Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre XXVIII

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Louis-Michaud (p. 251-264).
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XXVIII



En mars, le laminoir se retrouva sous toit. Un système d’embrayage était venu rattacher au nouveau volant quatre paires de cylindres ; les maçons poussaient activement les travaux de reconstruction de la chaudière et des fours ; Happe-Chair avait repris son aspect accoutumé. Là-bas, l’horrible infirmerie, avec ses couloirs lavés de sang humain, maintenant chômait parmi le bruit et le mouvement des cours : le dernier malade était parti à la mi-février ; depuis, un double échaudage avait effacé les rouges éclaboussures des murs, le carreau avait resué ses glus de sanies, une paix s’était refaite sous les plafonds rendus au silence. Sœur Angélina sortie rose et grasse des veilles et des corvées, sœur Marie-Madeleine un peu plus tournée à des tons de vieux buis, tranquillement recommençaient, dans l’école ménagère puant le chlore, leur enseignement de chaque soir. De même que l’herbe bientôt allait repousser au cimetière sur les fosses comblées, de même aussi que la chair avait recru aux trous des plaies chez les blessés, de même encore que petit à petit, dans les familles, l’habitude de l’absence, ce commencement de l’oubli, effaçait l’amertume des autres habitudes rompues, le tourbillon des activités reprises, le coup de vent furieux des machines, les tonnerres des ateliers, et par-dessus les cours, le flottement des longues fumées avaient balayé le deuil des hécatombes de décembre. L’inexorable fatalité du travail, qui ne laisse pas aux vivants le temps de pleurer leurs morts, ruait à de nouveaux massacres toute cette tourbe automatique et morne. Deux mois et demi avaient suffi à reculer le désastre dans le lointain du temps.

De leur côté les bureaux, jusque là bousculés par les exigences de la comptabilité, connaissaient enfin un peu de calme, Poncelet, après s’être fait soumettre des propositions pour les pensions, avait eu de longues conférences avec son personnel d’ingénieurs. Jamioul, se sentant appuyé par Marescot, s’était déclaré, lui, pour une très large répartition ; mais le service des pensions ne fonctionnant que depuis peu de temps, l’encaisse n’eût fourni qu’un minimum dérisoire ; et il défendit l’idée d’une intervention individuelle du conseil comme un droit pour l’ouvrier. Poncelet, au contraire, n’admettait cette intervention qu’à titre d’assistance purement facultative.

— Mais, monsieur, c’est un paradoxe, cela, exclama Jamioul. Les tribunaux seraient là pour nous prouver le contraire.

— Nous n’attendrons pas leur jugement, répliqua sèchement le directeur. Seulement je soutiens que l’ouvrier, en se louant pour un travail, encourt les risques et périls du travail pour lequel il se loue.

— Cependant s’il crève à la peine par un fait indépendant de sa volonté, si en mourant à notre service, il prive une famille de son seul soutien…

— Pardon, pardon, nous raisonnons, nous ne faisons pas du sentiment.

Et toujours il en revenait à son idée première qui était de se baser, pour l’évaluation des pensions, sur l’état de la caisse, sauf à faire voter par le conseil d’administration une allocation supplémentaire si des réclamations se produisaient. Il invoquait des précédents dans d’autres grands établissements, se retranchait derrière les sommes considérables qu’allaient coûter à l’exploitation les dommages-intérêts aux familles des morts et la remise en état des installations et du matériel. Une surexcitation excessive rendait, depuis l’accident, Poncelet difficilement traitable ; les nerfs sans cesse tendus, il brusquait les agents, les commis, les visiteurs, compromettant à ces rudesses inaccoutumées le renom de politesse et d’amabilité qui le distinguait de la plupart des autres maîtres de forges.

