Hania/VII

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Hania (1876)
Traduction par Henri Chirol.
Calmann Lévy (p. 138-161).
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VII


On peut concevoir aisément la nuit que je passai après les agitations de toute cette journée. Étendu sur mon lit, je me demandai ce qui s’était passé et pourquoi j’avais agi ainsi ? La réponse était facile : de tout ce qui était arrivé, de la part de Sélim ou de celle de Hania, je ne pouvais rien leur reprocher qui ne s’expliquât soit par une simple politesse, soit par la curiosité, ou bien encore par une sympathie mutuelle.

Que Sélim plût à Hania, et réciproquement, c’était l’évidence même ; mais quel droit avais-je d’en être furieux et de troubler ainsi la tranquillité générale ? En quoi étaient-ils coupables ? Moi seul l’étais. Cette pensée aurait dû me rendre le calme ; elle produisit l’effet contraire… M’expliquer leurs rapports mutuels, me répéter qu’il ne s’était rien passé, reconnaître que mon inimitié à leur égard était injuste, tout cela m’était égal, car je sentais le malheur suspendu sur ma tête. Ce malheur était confus, indéfinissable ; je ne pouvais en accuser ni Mirza ni Hania, et il ne m’en semblait que plus redoutable. En outre, la pensée me vint que s’il n’y avait aucun motif de les accuser, il y en avait pourtant d’appréhender quelque chose. Il résultait de tout cela tant de nuances, de choses presque insaisissables, au milieu desquelles mon esprit sans malice s’embourbait et s’égarait comme dans une forêt obscure ! Je me sentais fatigué et abattu, comme après un long voyage, et de plus, une nouvelle pensée amère et douloureuse revenait inopinément à mon esprit : c’était moi seul qui par ma jalousie, ma gaucherie, rapprochais ces deux êtres. Oh ! je le comprenais parfaitement, bien que je n’eusse pas d’expérience ! De telles choses se devinent d’elles-mêmes ! Je dirai même plus : je savais que, dans le labyrinthe de ces sentiers tortueux, je n’irais pas là où je voudrais, mais là où me pousseraient mon instinct, et aussi, tout simplement, ces causes insignifiantes qui parfois peuvent amener d’importants résultats, dont dépend souvent le bonheur humain. Pour moi, j’étais très malheureux. Bien que mes tourments pussent paraître sans doute risibles à quelques-uns, je prétends que la mesure du malheur dépend non de sa grandeur véritable, mais de la façon dont il retentit chez l’homme.

En vérité, « il ne s’est rien passé, il ne s’est rien passé ! » me répétai-je jusqu’à ce que mes pensées commençassent à s’embrouiller, à se disjoindre et à se reformer sous des aspects étranges.

Les récits de mon père, les personnages et les faits de ces récits se confondirent pêle-mêle avec Sélim, Hania et mon amour. Peut-être avais-je une légère fièvre, causée par ma fatigue, car j’étais complètement brisé. Soudain la mèche de la bougie mourante tomba dans le plateau du bougeoir ; il fit sombre, puis un petit feu bleuâtre pétilla ; la lueur brilla encore une fois et disparut. La nuit devait être avancée, car les coqs chantaient sous la fenêtre. Je m’endormis d’un sommeil lourd et maladif, et ce sommeil fut long.

Lorsque je me réveillai, le lendemain, l’heure du déjeuner était passée ; aussi ne me fut-il pas possible de voir Hania avant le dîner, car à deux heures elle travaillait avec madame d’Ives. Mais, ayant bien dormi, j’avais plus de courage et n’envisageais plus la vie si sombrement. « Je serai bon envers Hania, aimant, et je rachèterai ainsi ma brusquerie de la veille », pensai-je.

Je ne pouvais pas imaginer que mes dernières paroles avaient non seulement étonné, mais blessé Hania. Quand elle vint dîner avec madame d’Ives, je m’élançai d’abord à sa rencontre ; mais soudain je ressentis comme une douche froide ; je résistai obstinément à mon bon mouvement, non par caprice, mais parce que je me sentais comme repoussé par une force invisible.

