elle consentait à emmener Hania. Hania devait donc quitter la maison le surlendemain. Cela m’affligea extrêmement, mais je préférais voir Hania s’en aller, même sans moi, plutôt que de la laisser à Litvinov. J’avoue aussi que je me réjouissais en pensant à ce que ferait et dirait Sélim en apprenant de ma bouche cette nouvelle, le lendemain.