Pendant deux semaines, il s’était débattu parmi les chiffres. Impossible de le nier, la dernière année avait été terrible et l’exercice courant s’annonçait mal ; les stocks de plus en plus s’entassaient dans les magasins ; une stagnation générale entravait les affaires. Au bout de toutes ses conjectures, le gérant voyait perpétuellement revenir la crainte et l’inquiétude d’une crise imminente. L’habitude de l’autorité, les préjugés de sa position sociale, un certain mépris pour les foules humbles qu’il dominait de toute son omnipotence, le prédisposaient à n’envisager dans le travailleur qu’un instrument, un outil, une machine soumise à l’usure et aux dégâts des machines véritables. Publiquement il affichait des sympathies pour le prolétariat, mais dans l’intimité les démentait par une morgue que son mariage avec Mme  de Jauquelet, fille d’un marquis ruiné par les femmes et le jeu, avait surtout développée. C’était lui qui, dans un dîner auquel il avait convié son conseil d’administration et ses ingénieurs, s’était permis cette théorie cruelle :

— Il faut affamer l’ouvrier, parce que trop largement nourri, il deviendrait une bête féroce qui nous mangerait tous.

À quelque temps de là, Poncelet s’étant porté candidat pour un siège à la Chambre des députés, le mot, répété par un adversaire politique, avait fait passer un frisson indigné dans le meeting où sa candidature était discutée ; et le jour des élections il était resté piteusement sur le carreau, payant de son échec son inconcevable légèreté de paroles.

Foncièrement hostile aux idées novatrices de Jamioul, à son effort pour relever la condition morale et matérielle de la tourbe usinière, il l’avait combattu avec énergie, n’avait cédé que devant la toute-puissante influence de Marescot. Mme  Poncelet, très attachée à sa caste, comme elle appelait elle-même la noblesse, avec un dédain vigoureux pour la petite bourgeoisie et une nuance de pitié distante pour le peuple, l’ancien serf affranchi, l’homme voué à la bassesse des besognes manuelles et qui, à ses yeux, gardait toujours malgré son émancipation quelque chose de la déchéance originelle, l’encourageait dans la pensée d’une démarcation bien tranchée entre les classes dirigeantes, — une expression familière au directeur, — et l’obscur fourmillement humain, soumis à leur tutelle.

Dans les conjonctures présentes, Poncelet, obéissant à cette impulsion qui confirmait ses propres inclinations, se sentait surtout porté à sauvegarder les intérêts de ses actionnaires. Cependant, devant la grandeur du désastre, il était retenu par un reste d’humanité pour les détresses que l’accident avait laissées partout derrière lui. Il tâcha d’accorder cette double préoccupation dans un travail qu’il soumit à ses ingénieurs en le déclarant définitif et qui malheureusement, ne donnait que de très faibles compensations aux intéressés. Alors Jamioul, qui avait vainement prodigué les instances, déclara résolument qu’il se démettrait de son emploi si la direction n’adoptait pas un système de répartition plus large et plus équitable. Par loyauté il crut devoir informer Poncelet que, cette fois encore, il aurait recours à l’autorité bienfaisante de Marescot. Et en effet, il lui écrivit à Paris, où le bonhomme achevait de monter une très grosse affaire, lui dépeignit la misère des ménages, le danger d’une solution qui laissait la porte ouverte à des revendications, à des mécontentements, très probablement à des procès.

Marescot donna raison à l’ingénieur, se monta dans une lettre à Poncelet qui le priait, presque sur le tonde l’injonction, de revenir sur ses résolutions. Le directeur garda pendant deux jours le silence et, le matin du troisième jour, fit appeler Jamioul dans son cabinet.

— Cher monsieur, lui dit-il, en mettant dans ses tournures de phrases une politesse étudiée, vous vous êtes mêlé de questions qui ne concernaient que la gérance. Je le regrette pour vous, puisqu’à partir de ce moment nos rapports vont être forcément tendus. Soyez satisfait, d’ailleurs : je vais prendre des mesures dans le sens des instructions qui me sont communiquées par M. Marescot, tout en dégageant ma responsabilité. Notez que j’aurais pu me soustraire à des exigences que personnellement je n’approuve pas. M. Marescot n’est pas tout le conseil ; mais je veux éviter des froissements. Seulement je crois devoir vous prévenir que pour rétablir la balance, je vais être obligé de prendre une résolution grave : à partir de la première quinzaine du mois prochain, les salaires seront réduits.