Hania me dit bonjour très poliment, mais avec une telle froideur, que le désir que j’avais de m’excuser disparut tout à fait. Elle s’assit ensuite à côté de madame d’Ives, et pendant tout le temps du repas, ne fit pas la moindre attention à moi. L’existence me parut alors si inutile et si lamentable que, si quelqu’un m’en eût donné trois sous, je lui aurais dit que c’était trop cher. Pourtant que devais-je faire ? J’éprouvai alors un vif désir de me venger de Hania et résolus de la payer de la même monnaie. Étrange rapport avec un être que j’aimais plus que tout ! Je pouvais en toute justice dire : « Mes lèvres te diffament, mais mon cœur pleure après toi ! ». Nous ne causâmes pas de tout le repas, seule l’entremise de tierces personnes permettait de soutenir la conversation. Quand, par exemple, Hania disait à madame d’Ives qu’il pleuvrait avant le soir, je me tournais non vers Hania, mais vers madame d’Ives, affirmant qu’il ne pleuvrait pas. Ces taquineries et ces contradictions n’étaient pas chez moi exemptes d’un certain charme. « Je serais heureux de savoir, ma chère demoiselle, comment nous nous comporterons l’un envers l’autre à Oustchitsy, car nous devons y aller, » pensai-je en moi-même. « Je veux l’interroger exprès sur quelque chose devant tout le monde, à Oustchitsy, elle sera alors forcée de me répondre, et la glace se trouvera rompue ! » J’espérais beaucoup de ce voyage. À la vérité madame d’Ives devait nous accompagner ; mais que m’importait ? L’essentiel pour moi, en attendant, était que nul ne s’aperçût à table de notre brouille ; car, si quelqu’un la remarquait et demandait des explications, tout se dévoilerait, et à cette seule pensée mon sang se glaçait dans mes veines et mon cœur se serrait d’inquiétude. Mais, chose étonnante ! je vis que Hania avait beaucoup moins peur que moi, qu’elle devinait ma frayeur et s’en moquait ; cela m’offensa, mais je n’y pouvais rien. J’attendais Oustchitsy et m’accrochais à cette pensée, comme un homme en danger s’accroche à un fétu de paille.

Évidemment, Hania y pensait aussi, car après le dîner, elle baisa la main de mon père et demanda :

— Puis-je ne pas aller à Oustchitsy ?

« Ah ! quelle méchante, quelle mauvaise fille que cette douce Hania ! » pensai-je dans le fond de mon âme.

Mon père, qui était un peu sourd, n’entendit pas, embrassa la jeune fille sur le front et lui demanda :

— Qu’est-ce que tu désires, ma chérie ?

— J’ai une demande à vous faire.

— Laquelle ?

— Puis-je ne pas aller à Oustchitsy ?

— Pourquoi ?… Te sens-tu malade ?

« Si Hania dit qu’elle est malade, me dis-je, tout est perdu, d’autant plus que mon père est très bien disposé aujourd’hui. »

Mais Hania ne mentait jamais, même pour les choses les plus innocentes, et, au lieu d’invoquer un simple mal de tête, elle répondit :

— Non, je me porte bien, mais je ne veux pas y aller.

— Allons, il faut y aller, c’est nécessaire.

Hania fit la révérence, et sortit sans rien ajouter. Quant à moi, j’étais profondément ravi, et si ce m’eût été possible, avec quel plaisir j’eusse fait un pied de nez à Hania !

Une minute après, quand nous restâmes seuls, mon père et moi, je lui demandai pourquoi il avait ordonné à Hania de venir.

— Je veux que les voisins s’accoutument à voir en elle un membre de notre famille. Hania représente jusqu’à un certain point ta mère. Tu comprends ?

Non seulement je compris, mais j’aurais bien embrassé mon bon père.

Nous devions partir à cinq heures. Tandis que Hania et madame d’Ives s’habillaient, j’ordonnai de faire avancer un léger char à bancs à deux places, car je comptais y aller à cheval. Jusqu’à Oustchistsy, il y avait un mille et demi, et par un beau temps cela constituait une promenade très agréable. Quand Hania sortit, habillée il est vrai d’une robe noire, mais d’un certain goût et même élégante (c’était le désir de mon père), je ne pus détacher mes yeux d’elle. Elle semblait si jolie, que je sentis aussitôt mon cœur s’attendrir, et mon obstination et ma froideur de commande s’envoler bien loin. Mais ma tsarine passa près de moi fièrement, sans même me regarder, bien que je me fusse habillé aussi de mon mieux. Pour dire la vérité, elle était un peu fâchée, parce qu’elle ne voulait réellement pas venir, non pour m’être désagréable, mais pour des raisons beaucoup plus importantes, comme je m’en aperçus plus tard.

À cinq heures, je montai à cheval, les dames s’installèrent dans la voiture, et nous nous mîmes en route. Durant le parcours, je me tins à côté de Hania, désireux d’attirer son attention de n’importe quelle façon. Et elle me regarda une fois, au moment où mon cheval se cabrait en arrière ; elle me toisa de la tête aux pieds, et même, me sembla-t-il, elle sourit, ce qui me combla d’aise ; mais elle se tourna aussitôt vers madame d’Ives et entama avec elle une conversation où je ne pouvais me mêler d’aucune façon.

À Oustchitsy, nous trouvâmes Sélim. Madame Oustchitska n’était pas là ; il n’y avait que le maître de la maison, deux gouvernantes, une française et une allemande, et les deux filles de la maison : Lola, du même âge que Hania, jolie et d’une nature coquette, et Marinia, encore fillette. Les dames, après quelques compliments, allèrent dans le jardin manger des fraises, tandis que le seigneur Oustchitski nous emmena, Sélim et moi, pour nous faire admirer un nouveau fusil, et de nouveaux chiens dans leur chenil. Je dois dire qu’Oustchistki était le chasseur le plus enragé de tout le pays, en même temps qu’un homme bon, actif et riche.

Il nous conduisit dans le chenil, sans penser une minute que nous eussions préféré peut-être aller dans le jardin. Nous écoutâmes attentivement la longue description d’un certain chien ; mais je me souvins enfin que j’avais quelque chose à dire à madame d’Ives, tandis que Sélim disait brusquement :

— Tout cela est très beau, les chiens sont merveilleux, mais que devons-nous faire, si nous préférons être avec les dames ?

Le seigneur Oustchitski se frappa le ventre de la main et s’écria :

— En voilà une plaisanterie ? Ce qu’il y a à faire, c’est d’y aller, et je vous accompagne.

Nous nous dirigeâmes donc vers le jardin. Pour mon malheur, il m’apparut bientôt que j’étais venu là bien en vain. Hania, qui volontairement se tenait à l’écart de ses compagnes, ne cessa de m’ignorer, et peut-être fit-elle également exprès de tourner toute son attention sur Sélim. Moi, je fis de même pour la belle Lola. De quoi parlai-je avec elle, de quelle façon lui débitai-je des bêtises et comment pus-je répondre à ses questions amicales ? Je ne le sais, car mes oreilles n’écoutaient que la conversation de Hania avec Sélim, et mes yeux épiaient leurs moindres mouvements. Sélim ne le remarqua pas, mais Hania s’en aperçut : elle baissa exprès la voix et regarda coquettement son interlocuteur, qui en était tout joyeux.

« Attends, Hania, pensai-je en moi-même, tu fais cela par méchanceté ; je vais te rendre la pareille. »

Et je me tournai vers Lola.

J’ai oublié de dire que celle-ci avait un faible pour moi et le montrait peut-être trop. Je me mis donc à faire le galant avec elle, lui débitant des compliments, riant, bien que j’eusse plutôt envie de pleurer ; mais Lola, toute rougissante, me regardait de ses yeux bleu foncé et commençait à devenir romantique.

Oh ! si elle avait su combien je la détestais alors ! Mais j’avais tellement pris mon rôle à cœur, que je le poussai jusqu’à la lâcheté ! Quand Lola, au cours de notre entretien, fit une remarque mordante au sujet de Sélim et de Hania, bien que tremblant de colère, je ne répondis point, et me contentai de sourire. Nous passâmes ainsi une grande heure, après quoi on nous servit une collation sous un maronnier pleureur, dont les branches retombaient jusqu’à terre et dessinaient un cintre vert au-dessus de nos têtes. Je compris alors pourquoi Hania ne voulait pas venir à Oustchitsy : ce n’était pas pour me contrarier, mais pour des raisons plus sérieuses.

En effet, madame d’Ives, en tant que Française issue d’une vieille famille noble, se regardait comme appartenant à une caste plus élevée que l’institutrice française et, encore plus, que l’allemande des Oustchitski. Ces dernières à leur tour agissaient de même à l’égard de Hania : elle n’était pour elles que la fille d’un simple domestique. Madame d’Ives était trop bien élevée pour se conduire ainsi, mais les gouvernantes montraient pour Hania un dédain évident, frisant l’impolitesse. C’étaient là de vilaines rivalités de femmes, mais je ne pouvais endurer que mon Hania, qui valait cent fois mieux que tout Oustchitsy, fût la victime de deux étrangères. Hania supportait tout cela avec un tact et une mansuétude qui faisaient honneur à son caractère, mais sa souffrance était visible. Jamais chose semblable ne se passait en présence de madame Oustchitska, mais ce jour-là les deux gouvernantes jouissaient d’un hasard favorable. Lorsque Sélim vint s’asseoir auprès de Hania, ce fut le signal de chuchotements et de mots mordants, auxquels mademoiselle Lola, jalouse de la beauté de Hania, apporta sa quote-part. Je repoussai ces calomnies d’une façon assez brusque, très brusquement même ; mais Sélim arriva bientôt à la rescousse, ce que je désirais d’ailleurs.