Poncelet, sur ce coup de jarnac, releva les yeux qu’il avait tenus baissés, accrocha son monocle, et se mit à dévisager Jamioul. Celui-ci était demeuré pâle, la bouche ouverte, tout frémissant.

— Elle est en effet très grave, votre résolution, dit-il au bout d’un instant. La contrée, déjà si agitée, va se remuer. Dieu sait ce qu’il en arrivera. Mais si tout le monde, dans une question d’humanité ou de justice, a le droit de se prononcer, — et je n’ai fait qu’user de ce droit en n’étant pas de votre avis, — vous seul, je le reconnais, êtes le maître de toucher à la question des salaires. C’est une affaire de gérance. Seulement, réfléchissez bien.

— C’est tout réfléchi, répliqua Poncelet, froidement.

Jamioul fit un pas du côté de la porte, et tout à coup s’arrêtant, la voix haute maintenant :

— Tant pis, monsieur, tant pis. On ne joue pas avec l’humanité… Au fond, j’en ai peur, c’est moi que vous frappez en ces pauvres gens… Eh bien, laissez-moi vous le dire, c’est mal.

Alors Poncelet, très rouge, l’œil allumé, perdant brusquement toute mesure, se dressa par-dessus l’encombrement de paperasses, de registres et d’échantillons de fonte qui surchargeaient sa table :

— Ah çà ! dites-moi, qui vous croyez-vous donc ici ?

— Un homme qui vous juge, monsieur.

Dans le silence de la pièce, le mot tomba, du haut de sa conscience outragée, comme tombe une pierre dans un puits. Cependant Poncelet qui s’était piété, les bras croisés, avec un geste de tribune, pour l’apostropher de son quos ego, haussait les épaules, démonté par la tranquillité sévère avec laquelle l’ingénieur avait riposté.

— Une phrase ! persifla-t-il, en homme dédaigneux des formules déclamatoires.

Mais déjà la porte s’était refermée sans violence sur la retraite de Jamioul qui, dans le couloir, se retrouva soudainement maître de lui, de son visage du moins, car son âme demeura bouleversée.

C’était la guerre désormais : il le sentait ; toutefois, tant que Marescot serait là, personne ne lui prendrait son pain aux dents ; et l’avenir, de ce côté du moins, le laissait sans inquiétude. Mais une autre angoisse le travaillait. Tout vibrant encore de son choc contre la gérance, il pensait à cette menace de frapper l’ouvrier dans son salaire. Après les terribles épreuves dont celui-ci sortait à peine, l’inondation, la misère, le chômage forcé, la détermination du directeur lui semblait presque un crime, en raison des vagues et sourdes représailles qu’il y suspectait. Le pire, c’est que là Poncelet, chef sans partage des services, se trouvait sur un terrain où il n’était pas permis de le combattre. Jamioul, du reste, ignorait moins que personne la crise que traversait l’usine, parmi l’universelle souffrance de l’industrie sidérurgique ; il l’avait vue poindre à l’horizon, l’avait suivie dans ses développements et ses ramifications, à travers le malaise torpide qui partout alanguissait l’action du capital ; et comme les autres, comme les économistes, comme la presse, comme les députés de l’opposition, tous inutilement ligués pour signaler le mal et le conjurer, il avait reconnu l’impuissance des théories devant ce cas d’une grande exploitation marchant sous vapeur dans un fleuve sans eau. Au fond, Poncelet, en décrétant la réduction des salaires, mettrait simplement en pratique une des deux seules mesures qui restent aux administrations débordées, à savoir le renvoi d’une partie du personnel ouvrier ou la diminution du prix de la main-d’œuvre. Jamioul avait besoin de ces explications vis-à-vis de lui-même pour se retrouver sans trouble parmi cette grande famille dont il possédait la confiance et qu’il ne se fût pas senti la force de laisser frapper pour une misérable rancune dont il eût été le sujet. Après tout, des deux maux, c’était le moins cruel qui allait sévir sur Happe-Chair ; et lui-même, depuis le début de la crise, en avait prévu l’éventualité.

Cependant Poncelet s’était remis à remuer ses chiffres. On apprit dans les bureaux que le travail fait jusque là était non avenu, qu’on allait devoir recommencer à nouveaux frais. La comptabilité fut remaniée, on revérifia les états civils, les rapports de médecins, les déclarations des contremaîtres, tout le détail de la grande enquête. Et la procession des commis se remit à défiler dans les couloirs, aux coups de sonnette du directeur plus nerveux que jamais. Au bout de dix jours, le conseil, convoqué extraordinairement, s’assembla.

Depuis prés d’un mois, les guichets étaient assaillis par une nuée de pauvres hères, la mine humble et dolente, de vieilles gens traînant leurs infirmités, de veuves qui arrivaient escortées de leurs enfants. Tout ce monde emplissait de lentes allées et venues les corridors, coupant d’une odeur de misère les fumées de cigares échappées du cabinet de Poncelet, un fumeur enragé, toujours en train de téter ses havanes, une caisse ouverte devant lui où il puisait sans répit ; et les robes effrangées, les blouses luisantes d’usure, les redingotes élimées s’arrêtaient devant les portes, cognant un petit coup auquel on ne répondait quelquefois qu’au bout d’un quart d’heure, se coulaient jusqu’aux pupitres, interrogeaient anxieusement les employés, furieux d’être dérangés dans leurs alignées de chiffres et leurs rédactions. Et c’était inévitablement la même réponse : on ne savait rien encore ; la gérance allait décider ; inutile de se représenter ; chacun serait averti en temps. Puis les mères, les femmes, les vieux s’en allaient résignés, sous le poids lourd de ces éternelles remises au lendemain qui leur laissaient la vie en suspens. Quelques-uns, toutefois, plus déterminés, se rebiffaient, finissaient par se fâcher ; mais ceux-là étaient consignés à l’entrée. La Culisse, à présent, arrivait tous les matins, des rubans noirs au bonnet, décente de vêtement et de maintien, l’air conciliant. La dernière pelletée de terre jetée sur Martin, elle avait réfléchi que son mort représentait après tout une somme, petit à petit consolée à des perspectives de gain considérable. Du chiffre convoité, elle ne s’ouvrait à personne ; mais une commère de son voisinage lui ayant dit un jour qu’un garçon de l’âge de Martin allait des fois à deux mille, elle avait eu un haut-le-corps, s’était écriée qu’avec dix mille en plus elle n’aurait pas encore son compte. Et, la nuit, des songes d’argent fabuleux la tourmentant, elle rêvait que son fils, un grand trou dans le ventre, laissait aller par là ses viscères pourris qui aussitôt se changeaient en un flot roulant de pièces d’or. D’étranges folies travaillaient d’ailleurs le village entier ; la mort, pour beaucoup, était comme une aubaine inespérée tombée dans leur croupissement ; ils s’en faisaient en pensée des rentes, spéculant à l’avance sur cette chair décomposée qui produisait des écus, comme un fumier des floraisons. La Boscotte et le vieux Pilasse se montraient surtout rapaces.

Le jour de la séance, le conseil d’administration se trouva réuni au complet. Des Tombeux, Sérizy, Flahaut, Manoy eussent souhaité des allocations moins élevées pour les veuves et les blessés. Mais Marescot, rentré de Paris, batailla pour faire ratifier les dernières propositions de Poncelet ; Sérizy et des Tombeux s’étant a la fin ralliés à son avis, on passa outre aux refus de la minorité.

Une volée de plis cachetés s’abattit dès le lendemain sur l’agglomération. C’était la gérance qui notifiait aux ayants-droit la décision prise a leur égard par le conseil. Simonard, réduit à une complète incapacité de travail, eut deux cents francs de pension et une indemnité de quinze cents francs ; les enfants Blampain obtinrent deux mille francs ; la Billette avait été marquée pour huit cents ; la bossue et Pilasse furent avisés qu’aucune suite ne pouvait être donnée à leur demande. La Culisse, elle, recevait douze cents francs. Parmi tous les autres mécomptes, le sien fut le plus violent : son coup de folie de la morgue semblait l’avoir reprise ; elle courait la rue, déblatérait contre les maîtres, avec des larmes fraîches sur le pauvre Martin. Et comme le scandale s’éternisait, le mari, l’homme primé pour n’avoir point blasphémé le nom de Dieu pendant une année entière, fut prié d’y mettre un terme. Il arriva que, l’argent régulièrement encaissé, cette grande colère douloureuse s’usa graduellement à émotter et à épierrer la parcelle de terrain qu’ils achetèrent avec cette rançon du sang à Martin.