J’enviai l’éclair de colère qui brilla sur son visage ; se reprenant ensuite, il enveloppa les deux gouvernantes d’un regard tranquille et moqueur. Adroit, intelligent et doué d’une grande présence d’esprit, comme bien peu en ont à son âge, il démonta si bien les deux femmes qu’elles ne surent bientôt plus que devenir. Madame d’Ives et moi vinrent aussi à son secours et nous attaquâmes avec ardeur les gouvernantes. Lola, craignant de me fâcher, se rangea également de notre côté et, quoique sans sincérité, commença à témoigner à Hania plus d’attention. En un mot, notre triomphe fut complet ; mais, à mon grand regret, le principal auteur en fut Sélim. Hania, qui malgré tout son tact avait peine à retenir les larmes prêtes à jaillir de ses yeux, se mit à regarder Sélim comme son sauveur, avec reconnaissance et respect. Quand nous nous levâmes de table et reprîmes notre promenade dans le jardin, j’entendis Hania dire d’une voix émue à Sélim :

— Seigneur Sélim ! je vous suis bien reconnaissante…

Et elle fit un grand effort pour ne pas pleurer ; mais l’émotion l’emporta malgré elle.

— Mademoiselle Hania ! ne parlons pas de ces choses, n’y faites pas attention et… ne vous contrariez pas !

— Voyez-vous, il m’est pénible de parler de cela, mais je voulais vous remercier.

— Et de quoi donc, mademoiselle Hania ? Je ne puis voir couler vos larmes. Pour vous, je voudrais…

Et ce fut son tour de garder le silence ; il ne put trouver de mot correspondant à son idée, ou peut-être remarqua-t-il qu’il donnait trop de champ aux sentiments qui l’agitaient. Il se troubla et détourna la tête pour ne pas laisser voir son émotion. Hania le regarda avec des yeux pleins de larmes, et je n’avais pas besoin qu’on m’expliquât ce qui se passait.

J’aimais Hania de toutes les forces de ma jeune âme, je l’idolâtrais, je l’aimais comme on aime seulement dans le ciel ; j’aimais ses yeux, chaque boucle de ses cheveux, le son de sa voix ; j’aimais sa robe, l’air qu’elle respirait et cet amour n’existait pas seulement en mon cœur, il me transperçait totalement, et pour lui seul je vivais ; il coulait dans mes veines, il me consumait. Chez les autres, l’amour n’exclut peut-être pas les autres choses ; pour moi, tout l’univers se concentrait en elle. Pour tout le reste, j’étais aveugle, sourd et stupide, parce que tout mon esprit, toutes mes pensées se reportaient à elle. Je reconnaissais que je brûlais comme un flambeau allumé, que ce feu me consumait, que j’en mourrais.

Je ne me demandai pas ce qui se passait, car je comprenais que ce n’était pas avec moi que Hania était en communion d’idées. Au milieu des gens indifférents, l’homme épuisé par un amour brûlant marche comme dans une forêt, criant, appelant, et écoutant si une voix amie ne répond pas. De même je ne me demandai pas ce qui s’était passé : l’amour me douait d’un sens très fin ; mais j’entendais dans la forêt environnante d’autres voix se répondre — celles de Sélim et de Hania. Ils s’appelaient par la voix de leurs cœurs ; ils s’appelaient pour ma perte, sans s’en rendre compte eux-mêmes. Une voix répondait à l’autre, comme un écho, et donnait la réplique, comme l’écho qui répercute la voix. Que pouvais-je à cela, qu’ils pouvaient nommer leur bonheur, et moi, mon malheur ? Comment m’opposer à cette loi de la nature, à cet arrangement fatal des choses ? Comment conquérir le cœur de Hania, si une force irrésistible l’entraînait violemment d’un autre côté ?