Tout à coup les placards annonçant la réduction des salaires furent apposés dans les ateliers. Elle avait été calculée sur le pied d’un sou par quart, pour les ouvriers payés à la journée, et d’une diminution proportionnelle du prix de la pièce ou de la charge, pour les travailleurs à la pièce, les chauffeurs et les puddleurs. Comme les surveillants achevaient d’afficher, un mouvement se fit ; des ouvriers qui avaient lu colportaient la nouvelle, on lâchait la besogne, des groupes s’attroupèrent. Quatre sous à la journée, c’était un pain d’une livre qui s’en allait, le pichet de bière du midi supprimé, la ration de fromage de cochon fichue, une part de la vie animale sur laquelle on ne pourrait plus compter. Une rumeur traîna dans les cours, monta le long des hauts fourneaux, circula à travers les magasins, bourdonnant de part en part dans l’arrêt momentané du travail.

Par bandes on stationnait à présent devant les fatales affiches, la face morne, les yeux roulant sous les sourcils froncés, un coup de massue dans les épaules. Partout les marteaux s’interrompaient ; le fracas des tôles et des cuivres battus s’émoussait : dans le hall des laminoirs le volant avait stoppé, les cylindres s’immobilisaient ; une consternation semblait avoir gagné jusqu’aux machines. Les puddleurs et les chauffeurs surtout se montraient révoltés : c’étaient sur eux que le travail pesait le plus lourdement, leur dépense de force étant considérable. Petit à petit, du bloc humain tassé devant les piliers, une colère partit avec des jurons, de rauques protestations, un tumulte de voix qui grondaient. En une seconde, sans qu’on sût qui, vingt mains, avancées dans une poussée de toute la masse, arrachèrent devant Huriaux l’affiche dont les morceaux se déchiquetèrent aux clous des semelles. La stupeur, le silence du premier moment crevaient soudain dans le coup de sang des têtes fermentantes ; et l’agitation croissait, prenait par traînées, comme une flambée de poudre. Dans le hall, Panier et les autres contremaîtres, tous ensemble tâchaient de ramener le calme : ceux qui n’étaient pas contents n’avaient qu’à lâcher pied ; mais il ne fallait pas empêcher les autres de travailler. Et ils entraient dans les groupes, bousculaient les turbulents, quelquefois entourés d’un cercle d’hommes qui gesticulaient, le poing en en avant.

— Voyons… à la besogne… On s’expliquera plus tard,…

Mais leurs paroles se perdaient dans le brouhaha, tout le monde parlant à la fois, pour récriminer et réclamer la paie intégrale. Alors, comme l’encombrement stagnait toujours, menaçant de s’éterniser, Bodart, le chef d’atelier, happa au collet un des ouvriers qui criaient le plus fort.

— C’est pas tout que de groumer : faut savoir pourquoi. Ben, parle, j’ t’écoute. Qu’est-ce qui t’ faut ?

L’homme, un crocheteur, marié et père de famille, fut pris d’une peur pour les siens :

— Mi, j’ dis ren d’abord. Et si faut qué j’ dise queuque chose, j’ dirai qué no avons ben assez d’ misère comme ça sans no prendre cor’ nos quat’ sous. V’la c’ qué j’ disais sans l’ dire.

— Et moi, s’écria Bodart, j’ té dis qu’ t’es qu’un losse et un faiseu de prêchi-prêcha ; ta langue travaille pu’ qu’ tes bras.