La folie du désespoir m’étreignait. Je sentais que dans ma famille, au milieu de gens qui m’étaient pourtant dévoués, j’étais complètement seul ; le monde se présentait à moi si futile et si morose, le ciel vaste si indifférent à l’injustice humaine, qu’une pensée me vint involontairement, éclipsa toutes les autres et couvrit tout de son engourdissante paix. Et cette pensée était : la mort. C’était, en outre, l’échappatoire à ce cercle diabolique, la fin de toutes les passions, le dénouement de la triste comédie — le repos après les nombreux tourments, — ah ! ce repos dont j’avais si soif, ce repos du non-être, cette demeure obscure, mais paisible et éternelle !

Et j’étais comme un homme qu’ont terrassé les larmes, la souffrance et l’insomnie.

« M’endormir, oh ! m’endormir ! me répétai-je, à quelque prix que ce soit, même au prix de la vie ! »

Ensuite, une pensée qui se fixa dans mon cerveau descendit encore de l’azur infini du ciel, où allait mon ancienne croyance d’enfant. Cette pensée se résumait en deux mots très courts :

Mais si… ?

Ce fut un nouveau cercle magique, dans lequel je tombais en vertu d’une logique fatale. Oh ! je souffrais violemment ; des allées voisines arrivaient jusqu’à moi les mots joyeux et le murmure calme des conversations ; autour de moi les fleurs exhalaient leurs parfums ; dans les arbres chantaient les oiseaux qui se préparaient à dormir ; devant moi, le ciel pur était éclairé par le crépuscule. Tout était paisible, gai, et seul, je serrais les dents, j’appelais la mort, au milieu du resplendissement et de la beauté de la vie.

Soudain je tressaillis : le froufrou d’une robe de femme se fit entendre près de moi. C’était Lola. Elle me regarda avec beaucoup de tendresse et d’intérêt — peut-être même avec plus que de l’intérêt. Parmi les rougeurs claires et les ombres profondes du crépuscule, elle semblait pâle, ses cheveux dénoués tombaient sur ses épaules en flots pressés.

En cette minute je ne ressentis pas de haine pour elle. « C’est une bonne âme ! pensai-je. Elle est venue me consoler ou… »

— Seigneur Henri, vous ennuyez-vous ? Peut-être êtes-vous souffrant ?

— Oh ! oui, je souffre, je souffre ! m’écriai-je.

Je lui saisis la main, que je portai à mon front brûlant, puis je la baisai ardemment, et je pris la fuite.

— Seigneur Henri ! me rappela-t-elle doucement.

Mais, Sélim et Hania parurent au bout de l’allée. Ils virent tous deux ce que je faisais, que j’appliquais la main de Lola à mon front et la baisais ensuite, et ils échangèrent un regard, qui semblait dire :

« Nous comprenons ce que cela signifie. »

Il était temps pour nous de rentrer à la maison. Sélim faisait route d’un autre côté, mais je craignais qu’il ne pensât à nous accompagner. Je montai avec hâte à cheval et dis exprès à haute voix qu’il était déjà tard, et qu’on nous attendait, de même que Sélim probablement, depuis longtemps chez nous. En nous disant adieu, Lola me gratifia d’une poignée de main extraordinairement chaude, mais je n’y répondis d’ailleurs qu’assez mollement.

Sélim tourna bientôt de son côté, mais en prenant congé de nous, baisa la main de Hania, qui cette fois ne s’y opposa pas.

Elle avait cessé de m’en vouloir. La disposition de son esprit ne lui permettait plus de se souvenir de l’offense de la veille, mais je donnai à ce fait une explication fort méchante.

Madame d’Ives s’endormit bientôt et commença à balancer la tête. Je regardai Hania : elle ne dormait pas, ses yeux restaient grands ouverts et brillaient de bonheur.

Elle ne rompit pas le silence ; ses pensées, sans doute, remplissaient son esprit et elle réfléchissait à la journée écoulée. Ce ne fut qu’au seuil de notre maison qu’elle me regarda, et me demanda :

— À quoi avez-vous donc ainsi songé ? à Lola ?

Je ne répondis rien, mais serrai les dents, en pensant :

« Déchire, déchire-moi, si tel est ton plaisir, mais tu ne m’arracheras pas un cri. »

Pourtant Hania, en réalité, n’avait pas le dessein de me tourmenter. Elle me posait cette question, parce qu’elle avait le droit de la poser. Étonnée de mon silence, elle répéta sa demande. Je ne répondis pas davantage. Alors Hania pensant que je continuais à la bouder, ne me dit plus rien.