Ce Bodart, avec son parler cru et ses rudesses bourrues d’ouvrier, avait une autorité que les chefs d’atelier des autres services, plus rêches, gourmés dans leur importance de parvenu, ne possédaient pas.

il finit par menacer de l’amende tous ceux qui ne se remettraient pas immédiatement au travail, et les bras tournoyant sur les groupes, grimpé au premier échelon d’une échelle, il aboyait à plein gosier :

— Ou foutez le camp ou je vous fous à tous une retenue.

Cela jeta un calme dans les cerveaux ; la foule se débanda ; d’un pas lourd, les hommes en grommelant s’en retournèrent à leurs occupations. Quelques-uns toutefois, plus surexcités que les autres, prirent leurs vestes après avoir lâché une filée d’injures aux compagnons qui ne suivaient pas leur exemple, et, ayant résolument quitté l’atelier, s’en allèrent pérorer devant les grilles, ameutant du monde qu’ils finirent par remorquer à leur suite dans les cabarets voisins.

Bientôt tout le Culot sut la nouvelle. À midi, une affluence de femmes se répandit par les cours, avec les bidons et les casseroles renfermant la pitance des fils et des maris, et un piaillement de voix aigres chamailla dans les coins, dominant les basses rognonnantes des mâles. De nouveau on s’attroupait, des groupes se formaient pour se rompre aussitôt qu’une figure suspecte était signalée ; et dans les faces poisseuses, noires de houille, les bouches se tordaient avec véhémence, crachant des jurons, des injures, de brèves paroles de hargne contre les patrons.

Aucun n’ayant plus le cœur à la pioche, une flemme les tenait là, bras et jambes cassés, sans autre idée dans le cerveau que les privations nouvelles qui allaient résulter de cette diminution de leur paie. Le matin, dans la violence de la secousse, on n’avait eu qu’un cri : chômer ; mais depuis, la réflexion était venue, on avait regardé devant soi le trou noir de l’avenir. La pensée du ménage à la dérive, chez les vieux surtout, limait l’énergie. Au contraire, Colonval, Gaudot, Bietlot, une cinquantaine de compagnons, presque tous célibataires, tenaient pour la grève. Ceux-là tâchaient d’embaucher des partisans. Gaudot affirma que Lambilotte lui avait parlé de trois cents grévistes sur lesquels on pourrait compter : et l’élévation du chiffre impressionnant les groupes, des ouvriers se détachaient, venaient lui taper sur l’épaule, disant :

— D’abord que c’est comme ça, j’en suis.

Mais les femmes gênaient l’élan ; elles n’étaient pas pour le chômage, elles. L’usine fermée, il n’en faudrait pas moins manger, donner la becquée aux mioches, payer l’épicier. La dignité de l’ouvrier, l’exploitation des patrons, non, on ne peut pas dire qu’elles s’en battaient l’œil, mais tout de même le ménage, la fristouille, les dettes à la boutique passaient avant le reste. Une grande bringue, sèche comme de la merluche, la femme à Colasse, se démenait avec une pantomime anguleuse, la tête en avant, comme une chèvre quinteuse et prête à jouer des cornes. Sa robe remontant sur une grossesse déjà avancée, ses minces tibias étaient aperçus s’agitant sous son bedonnement de vieille cane. Tout en vociférant, elle frappait son ventre du plat de ses mains, criait aux hommes :

— Ben, et c’ que j’ai là, qui l’nourrira ?

Puis les contremaîtres patrouillaient : brusquement ils leur tombaient sur le dos, sans crier gare ; ni l’endroit ni l’heure décidément n’étaient propices. Alors on convint de se tenir tranquille jusqu’après la journée : le soir on se réunirait dans les cabarets pour arrêter une ligne de conduite. Gaudot, par un reste de passion pour Clarinette, proposa les Fanfares, poussant ainsi à la consommation. D’autres ayant désigné pour leur rendez-vous les Gais Amis, un bousin tenu par la femme d’un enfourneur de coke, on décida qu’on irait là après avoir été d’abord chez Huriaux. De leur côté, les machines-outils, la construction, la chaudronnerie prenaient la résolution de s’assembler chez ceux des leurs qui avaient un débit. Cayaudri, l’ajusteur, Lossignol le mécanicien, Quaisin le lampiste, le forgeron Leloup, un tas d’empoisonneurs du pauvre monde, dont les femmes vendaient la goutte ou la bière à de plus ou moins problématiques comptoirs, braillaient très haut, poussaient à la grève générale, flairant une spéculation dans ce chômage qui allait leur jeter en pâture des foules désœuvrées.

La retraite des commères ayant sonné l’heure de la reprise du travail, les attroupements se dispersèrent, les hommes refluèrent à l’intérieur des ateliers, on se remit à souquer, mais mollement, avec des pauses pendant lesquelles, malgré le guet actif des contremaîtres et des surveillants, on se lançait des mots, par-dessus le ronflement des machines. Et, dans le désarroi grandissant de toute cette humanité perplexe, encore indécise sur le parti qu’elle prendrait, la journée s’avançait lente, semblait interminable.

À la sortie, un redoublement d’agitation tumultua dans les cours ; on se portait en masse vers les brigades de nuit qui entraient par bandes, pour les décider à rebrousser chemin. Colonval. Gaudot, Leloup, Lossignol, groupés dans la rue, près des grilles, arrêtaient au passage les retardataires, parlementaient avec eux. À la porte d’un café, la grande barbe jaune de Lambilotte se remuait dans l’emportement d’une harangue. Toute sa chaleur de vieil internationaliste lui montant à la gorge en un flux de paroles, il grondait, repris par sa haine demi-séculaire contre les patrons. À travers le brouhaha des voix, ses bouts de phrases résonnaient :

— Du cœur, les enfants… Faut bien leur montrer que nous sommes des hommes. Mangeurs de peuple… Plutôt crever de faim.

Capitte, chauffé par Gaudot, beuglait de ses énormes poumons :

— S’i y en avait seulement dix comme moé, on irait leur casser les machines.

Mais des protestations s’élevaient. Non, pas de violence : un chômage pacifique, les moyens légaux.

Six, parmi les ouvriers en grève depuis le matin, ayant mis la journée à profit pour courir les cabarets et agiter le Culot, une vingtaine de puddleurs, de chauffeurs et de lamineurs de la pause de nuit, raccolés pendant la tournée, avaient opiné pour la cessation du travail. La bande avait circulé plusieurs heures à travers le village, grossie en chemin de tâcherons désœuvrés, de mécontents appartenant à d’autres industries, d’une centaine de charbonniers descendus d’un village voisin où une fosse avait éteint ses feux depuis deux jours. Leurs mornes visages s’étaient petit à petit allumés aux lampées de péquet ; on s’était monté le cabochon à force de pérorer : deux des lamineurs, à moitié ivres, avaient même voulu jeter des pierres dans les fenêtres de Luchon. À présent, le petit noyau de midi formait presque une foule qui entourait les abords de Happe-Chair avec des mouvements de houle, dans le noir du crépuscule. Des ouvriers, qui ne se ralliaient pas à la grève et allaient à leur labeur nocturne, étaient suivis par des huées dans leur passage à travers les cours. Et brusquement une poussée reflua du côté du cabaret où gesticulait toujours Lambilotte : c’étaient Dédèle, Phrasie et deux autres gaguis, toutes trieuses d’escarbilles, qui, l’air déluré, venaient déclarer qu’elles plantaient là l’usine. Quelques hommes, les ayant prises par la taille, les entraînèrent boire un coup, pour fêter ce renfort qui leur arrivait du côté des femmes.

Au bout d’une demi-heure de pourparlers, les partisans de la grève triomphèrent. Plus de la moitié de la pause de nuit tourna les talons ; et d’autres n’avaient pas dit non, mais remettaient au lendemain leur décision. Il y eut des hurrahs ; des poignées de main s’échangeaient ; la joie d’une entente commune étourdissait sur les incertitudes de l’avenir. Puis tous ensemble, en colonne, on se répandit dans le village ; les cabarets furent envahis ; des orateurs montaient sur les tables, débagoulaient au milieu des acclamations des assistants ; et une gaieté de kermesse finissait par se mêler aux excitations de la journée.